Des peaux de phoques sur la glace

Joelee_Sanguya_cuts_up_a_seal_carcassCe sous-produit, autrefois source de revenus pour les Inuits, est maintenant rejeté comme un déchet sur la toundra glacée.

CLYDE RIVER – Joelie Sanguya brandit sa hache, fait une légère pause, puis dans un grand mouvement circulaire, l’abat sur la carcasse gelée du phoque.

Derrière lui, à la perspective d’un dîner bien mérité, une meute de chiens de traîneau affamés laisse monter dans l’air arctique une cacophonie de hurlements et d’aboiements.

Sanguya, chasseur inuit, artiste, réalisateur de films et conducteur d’attelage de chiens émérite, détache maintenant la tête de la carcasse de l’animal. Puis, enserrant le corps avec un crochet, il utilise un couteau de boucher pour transpercer la peau, pour atteindre la graisse. Méthodiquement, il la découpe en cubes épais, qu’il met de côté. « Ne marchez pas dessus. Ça va coller à vos bottes et puer dans la tente quand elle sera réchauffée. »

« Je laisse la peau et la graisse aux corbeaux et aux renards arctiques. Les chiens n’en avalent que s’ils n’ont vraiment rien d’autre à manger, explique-t-il en reprenant sa hache pour faire des entailles dans la chair gelée de l’animal dépecé. De couleur brun foncé, celle-ci s’effrite comme des morceaux de terre cuite qui se brisent à chacun de ses coups.

Sanguya, 57 ans, a tué le phoque annelé adulte plus tôt ce jour-là, d’une balle en pleine tête. Ayant grandi sur la côte nord-est de l’île de Baffin, dans l’Arctique canadien, il a appris à ne rien gaspiller.

Par le passé, Joelie Sanguya aurait délicatement retiré, puis séché et étiré, la peau du phoque adulte. Sa femme, ou une autre couturière, aurait utilisé ce matériau, naturellement imperméable, pour en faire un anorak, des moufles ou des kamiks (les bottes traditionnelles des Inuits). Mais il a déjà tout un assortiment de tenues en peau de phoque dans son traîneau. Ce dont il aurait vraiment besoin, c’est d’un peu d’argent pour acheter nourriture, munitions, essence, fournitures artistiques et payer ses factures.

Cutting_up_seal_to_feed_dogsUne belle peau pouvait rapporter jusqu’à 100 $. Cela valait les longues heures qu’il passait à s’échiner à gratter la peau pour en retirer la graisse et à la traiter. Mais lorsque l’Union européenne a décidé de bannir le commerce du phoque, les prix se sont effondrés, privant des chasseurs comme lui, qui se nourrissaient également de l’animal, de la possibilité de vendre leurs excédents de peaux à la coopérative du village pour gagner de l’argent.

Sanguya abandonne la peau et la graisse sur la glace. Ce sont désormais des sous-produits de la chasse. Il se tourne vers ses chiens affamés dont les aboiements et les hurlements sont devenus assourdissants.

Exemptés, mais pas épargnés

En mai 2009, le Parlement européen adopte une loi interdisant l’importation de produits du phoque. Adoptée par 550 voix contre 49, elle a pris effet à l’été 2011.

Même s’ils bénéficient d’une exemption à cette loi, les Inuits canadiens en ressentent déjà les effets.

« C’est de plus en plus difficile pour les chasseurs de se nourrir, dit Simon Awa, sous-ministre de l’Environnement du Nunavut, dans l’Arctique canadien.

levon_dogs_feedingAdoptée à l’issue d’une implacable campagne menée par les défenseurs des droits des animaux opposés à la chasse commerciale aux phoques, comme celle des pêcheurs armés de gourdins, dans la région atlantique du Canada, l’interdiction comporte une clause d’exemption pour les Inuits du Canada et du Groenland qui continuent de se nourrir de phoque et d’utiliser sa peau pour se vêtir et se chausser.

Simon Awa estime par expérience qu’on ne peut faire confiance à l’Union européenne quand elle assure que cela ne touchera pas les Inuits.

« En 1983, quand les Européens ont interdit la chasse aux bébés phoques, on nous a dit que cela ne concernait pas les Inuits. Mais quand le marché du phoque s’est effondré, malgré l’exemption, les Inuits en ont aussi souffert, dit Simon Awa. Donc, cette fois-ci, même avec les exemptions pour les Inuits, nous n’y croyons pas. »

De fait, l’interdiction de l’Union européenne a d’ores et déjà tué le marché de la peau de phoque. En 2010, à la Fur Harvesters Auction house (la maison des ventes aux enchères de fourrures), à North Bay, en Ontario, pas une seule des 11 500 peaux de phoques chassés par les inuits du Nunavut ne s’est vendue », dit Simon Awa.

