Contrôle des armes à feu au Canada : lorsque chaque camp croit avoir raison

Le contrôle des armes à feu est un sujet qui suscite les passions au Canada et des protestations qui se transportent dans la capitale nationale. Photo : Reuters

Schématisons les perceptions. D’un côté, on a les chasseurs, les collectionneurs, les populations rurales et les Premières Nations. De l’autre, on a les citadins, les mouvements de gauche, les forces de l’ordre et les professionnels de la santé. Les premiers seraient défavorables au registre et, plus généralement, au contrôle des armes à feu. Les seconds y seraient favorables. Voilà pour les perceptions. Évidemment, dans les faits, les choses sont plus nuancées. Mais ce qui est indéniable cependant, c’est que la question du contrôle des armes à feu et de ses ramifications divise les Canadiens. Le débat, hautement enflammé, ressemble parfois à un dialogue de sourds. Partisans et adversaires, convaincus de leur bon droit, se regardent en chiens de faïence. Explications.

La Loi sur l’immatriculation des armes à feu au Québec est en vigueur depuis le 29 janvier 2019. Ce qui signifie que toute arme à feu sans restriction présente sur le territoire québécois est censée être dûment enregistrée. Mais cette loi est contestée par de nombreux Québécois. D’autant plus que, partout ailleurs au Canada, l’obligation d’immatriculer une arme à feu n’existe plus depuis le démantèlement du registre fédéral en 2012.

Même si les Canadiens ne sont pas les plus grands utilisateurs de fusils, le pays a connu son lot de tragédies. Certaines ont marqué les esprits plus que d’autres dans l’histoire récente. La tuerie à Polytechnique Montréal en fait partie. Le 6 décembre 1989, en fin d’après-midi, Marc Lépine, né Gamil Gharbi, âgé de 25 ans, fait irruption dans une salle de classe. Après avoir séparé les futurs ingénieurs en deux groupes, les hommes d’un côté, les femmes de l’autre, il abat froidement 14 étudiantes. Il leur reproche, sans preuve, leur féminisme. Il blesse 14 autres personnes et s’enlève la vie. Ce crime misogyne déclenche une véritable onde de choc au Canada.

Les acteurs politiques forcés d’agir

Outre les débats sur la santé mentale, l’intimidation à l’école, le féminisme, le masculinisme, et j’en passe, la tragédie de Polytechnique braque surtout les projecteurs sur l’accès aux armes, beaucoup trop facile même pour des individus à l’état psychique incertain. De vives discussions s’ensuivent sur le contrôle des armes à feu. Sous l’impulsion de la Coalition pour le contrôle des armes qui voit le jour en 1990, non sans peine, la Loi fédérale sur les armes à feu est adoptée en décembre 1995.

C’est sous le gouvernement libéral de Jean Chrétien que le Canada se dote d’un registre fédéral des armes à feu. Photo : PC/Ryan Remiorz

C’est un dispositif important du Programme canadien des armes à feu mis en place en 1994. Le gouvernement libéral de Jean Chrétien va, dans la foulée, modifier le Code criminel. Désormais, la possession d’une arme à feu sans permis et sans certificat d’enregistrement est passible de 10 ans d’emprisonnement. Il en est de même pour la possession sans permis d’armes prohibées, d’armes à autorisation restreinte et des munitions prohibées. Les récidives sont aussi sanctionnées par une peine maximale de 10 ans.

Ces peines de prison obligatoires pour les infractions liées aux armes à feu sont applicables dès janvier 1996. La promulgation de la Loi, quant à elle, est reportée à janvier 1997, le temps pour le ministère de la Justice de penser et de mettre en place à la fois les systèmes informatiques et toutes les procédures requises pour la gestion de l’enregistrement des armes et la délivrance des permis. C’est que, dès le départ, Ottawa reconnaît la complexité du Programme et des difficultés d’ordre politique, technique et organisationnel qui l’entourent. Sur le terrain, pendant ce temps, partisans et adversaires du contrôle des armes à feu rivalisent d’arguments. Sur le plan philosophique, les premiers sont d’avis que la vente et la possession d’armes à feu doivent être fortement encadrées par le gouvernement. Les seconds estiment plutôt que dans une démocratie la possession d’armes à feu est un droit que tout citoyen peut exercer.

