Le débat identitaire au Québec : toute une histoire

Le crucifix au Salon bleu de l'Assemblée nationale du Québec - Radio-Canada/Bernard Huard

Le crucifix au Salon bleu de l’Assemblée nationale du Québec – Radio-Canada/Bernard Huard

Le débat sur l’identité ne date pas d’hier au Québec. Le dernier remonte à l’annonce par le nouveau gouvernement de son intention de faire adopter une loi interdisant le port de symboles religieux aux employés de l’État après une campagne électorale dans laquelle l’identité occupait une bonne place dans les débats publics.

François Legault, l’actuel premier ministre, craignait notamment que ses petits-enfants ne parlent pas français. Cela s’expliquerait, selon lui, par le nombre élevé d’immigrants arrivant au Québec et ne maîtrisant pas la langue de Molière.

« Cinquante milles immigrants par an c’est l’équivalent d’un demi-million sur 10 ans. 59 % d’entre eux ne parlent pas français lorsqu’ils arrivent et s’installent à Montréal. S’ils n’apprennent pas le français, il y a un risque pour l’identité. Le gouvernement a la responsabilité de protéger la langue française », a-t-il déclaré.

La fête nationale du Québec - 24 juin 2017 - Graham Hughes/La Presse Canadienne

La fête nationale du Québec – 24 juin 2017 – Graham Hughes/La Presse canadienne

 Il avait promis de réduire le nombre d’immigrants admis chaque année dans la province de 50 000 à 40 000. Ce qu’il a fait aussitôt élu avec le plan de réduction des seuils d’immigration déposé à l’Assemblée nationale.        

 Il avait justifié cela par la nécessité d’être en adéquation avec les capacités du Québec d’intégrer les nouveaux arrivants. Mais les observateurs et les partis d’opposition n’avaient pas hésité à l’accuser de jouer sur la fibre identitaire par pur électoralisme.

 Cette annonce avait été bien accueillie par les groupes réputés plutôt proches des idées d’extrême droite au Québec et même à l’extérieur.

 Pour l’observateur de la scène politique au Québec, ces derniers « accrochages » sur l’identité font partie d’un long feuilleton qui se poursuit depuis des décennies.

 Pour Rachida Azdouz, la spécialiste en relations interculturelles qui vient de publier un livre sur le vivre-ensemble, « le débat identitaire a toujours existé au Québec. La question identitaire est au cœur du discours public en raison de la question nationale et de la souveraineté ».

 Elle affirme que la Révolution tranquille qui a changé le Québec dans les années 1960 était essentiellement une question d’identité : l’émancipation du Québécois du patron anglais, la création du ministère de l’Éducation et l’émergence d’une élite intellectuelle francophone.

Selon elle, la langue française était le principal marqueur identitaire. Est Québécoise toute personne qui adopte le français et qui contribue ainsi à la survie du fait français en Amérique du Nord.

 Cependant, elle remarque que depuis une vingtaine d’années, le marqueur d’identité s’est déplacé de la langue à la religion.

 Ainsi, en 1994, le Québec a eu sa première polémique sur le hijab et plus largement les symboles religieux, après l’expulsion d’une élève portant le voile d’une école dans l’est de Montréal.

Tout ceci, dans un contexte de guerre contre le terrorisme en Algérie et une circulaire du  ministère de l’Éducation en France sur les symboles religieux.

 

 

 

En juillet 2006, la Cour suprême du Canada s’est prononcée en faveur d’un jeune sikh du Québec et lui a accordé le droit de porter son kirpan à l’école. Le kirpan est un petit poignard que chaque sikh doit porter conformément aux enseignements de sa religion.

 Dans sa décision, la cour s’est basée sur le concept d’accommodement raisonnable qui est un ajustement qui permet, au Québec et au Canada, d’adapter l’application de la loi pour des raisons religieuses ou de handicap pour des cas individuels.

La décision a été prise à l’unanimité par les huit juges de la Cour suprême. Mais elle a suscité la controverse après sa publication.