Tout cela a durement touché une population déjà appauvrie. Durant les deux dernières générations, le mode de vie des Inuits a vécu des changements bouleversants et souvent douloureux. Très souvent, ils ont dû abandonner la vie semi-nomade pour la vie dans des peuplements. Dans les communautés qui se sont ainsi formées, on retrouve tous les pièges de la vie moderne, mais très peu de ses possibilités économiques.

Céline Hervieux-Payette, sénatrice conservatrice du Canada, a fait des pressions auprès du gouvernement fédéral pour que les pêcheurs de la côte atlantique et les chasseurs inuits aient une compensation en raison de leurs pertes. « Même alors qu’on ne faisait que parler de l’interdiction, dit-elle, le cours des peaux de phoque a chuté. »

« Il y a trois ans, avant le début de la guerre contre la chasse aux phoques, une peau valait 100 $. Maintenant, cela tourne autour de 30 $, disait-elle récemment lors d’un voyage d’observation de la chasse aux phoques, près d’Iqaluit. À cette époque de l’année, c’est ce qui leur rapporte une partie de leurs revenus. Sur la côte est, c’est le homard. Ici, c’est la pêche. »

Selon la sénatrice Hervieux-Payette, les Inuits ont besoin d’une masse critique pour vendre leurs peaux. Si ce marché n’est pas alimenté auparavant par des ventes, les exceptions de l’Union européenne ne servent à rien. »

À la recherche de la nourriture

The_Days_Catch_2Le phoque est l’une des espèces les plus importantes pour les Inuits, selon Simon Awa.

« Plus encore que l’ours polaire, probablement plus aussi que le caribou ou d’autres espèces sauvages du Nunavut. On utilise toutes les parties du phoque : pour se nourrir, s’habiller, en faire de l’artisanat, des abris », précise-t-il.

Comme la nourriture dans l’Arctique canadien coûte trois fois plus cher que dans le sud, (une miche de pain qui coûte 2,99 $ dans une ville comme Montréal, au Québec, revient à 8,99 $ à Iqaluit, la capitale du Nunavut), la viande de phoque constitue un apport essentiel au régime alimentaire des Inuits.

En fait, le résultat de la chasse, ce qu’ils appellent country food (les aliments prélevés dans la nature) est souvent le seul aliment santé que les familles inuites peuvent se payer.

Pour compenser les effets de la chute du marché du phoque, le gouvernement du Nunavut a créé le Programme d’établissement des prix de la fourrure. Dans le cadre de ce programme, les autorités du pays achètent chaque année de 6000 à 9000 peaux, assurant aux chasseurs un revenu d’environ 500 000 $. Ce qui, d’après Awa, est bien inférieur à ce qu’ils touchaient avant la chute du marché.

« Dans l’Arctique, le permafrost et la rigueur du climat ne nous permettent pas de faire pousser des légumes ou d’exploiter une ferme », dit le sous-ministre. « La toundra, c’est mon supermarché, mon épicerie. C’est là que je dois aller chercher ma nourriture.»

Les aliments prélevés dans la toundra sont devenus une cible mouvante. « On dirait que notre épicerie se déplace de plus en plus loin. Peut-être à cause des changements climatiques, peut-être pour d’autres raisons. »

Des peaux à la poubelle

Elijah_Palituk_looks_for_seal_brething_holesLa chasse aux phoques que font les Inuits pour leur subsistance diffère de la chasse commerciale qui s’est attiré les foudres des défenseurs des droits des animaux. Contrairement aux pêcheurs de la côte atlantique qui chassent les phoques au harpon pour approvisionner les tanneries en peaux et les compagnies pharmaceutiques en graisse, riche en acides gras oméga-3, les Inuits chassent le phoque pour nourrir leur communauté.

Les méthodes de chasse sont également différentes. Les Inuits utilisent généralement des carabines de haut calibre et non des gourdins.

La chasse est très exigeante. En hiver, les phoques vivent sous la glace, ne remontant à la surface que pour respirer à travers des trous formés par des fractures entre les champs de glace, constamment en mouvement.