Le port d’arme au Canada : une exception, pas une norme

Cette opposition idéologique n’est pas nouvelle. Dès les premières années d’existence de la Confédération canadienne, les Canadiens avaient des opinions divergentes sur la possession et l’usage des armes à feu. Les acteurs politiques aussi. Ceci expliquant peut-être cela, la législation canadienne a connu une kyrielle de modifications sur les armes à feu au fil des années. Jusqu’en 1892, par exemple, les juges de paix avaient le pouvoir d’imposer un emprisonnement de six mois à toute personne reconnue coupable du port d’une arme de poing « sans avoir de motifs raisonnables de craindre pour sa vie ou ses biens ».

Dès 1892, on parle déjà d’un registre des armes à feu au Canada. Photo : Reuters/Andy Clark

À partir de 1892, le premier Code criminel canadien contraint les particuliers à disposer d’un « certificat d’exemption », sorte de permis de base, pour porter un pistolet. En outre, il est interdit de vendre un pistolet à une personne âgée de moins de 16 ans. Et l’on parle déjà d’un registre. Les vendeurs de pistolets ou de fusils à vent de l’époque sont appelés à conserver, dans un registre, le nom de l’acheteur, la date de la vente et des renseignements précis permettant d’identifier l’arme.

Si, de 1919 à 1920, le Code criminel n’impose pas un registre central, des registres locaux existent cependant. Il subordonne néanmoins la possession d’une arme à feu à l’obtention d’un permis. Mais en 1921, cette obligation est retirée du Code criminel. La contrainte de possession d’un permis pour disposer d’une arme ne s’applique plus qu’aux étrangers. En 1932-1933, retour à des conditions plus strictes. Les demandeurs d’un permis d’arme de poing doivent justifier leur requête. Les permis ne sont délivrés qu’à des fins de protection de la vie ou de la propriété ainsi que pour le tir à la cible dans un club agréé. Or, jusque-là, la seule exigence pour obtenir un permis était de faire preuve « de discernement et de bonnes mœurs ».

Le langage se précise

C’est en 1968 que, pour la première fois au Canada, on va décanter le concept d’« arme à feu » qui, jusque-là, englobe plusieurs outils. On parlera désormais d’« arme à feu », d’« arme à autorisation restreinte » ou encore d’« arme prohibée ». Cette particularisation permet notamment des contrôles législatifs spécifiques pour chaque catégorie. Par ailleurs, les policiers munis du mandat d’un juge peuvent effectuer des fouilles préventives, des perquisitions ainsi que des saisies s’ils estiment que la possession d’une arme à feu représente une menace potentielle à la sécurité de quiconque, y compris celle du propriétaire. Et même en l’absence de la moindre infraction.

Des armes à feu comme le fusil AR-15 ci-dessus sont à autorisation restreinte au Canada. © AP/Alex Brandon

Outre des changements au Code criminel, plusieurs projets de lois, tantôt sévères tantôt souples, vont défiler devant les parlementaires canadiens tout au long du 20e siècle dans l’espoir de régler une fois pour toutes la question du contrôle des armes à feu. Ces initiatives connaîtront des fortunes diverses, plusieurs mourant avec la fin des législatures. Ce qu’on peut retenir cependant, c’est que depuis 1969 il existe au Canada un système d’enregistrement exigeant un certificat distinct pour chaque arme à autorisation restreinte. Des sanctions prévues par des lois comme celle de 1995 ont été reportées.

Mis en place par le gouvernement de Jean Chrétien, le registre fédéral consignait des données quantitatives précises sur les armes à feu en circulation dans le pays. Compte tenu du contexte dans lequel il a été créé, l’objectif avoué du registre est de diminuer le nombre de décès par armes à feu au Canada. Plus spécifiquement, avec la Loi sur les armes à feu, Ottawa veut amoindrir l’usage des armes à feu dans la commission de délits criminels.

  • Empêcher des personnes non habilitées de posséder des armes à feu.
  • Autoriser la confiscation d’armes à feu détenues par les personnes dangereuses.
  • Permettre le retrait d’armes à feu dangereuses à leurs propriétaires.
  • Réglementer le commerce, l’utilisation, l’entreposage et le transport des armes à feu.
  • Faciliter la tâche des forces policières dans les enquêtes et dans la prévention des crimes commis avec des armes à feu.