 À l’automne de la même année, le Québec était en proie à une autre controverse après la publication d’articles de presse sur un YMCA à Montréal qui a givré les fenêtres de son gymnase qui donnent sur la cour d’une école de juifs hassidiques. Ces derniers ont jugé inapproprié que des enfants puissent voir des femmes en tenues de sport.

Signes religieux - RCI

Signes religieux – RCI

 Plus tôt la même année, la Commission des droits de la personne et de la jeunesse a condamné l’Institut supérieur de technologie de Montréal à fournir une salle de prière aux étudiants musulmans qui avaient porté plainte après le rejet de leur demande.

 À cette époque, le Québec vivait au rythme des abus réels ou exagérés des accommodements raisonnables accordés pour des raisons religieuses. Tout ceci, à l’approche d’échéances électorales.

Mario Dumont, l’ancien chef de l’Action démocratique du Québec (ADQ), marquait des points dans les sondages et « dictait » l’ordre du jour politique face au Parti libéral au pouvoir et aux autres partis de l’opposition. Et il avait réussi à faire des accommodements raisonnables un enjeu électoral.

Il avait publié en janvier 2007 une lettre ouverte où il demandait aux Québécois d’en finir avec leur « vieux réflexe de minoritaire » et d’arrêter de courber l’échine devant les communautés culturelles.

 Quelques jours plus tard, le petit village d’Hérouville en Mauricie, 1300 résidents, adoptait un code de vie à l’intention des immigrants qui stipulait qu’« il était interdit de brûler les femmes » et que les boissons alcoolisées étaient autorisées, entre autres. Le code avait reçu une couverture médiatique mondiale.

Gerard Bouchard (à gauche) et Charles Taylor les deux co-présidents de la Commission sur les accommodements raisonnables accordés aux minorités culturelles et religieuses. - Photo : Jacques Boissinot/La Presse Canadienne

Gérard Bouchard et Charles Taylor les deux présidents de la Commission sur les accommodements raisonnables accordés aux minorités culturelles et religieuses. – Photo : Jacques Boissinot/La Presse canadienne

 En février, le premier ministre Jean Charest annonçait la création d’une commission sur les accommodements raisonnables accordés aux minorités culturelles et religieuses.

Pour les observateurs, le premier ministre voulait retirer cette question des mains des politiciens à la veille des élections.

La commission portera le nom de ses deux coprésidents : le sociologue québécois Gérard Bouchard et le philosophe Richard Taylor, de la minorité anglophone du Québec.

 Lors des élections du 26 mars de la même année, l’ADQ, qui avait seulement 4 députés au déclenchement des élections, a remporté 41 sièges sur les 125 que compte l’Assemblée nationale.

 En 2012, le parti a été dissous et ses membres se sont joints à la Coalition avenir Québec (CAQ) dirigée par l’actuel premier ministre, François Legault, qui a gagné les dernières élections avec 74 sièges.

 La commission Bouchard -Taylor, après avoir parcouru le Québec, a publié un rapport en mai 2008. Ce dernier contenait 37 recommandations, dont l’interdiction du port de signes religieux pour les employés de l’État occupant des postes d’autorité, comme les juges, les procureurs, les policiers, les gardiens de prison, le président de l’Assemblée nationale et ses adjoints, ainsi que le retrait du crucifix du Salon bleu de l’Assemblée nationale où siègent les députés.

Rachida Azdouz, qui faisait partie des 15 experts de la commission, reproche à cette dernière d’avoir négligé de statuer sur la place de la religion et des symboles religieux dans les institutions publiques et la manière de gérer les demandes d’accommodements raisonnables dans ces institutions et organes publics.

Selon elle, il aurait été préférable que la commission fournisse aux législateurs des outils pour contenir les pratiques orthodoxes.

« L’un des coprésidents de la commission était philosophe et l’autre sociologue. Ils n’étaient pas juristes. Ils voulaient une discussion de philosophe et de sociologue », explique Rachida Azdouz.

 « La commission a parlé des modèles de coexistence qui s’offrent au Québec : interculturalisme, multiculturalisme ou assimilationnisme. Elle a tenté de dresser une liste des valeurs communes du cadre civil dans lequel les citoyens québécois pouvaient échanger. Mais en traitant en même temps et sans nécessairement prendre le temps de distinguer les enjeux de politique d’immigration et d’intégration et de laïcité, il y a eu confusion des enjeux. Et cela nous rattrape encore aujourd’hui », ajoute-t-elle.