Les chasseurs inuits comme Sanguya parcourent des dizaines de kilomètres sur la glace en motoneige ou en traîneau à chiens pour les trouver. Et une fois qu’ils en ont découvert un, ils devront attendre, immobiles, pendant plus d’une heure, penchés sur le trou dans le froid mordant, dans l’espoir d’attraper l’animal en lui tirant dessus ou en le harponnant quand il sera venu à la surface pour respirer.

Les peaux ont toujours été un sous-produit de la chasse, tout en représentant une source de revenu essentielle.

Un animal sauvé, une culture détruite

L’interdiction de l’Union européenne a suscité une grande colère au Nunavut. « Je trouve cela très hypocrite de vouloir sauver un animal pendant qu’on est en train de tuer une culture, dit Diane Giroux, designer de mode et couturière qui est venue en Arctique pour transmettre ses connaissances dans le but d’aider les femmes inuites à sortir de la pauvreté. Elle donne des cours de design et de mode en fourrure au Collège arctique d’Iqaluit.

« C’est très difficile pour l’Inuit moyen de comprendre ce concept, dit-elle. Et pour ceux qui veulent les aider à se tailler une place dans le monde actuel, c’est difficile de lui faire comprendre qu’il doit accepter une décision qui, à ses yeux, n’a aucun sens. »

Lisa Eetuk Ishulutak, une jeune étudiante inuite dans le programme du design en fourrure, estime que les représentants politiques européens n’ont pas fait leurs devoirs.

« Cela m’enrage, dit la jeune femme de 24 ans, en retenant ses larmes. Les phoques sont loin d’être menacés. Ils ne sont pas retenus dans une ferme, gavés puis tués pour qu’on se fasse de l’argent. Nous, cela fait partie de notre mode de vie. »

Le Canada et l’interdiction de l’UE

Les autorités du Nunavut, quant à elles, ont peur que cette interdiction soit seulement la première salve d’une guerre culturelle qui oppose les Occidentaux urbains aux pêcheurs de la côte est et aux chasseurs inuits.

« Ma pire crainte est que, en plus de l’interdiction des produits du phoque dans les pays européens, il y ait un effet de ricochet sur d’autres espèces sauvages du Nunavut », dit Simon Awa. Cela aurait un effet dévastateur sur l’économie, en particulier pour les petites communautés où le taux de chômage atteint 60 à 80 %. La vente des produits de la peau de phoque, même si elle ne rapporte pas énormément a des effets majeurs sur la communauté, sur les familles qui n’ont pas d’autres revenus. »

Le gouvernement fédéral du Canada a contesté l’interdiction à l’Organisation mondiale du commerce. En janvier 2010, des organisations du Groenland et du Canada ont lancé une poursuite auprès de la Cour générale de l’Union européenne pour renverser la décision.

« C’est important pour les Inuits de tout le détroit de Davis de s’unir pour combattre cette législation contraire à l’éthique, dit Aqqaluk Lynge, président du Conseil circumpolaire inuit, au Groenland. Non seulement nous devons faire face aux changements climatiques, mais nous devons nous battre contre des défenseurs des animaux extrémistes qui, à la base, ne respectent pas notre mode de vie et qui ont recours à de la désinformation pour faire avancer leur cause à nos dépens. »

Entre-temps, le gouvernement du Nunavut est à la recherche d’une solution à long terme. « Nous faisons de gros efforts pour trouver de nouveaux marchés en dehors des pays européens, dit Simon Awa. Nous regardons, par exemple, du côté de la Chine, de la Russie et d’autres pays, et nous allons aussi considérer sérieusement le Canada. »

Correction: Ce texte de reportage a été attribué à son auteur original qui est Levon Sevunts et non à Khady Beye comme indiqué précédemment.

Levon Sevunts, Radio Canada International

Originaire d’Arménie, Levon a commencé sa carrière en journalisme en 1990 en couvrant les guerres et les conflits civils au Caucase et en Asie centrale.

En 1992, Levon a immigré au Canada après que le gouvernement arménien eut mis fin au programme télévisé pour lequel il travaillait. Il a appris l'anglais avant de poursuivre sa carrière en journalisme, d'abord dans la presse écrite puis à la télévision et à la radio. Les affectations journalistiques de Levon l'ont mené du Haut-Arctique au Sahara en passant par les champs de la mort du Darfour, des rues de Montréal aux sommets enneigés de Hindu Kush, en Afghanistan.

De son parcours, il dit : « Mais surtout, j’ai eu le privilège de raconter les histoires de centaines de personnes qui m’ont généreusement ouvert la porte de leur maison, de leur refuge et de leur cœur. »

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