Le registre de la discorde

Dès le départ, le registre fédéral des armes à feu est dénoncé par ceux à qui il s’adresse, et pour cause. Non seulement les propriétaires d’armes à feu n’en voient pas l’utilité, mais en plus il est assorti de lourdes sanctions. Omettre d’enregistrer son arme à feu expose un propriétaire à une peine de prison de 10 ans. Et le seul fait de ne pas informer le contrôleur des armes à feu d’un changement d’adresse peut valoir 3 ans de prison. Autre chose : le registre n’a pas permis de surveiller la circulation des armes à feu illégales au Canada. Et par-dessus tout, l’enregistrement de toutes les armes en circulation au Canada et le maintien à jour du registre sont à la fois fastidieux et coûteux.

Manifestation contre le registre des armes à feu à Rouyn-Noranda © Karine Mateu

Les coûts d’implantation de la loi fédérale (qui englobe le registre) seront évalués à environ 1 milliard en 2006, par la Vérificatrice générale du Canada dont les estimations s’échelonnent sur 11 ans. Mais pour les adversaires du registre, ses coûts annoncés de 2 millions ont été multipliés par 500. Et en 2006, ce programme censé être pancanadien n’est plus appliqué qu’au Québec et à l’Île-du-Prince-Édouard, qui y participent sur une base volontaire. Selon un rapport de la GRC, pour la seule année 2009, le coût d’exploitation du Programme canadien des armes à feu se chiffre à 68,5 millions de dollars. Les montants spécifiquement reliés à l’enregistrement seraient de 4 millions par année. Ce dépassement continu des coûts va très vite devenir le cheval de bataille des adversaires du registre.

Clément Robitaille, responsable du SIAF

Le Parti conservateur, qui n’a jamais caché son hostilité à l’égard du registre, l’abolit en 2012. Au contraire, Québec juge utile l’enregistrement des armes à feu et décide de remplacer le registre aboli, après avoir, en vain, tenté de récupérer les données provinciales du fichier. C’est le Service d’immatriculation des armes à feu (SIAF) qui s’occupe de l’enregistrement des 1,5 à 2 millions d’armes à feu en circulation au Québec.

M. Clément Robitaille, responsable du SIAF, explique l’intérêt de cet exercice à Levon Sevunts de la section anglaise de RCI.

Écoutez
Armes devant être immatriculées par le SIAF
  • Armes d’épaule : généralement utilisées pour la chasse (fusils ou carabines). Elles représentent l’essentiel des armes à feu (près de 95 % ) en circulation au Québec.

Armes exemptées de l’immatriculation par le SIAF

  • Les armes à feu prohibées et à autorisation restreinte. Elles sont assujetties au régime d’enregistrement fédéral.
  • Les armes à feu sans restriction présentes sur le territoire du Québec pour une période de 45 jours ou moins.
  • Les armes à feu sans restriction appartenant à des non-résidents du Québec confiées à une entreprise pour réparation, restauration, entretien ou modification.
  • Les armes à feu historiques, fabriquées avant 1898 n’ayant pas été conçues ni modifiées pour l’utilisation de munitions à percussion annulaire (petit calibre) ou centrale (armes portables militaires, de chasse et de tir) ou toute arme à feu désignée comme telle par un règlement fédéral.
  • Les armes à feu détenues par une agence de services publics mises à la disposition de ses agents.
  • Les armes à feu détenues par une agence de services publics dont elle n’est pas propriétaire.
  • Tout outil servant exclusivement à envoyer des signaux, appeler au secours, tirer des cartouches à blanc ou tirer des cartouches d’ancrage, etc.
  • Tout instrument de tir conçu exclusivement pour abattre des animaux domestiques, administrer des tranquillisants à des animaux ou encore tirer des projectiles auxquels des fils sont attachés.
  • Toute autre arme à canon ne se servant pas du plomb, des balles ou tout autre projectile à une vitesse initiale de plus de 152,4 mètres par seconde ou dont l’énergie initiale est de plus de 5,7 joules.

Propriétaires d’armes à feu non visés par la Loi

  • Agents publics qui sont déjà soumis à un système d’enregistrement.
  • Forces policières, ministères ou organismes des administrations publiques fédérales, provinciales ou municipales.
  • Écoles de police ou autres organismes publics employant ou ayant sous leur autorité des agents publics.