Manifestation anti-charte des valeurs québécoises - Ryan Remiorz/La Presse Canadienne

Manifestation anticharte des valeurs québécoises – Ryan Remiorz/La Presse canadienne

 La suite des événements a donné raison à la spécialiste en relations interculturelles.

 Juste après la publication du rapport de la commission Bouchard-Taylor, une accalmie a succédé aux débats houleux. Mais ces derniers ont repris de plus belle à l’été 2013 avec le projet de Charte des valeurs québécoises lancé par le gouvernement du Parti québécois, qui a fait de l’identité un enjeu électoral lors des élections législatives de 2014.

Le projet devait consacrer la neutralité religieuse de l’État en interdisant aux fonctionnaires et autres employés de l’État de porter des signes.

Cette stratégie n’a pas réussi au Parti québécois qui a été défait et son projet de charte enterré.

Manifestation pro-charte des valeurs québécoises - Radio Canada

Manifestation pro-charte des valeurs québécoises – Radio Canada

  

Identité ou laïcité? 

Au Québec, ces dernières années, le débat sur l’identité et celui sur la laïcité n’ont fait qu’un. Si cette dernière est une réalité que vivent les Québécois depuis la Révolution tranquille dans les années 1960 et la fin de l’influence de l’Église catholique sur les institutions et la vie publique, il reste qu’il n’y a pas de loi ni de charte propres à la laïcité à l’image de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec.

Selon Rachida Azdouz, la laïcité fait partie de l’identité collective. Dans certains cas, la religion est le principal marqueur de l’identité chez certaines personnes. Par exemple, « il y a ceux qui disent qu’ils sont juifs, mais pas hongrois ou musulmans pas algériens ».

Elle pense qu’il est naturel que le débat sur l’identité croise le débat sur la laïcité, car la religion ou son absence détermine l’identité de certains individus et groupes.

On n’a qu’à penser à ceux qui s’opposent au retrait du crucifix du Salon bleu de l’Assemblée nationale au Québec.

 

Pour Mathieu Bock-Côté, sociologue et chroniqueur pour le Journal de Montréal (Canada) et Le Figaro (France), « il est clair que la laïcité, comme nous le comprenons aujourd’hui, a une dimension politique qui répond aux aspirations identitaires de reconstruire un monde commun. Ensuite, l’identité ne se réduit pas à la laïcité et la laïcité ne se réduit pas à l’identité. Mais soutenir qu’il n’y a aucun lien entre les deux est contre-intuitif. »

 Rachida Azdouz met en garde. Pour elle, traiter de la question de la laïcité en tant que problème de migration et de diversité religieuse « n’est ni juste ni vrai ». Parce que la question de la laïcité et de la séparation de la politique et de la religion est une question centrale dans une société comme le Québec.

Elle compare « la laïcité et la neutralité religieuse au placenta. La Révolution tranquille, c’est l’accouchement du Québec moderne. Le placenta de la neutralité religieuse et de la laïcité est resté accroché et il tombe par petits bouts. Il n’est pas complètement tombé ».

 Pour elle, « il s’agit de prendre cette question de la laïcité mal liquidée après la Révolution tranquille. Et de dire nous Québécois, Québécoises de toutes les origines, d’implantation récente et moins récente, nous avons une question à régler. Et qui est : jusqu’où les manifestations religieuses peuvent-elles se manifester dans les institutions publiques »?

 Ali Kaidi, docteur en philosophie et cofondateur de l’Association québécoise des Nord-Africains pour la laïcité, affirme que le débat sur la laïcité s’est intensifié dans les sociétés occidentales avec la présence musulmane. Selon lui, les affrontements découlent parfois de la volonté de certains musulmans d’exprimer leur appartenance dans une société qui a déjà posé des limites à la présence de la religion dans l’espace public.