Source : Service d’immatriculation des armes à feu

Même si l’immatriculation est gratuite, et peut se faire par Internet ou par téléphone, de nombreux propriétaires d’armes à feu s’y opposent. D’ailleurs, le 30 janvier, soit un jour après la date butoir, à peine 24,4 % des armes étaient inscrites au SIAF. Ce qui signifie que la majorité des propriétaires d’armes d’épaule (carabines et fusils de chasse) s’exposent à des amendes de 500 $ à 5000 $ s’ils sont surpris en possession d’une arme non enregistrée.

Lors des consultations publiques sur la future loi québécoise en 2016, l’Association canadienne pour les armes à feu (NFA, National Firearms Association, basée à Edmonton, en Alberta) disait déjà tout le mal qu’elle pensait de la législation québécoise, dont « le but avoué » était d’accumuler des informations qui pourraient servir à une enquête criminelle ».

Alors que le projet de loi 64 sur l’immatriculation des armes à feu était à l’étude, des propriétaires québécois manifestaient leur opposition au registre.

Selon l’ACAF/NFA, les chasseurs, tireurs et collectionneurs d’armes sont traités comme des criminels en puissance par la loi, contrairement aux citoyens ordinaires qui, eux, jouissent de la présomption d’innocence. Or, soutient l’Association, les propriétaires légaux d’armes à feu sont statistiquement les moins susceptibles de commettre un homicide. Et pour eux, c’est là tout le drame. « On s’acharne sur une tranche de la population dont le taux de criminalité est plus bas que celui de la population en général. Les chasseurs, tireurs et collectionneurs d’armes en ont tout simplement assez d’être des boucs émissaires. »

Ainsi, comme outil de combat ou de prévention des homicides, l’enregistrement des armes à feu est inutile. Et comme l’implantation du registre devrait coûter 20 millions de dollars et son administration environ 5 millions par année, de nombreux amateurs d’armes à feu affirment que cet argent aurait été utile ailleurs, dans les soins de santé mentale par exemple. Au mieux, estiment-ils, le registre est une parade pour faire illusion. Une parade des dirigeants politiques, incapables de s’attaquer aux enjeux de fond sur le contrôle des armes à feu. Me Guy Lavergne, l’avocat de l’Association canadienne des armes à feu (ACAF/NFA), nous en dit davantage.

Écoutez

Les adversaires du contrôle dénoncent également l’association implicite entre l’arme à feu et la violence. Comme si c’est l’arme à feu qui incite un meurtrier à commettre l’irréparable. Pour eux, elle n’est qu’un outil parmi tant d’autres, comme un camion-bélier, un marteau, un couteau, un bâton de baseball, dont pourrait se servir un meurtrier. Ils soulignent aussi que s’il y a un groupe de citoyens qui sont bien conscients de la dangerosité létale des armes à feu, ce sont bien les chasseurs, les amateurs de tir et les collectionneurs.

L’efficacité des lois sur le contrôle

Les adversaires du registre, et plus généralement du contrôle des armes à feu, évoquent aussi certaines recherches pour appuyer leurs positions. D’abord ils observent qu’aucune recherche impartiale n’a encore permis de démontrer que les lois sur le contrôle des armes à feu sont efficaces au point de diminuer notoirement le nombre de crimes violents ou de suicides. Les travaux de Caillin Langmann, de l’Université McMaster de Hamilton, en Ontario, montrent notamment que les lois canadiennes sur les armes à feu n’ont aucun impact sur les homicides par arme à feu au pays.

Les lois canadiennes n’ont pas encore prouvé leur efficacité dans la diminution des homicides par armes à feu, selon les adversaires de l’enregistrement des armes Photo : PC

Pour M. Langmann, les facteurs qui ont un lien avec les homicides sont essentiellement sociaux : immigration, pauvreté, âge de la population, crime organisé. Les gangs criminels commettent des actes violents ou des homicides pour protéger leur territoire, se défendre, se venger, commettre des vols… Il évoque aussi des lacunes dans la répression (peu de peines de prison), l’absence de leadership des acteurs politiques, la cohésion sociale déficitaire des communautés, ainsi que l’âge des personnes souvent enrôlées dans ces gangs.

Selon Statistique Canada, le taux d’accusation pour crimes violents avec usage d’une arme à feu est beaucoup plus élevé chez les jeunes adultes (18 à 24 ans) et les jeunes (12 à 17 ans) que dans tout autre groupe d’âge. Caillin Langmann reconnaît cependant que les données sur ces phénomènes sont insuffisantes. Il souhaite donc que davantage d’études soient réalisées sur la criminalité, la violence, les facteurs liés à l’appartenance à un gang et au recrutement, ainsi que sur le succès des programmes de déjudiciarisation pour les jeunes.

Guy Morin

Néanmoins, selon M. Langmann, l’approche actuelle du gouvernement telle qu’elle apparaît dans le projet de loi C-71 ne fera rien de statistiquement significatif pour réduire le nombre d’homicides par armes à feu au Canada. Selon lui, cibler un groupe de personnes ayant une faible propension à la violence et provoquant un taux d’homicide très faible est contre-productif. Il souligne que 10 homicides sont attribués aux propriétaires d’armes à feu titulaires d’un permis sur un ensemble de plus de 2 millions.

Voilà qui a de quoi entretenir la ferveur des groupes hostiles à ce qu’ils considèrent comme une réglementation excessive des armes à feu au Canada. Au Québec, le collectif Tous contre le registre des armes à feu en fait partie. Guy Morin en est son porte-parole.

Écoutez

L’hostilité des Autochtones

Les Autochtones du Québec, dont plusieurs sont des chasseurs, sont également hostiles au registre et souhaitent en être exemptés. Ils reprochent au gouvernement provincial une approche unilatérale et son omission des droits ancestraux et des réalités des Premières Nations dans l’élaboration de la loi sur l’immatriculation. Alors qu’au niveau fédéral, certaines dispositions du Règlement sur les permis d’armes à feu ont été taillées sur mesure pour les Autochtones qui pratiquent la chasse ancestrale.

De fait, le 7 février, soit une semaine après l’entrée en vigueur de la loi québécoise, le chef d’Opitciwan Christian Awashish de la communauté atikamekw au centre du Québec, indiquait qu’aucun membre de son groupe n’avait enregistré son arme. Le chef de la communauté abénaquise d’Odanak, M. Richard O’Bomsawin, estime pour sa part que l’immatriculation obligatoire est inadaptée aux mœurs de sa communauté, car des armes peuvent être transmises comme héritage de père ou en fils.

Christian Awashish, chef de bande Atikamekw d’Opitciwan, affirme que dans sa communauté aucune arme n’a encore été enregistrée une semaine après la date butoir du 29 janvier 2019. © Radio-Canada

De plus, des jeunes pratiquent la chasse même s’ils n’ont pas encore l’âge requis pour s’enregistrer. Dès 2016, le grand chef de la nation huronne-wendat, Konrad Sioui évoquait déjà cette particularité des Premières Nations, où les armes « se promènent d’un ami à l’autre, d’une famille à l’autre ». Une pratique difficilement conciliable avec la notion d’enregistrement des armes de chasse, obligatoire selon la loi.

C’est pour cette raison que lors des débats parlementaires précédant l’adoption de la loi, l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador (APNQL) réclamait de pouvoir créer un ou des registres adaptés aux réalités des communautés autochtones. L’APNQL en a profité pour rappeler que la chasse faisait partie de la culture et du mode de vie des Premières Nations et que la possession d’armes à feu pour des activités traditionnelles était un droit ancestral ou issu de traités signés avec l’État canadien.

Des partisans du « contrôle » tout aussi motivés

Les étudiants font partie des plus fervents partisans d’un meilleur contrôle des armes à feu au Canada. La raison? Quelques-unes des plus tristement célèbres tueries de masse ont eu lieu dans des établissements d’enseignement : Polytechnique en 1989 (14 décès), Université Concordia en 1992 (2 décès) Collège Dawson en 2006 (1 décès). Des écoles secondaires ont aussi été le théâtre de fusillades notamment en Ontario et au Manitoba.

Louise De Sousa, mère d’Anastasia De Sousa tuée au Collège Dawson, Suzanne Laplante-Edward et Jim Edward, parents d’Anne-Marie Edward, tuée à Polytechnique, ont milité en faveur d’un contrôle plus serré des armes à feu au Canada. Photo : Graham Hughes

Lorsque l’occasion se présente, les étudiants lancent des appels à d’autres Canadiens « soucieux de leur sécurité et de celle des générations futures » à se joindre à eux afin de demander un meilleur contrôle des armes à feu. Selon eux, il ne fait pas de doute qu’un contrôle serré et accru des armes va améliorer la sécurité publique.