  

Ali Kaidi, docteur en philosophie et cofondateur de l'Association québécoise des nord-africains pour la laïcité - RCI

Ali Kaidi, docteur en philosophie et cofondateur de l’Association québécoise des nord-africains pour la laïcité – RCI

  Il précise que le problème ne concerne pas uniquement les musulmans, mais toutes les minorités. Et il reproche à certains musulmans de confondre religion et identité. La religion n’est pas une identité.

« Par exemple, je suis Algérien et je pourrais être musulman ou chrétien, mais je ne peux pas avoir une identité musulmane, explique-t-il. Le musulman algérien ne ressemble pas au musulman pakistanais ou au musulman afghan. Ils ne partagent avec lui que la religion, alors que l’identité et la culture sont beaucoup plus larges que cela.

Je partage avec les Algériens, la langue, l’histoire et autres et je peux partager avec eux la religion. Mais, il ne s’agit que d’une composante de mon identité et de ma personnalité. »

Pour le sociologue Mathieu Bock-côté, « la question identitaire pose la question la plus fondamentale qui soit : qui sommes-nous »?

« Nous vivons dans une époque marquée par les mouvements migratoires massifs, par une mauvaise conscience occidentale. Et, dans le cas du Québec, la nation québécoise est contestée dans son droit d’exister. Une peur qui est compréhensible et qu’on ne doit pas réduire à un mauvais sentiment se diffuse dans le monde occidental. C’est la peur de devenir étranger chez soi. Reste à savoir comment aborder cette crainte de manière politique », explique-t-il.

Et il ne croit pas en une solution populiste, car elle exacerbe la crise, selon lui. « Il faut prendre au sérieux les aspirations des nations à leur volonté de continuité historique de marquer des repères identitaires et de rappeler ce principe élémentaire qu’à Rome on fait comme les Romains. »

  

  

À Rome, on fait comme les Romains. N’est-ce pas une forme d’injonction à l’intégration? Mathieu Bock-Côté n’est pas d’accord avec cette affirmation.

« J’appelle cela un devoir naturel. Celui qui arrive dans un pays et qui n’a pas l’intention de s’y intégrer ne respecte pas les codes élémentaires de l’hospitalité », ajoute le sociologue.

 Pour lui, « quand on arrive dans un pays, il faut aussi s’y intégrer. Ce qui veut dire fondamentalement en faire le lieu promis de son allégeance et ensuite s’approprier le noyau identitaire de ce pays. Au Québec, c’est la langue française. C’est le sentiment de la différence québécoise en Amérique et la volonté de la poursuivre. »

 Parler d’injonction à l’intégration, c’est comme si on « disqualifiait moralement par ce terme un devoir naturel du nouvel arrivant qui est de prendre le pli du pays qu’il rejoint ».

 Mathieu Bock-Côté ne croit pas au multiculturalisme dans le cas du Québec. « Cela dit aux Québécois : vous n’êtes plus une nation sur deux (la française et l’anglaise qui ont fondé le Canada), mais un groupe ethnique parmi 1000, ce qui élimine toute légitimité pour revendiquer le statut de nation. »

 L’interculturalisme ne trouve pas de grâce à ses yeux. Il le considère comme la version polie du multiculturalisme.

 Il se revendique d’une culture de convergence. En d’autres termes, il existe au Québec une culture de base à laquelle le nouveau doit adhérer. « Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de place pour les minorités », ajoute-t-il.

 

Pour sa part, Ali Kaidi affirme que le multiculturalisme n’est pas une solution pour le Québec puisque ce dernier revendique l’interculturalisme. Cela signifie qu’il y a une culture partagée par tous, la culture francophone. Et comme elle est minoritaire en Amérique du Nord, elle doit être préservée. Cela n’empêche pas son ouverture aux individus et aux communautés venant d’autres cultures et qui s’ajoutent à la culture commune.

Mathieu Bock-Côté met en garde contre la tentation de diaboliser les préoccupations et l’insécurité identitaires en occident et les traiter de racistes et de xénophobes.

Cela « ne fait qu’attiser les tensions sociales. Et c’est une forme de mépris pour des sentiments légitimes qui doivent s’exprimer correctement ».

Catégories : Immigration et Réfugiés, Politique, Société
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