Lors des discussions sur le projet de loi C-71 déposé par le gouvernement fédéral en mars 2018, tout en saluant le texte dont l’objectif est d’améliorer la sécurité des Canadiens, les étudiants ont déploré l’absence d’interdiction des types d’armes utilisés « dans les pires tueries de masse» au Canada et aux États-Unis, comme l’une des armes utilisées par Alexandre Bissonnette lors de la tuerie dans une mosquée de Québec le 29 janvier 2017. Cette arme ,qui ressemble visuellement à l’AK-47, est un fusil tchèque dont le mécanisme est complètement différent. Il s’agit cependant d’une arme légale.

Les étudiants favorables au contrôle insistent. Leur objectif « n’est pas d’interdire toutes les armes à feu, mais bien de prévenir l’accès légal aux types d’armes qui sont les plus dangereux pour la vie humaine. » Ils rappellent par ailleurs que 85 % des décès causés par des armes à feu sont des suicides. Ils notent aussi qu’entre 2016 et 2017, les homicides ont augmenté de 7 %.

Selon eux, le projet de loi C-71 doit requérir l’avis d’un spécialiste avant de permettre à une personne ayant connu des troubles de santé mentaux ou ayant un passé violent de posséder une arme. Ils évoquent le cas du Saskatchewanais Adrian Clavier, qui s’est suicidé en 2015 avec une arme enregistrée. Bien qu’ayant dévoilé son état, et bien que sa famille ait exprimé ses appréhensions, M. Claver a quand même pu obtenir légalement une arme.

Particulièrement touchés par le drame qui a secoué leur établissement le 6 décembre 1989, des étudiants de Polytechnique ont lancé une croisade pour un meilleur contrôle des armes au Canada. Forts d’une pétition de 560 000 signatures, ils ont réclamé une série de mesures dont l’enregistrement de toutes les armes à feu. Leur campagne, conduite par la Coalition pour le contrôle des armes, s’est soldée par l’adoption des projets de loi C-17 en décembre 1991 et surtout de C-68 en décembre 1995. Cette loi phare des libéraux de Jean Chrétien instaure notamment l’enregistrement de toutes les armes à feu qui va canaliser les oppositions au pays.

Heidi Rathjen

Heidi Rathjen, diplômée de Polytechnique et cofondatrice de la Coalition pour le contrôle des armes à feu, est la coordinatrice de « Polysesouvient », un groupe d’étudiants et de diplômés de Polytechnique qui milite pour le contrôle des armes. Selon elle, il ne faut pas diaboliser l’enregistrement des armes et considérer le contrôle comme une action dirigée contre un groupe d’individus.

Écoutez

Le son de cloche des médecins

Des médecins et autres professionnels de la santé figurent également parmi les partisans du contrôle des armes à feu. Un nouveau groupe vient d’ailleurs de voir le jour à cet effet. Canadian Doctors for Protection from Guns (CDPG) veut se battre pour l’adoption de lois plus strictes sur le contrôle des armes à feu, notamment l’interdiction des armes de poing et des armes d’assaut.

« Les armes à feu, observe le groupe, représentent une menace croissante pour la santé publique. Selon Statistique Canada, le nombre de crimes violents commis avec une arme à feu a augmenté de 42 % depuis 2013, et le Canada a le cinquième taux de mortalité par arme à feu parmi 23 pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (Annals of Surgery, 2018). »

Ce groupe veut d’ailleurs organiser une journée nationale d’action le 3 avril pour soutenir un contrôle plus strict des armes à feu. Mais avant cela, le 18 février, il aura été entendu par le Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense, dans le cadre de l’étude du projet de loi C-71. La Coalition canadienne pour le droit aux armes à feu voit cependant d’un mauvais œil cette implication des professionnels de la santé dans le débat sur les armes à feu. Pour Tracey Wilson, vice-présidente chargée des relations publiques, les médecins ne sont ni des experts en politiques sur les armes à feu, ni des acteurs politiques, ni des avocats, et encore moins des experts en droit criminel.

Dre Najma Ahmed. Photo : Hôpital pour enfants de Montréal

Ce à quoi la coprésidente de CDPG, Dre Najma Ahmed répond que les médecins sont toujours concernés par les questions de santé publique. Elle en veut pour preuve leur implication dans la lutte contre le tabagisme, les questions liées à l’avortement, la vaccination, etc. Autant de problèmes pour lesquels les médecins ont une perspective unique.

L’Association pour la santé publique du Québec (ASPQ) est un autre groupe favorable au contrôle des armes à feu. Depuis la tuerie à Polytechnique, l’ASPQ soutient toutes les mesures législatives sur le contrôle des armes. Un drame qui, selon l’ASPQ, avait mis en évidence les lacunes réglementaires sur la possession privée des armes à feu au Canada.

L’ASPQ est donc très favorable au registre des armes à feu qu’elle considère comme « un outil indispensable pour la prévention des traumatismes par balles, qu’il s’agisse de meurtres, d’accidents ou de suicides ». L’ASPQ souligne par ailleurs que l’enregistrement d’une arme responsabilise son propriétaire, diminue l’éventualité que des armes circulant dans la province se retrouvent dans le marché noir. De plus, le registre serait utile aux policiers dans leurs enquêtes en plus de leur permettre de retirer des armes aux personnes dangereuses, en plus de les appuyer dans la réalisation de leurs enquêtes.


Un outil utile selon les policiers

En 2016, soit un an après la destruction du registre fédéral, au moment où se discutait le projet de loi sur l’immatriculation des armes aux Québec, les trois principales organisations policières du Québec réaffirmaient la pertinence d’un registre des armes à feu. La Fédération des policiers et policières municipaux du Québec (FPMQ), l’Association des policières et des policiers provinciaux du Québec (APPQ) et la Fraternité des policiers et policières de Montréal (FPPM) soutenaient que leurs agents consultaient le registre fédéral plus de 900 fois par jour, au rythme d’environ un appel sur quatre.

Les policiers estiment que le registre des armes à feu est utile particulièrement lors des interventions dans des domiciles.

Le registre fédéral n’était pas parfait. Les policiers en conviennent. Son abolition a été accompagnée d’une disposition éliminant « l’obligation de vérifier, auprès des autorités compétentes, la validité du permis de possession d’un éventuel acheteur ». Elle a été remplacée par « la conviction de bonne foi du vendeur voulant que l’acheteur soit détenteur de permis ». Pour les policiers, l’absence d’information légale sur un transfert d’arme d’épaule a simplifié la vente aux individus sans permis ou dont le permis a été révoqué.

Qu’à cela ne tienne, les policiers considèrent le registre comme un outil utile, notamment dans la gestion des situations de crise, comme l’intervention dans un foyer en proie à de la violence conjugale, l’intervention auprès d’un individu en extrême détresse, le retrait préventif auprès d’individus à risque, etc. Bref, les policiers ont noté sur le terrain « qu’un meilleur contrôle des armes minimise de façon importante le risque de les retrouver entre de mauvaises mains, tel que le démontrent de multiples études, de statistiques et d’avis d’experts en prévention ».

Éviter de nouveaux drames

Tous les partisans de l’immatriculation des armes s’accordent sur le fait que la capacité de relier une arme à son propriétaire légal permet d’amoindrir le transfert d’armes légales vers le marché noir. De plus, elle responsabilise les propriétaires, plus conscients que jamais de leurs obligations au sujet de l’usage et de l’entreposage de cet outil particulier, source de plaisir, mais aussi source potentielle de mort.

Au sein de la communauté musulmane du Québec, de nombreuses voix s’élèvent également en faveur d’un contrôle accru des armes à feu. Comme indiqué plus tôt, cette communauté a été endeuillée par une attaque avec des armes semi-automatiques en janvier 2017. Si l’islamophobie de l’auteur de l’attaque Alexandre Bissonnette a pu être documentée, son état de santé mentale douteux ne l’a pas empêché de disposer d’une arme à feu.

Boufeldja Benabdallah. Photo : Radio-Canada

Le Centre culturel islamique de Québec demande au gouvernement provincial de mettre en place des procédures plus strictes pour l’obtention d’un permis de port d’arme, notamment la vérification d’antécédents liés à des troubles mentaux. Et à Ottawa, où se discute le projet de loi C-71, le Centre culturel islamique de Québec, à l’instar des étudiants, demande lui aussi l’interdiction des armes d’assaut.

À noter que les armes d’assaut automatiques sont déjà illégales au Canada. Cependant, certains estiment que les armes semi-automatiques qui sont légales sont un dérivé des armes d’assaut et doivent être également exclues.

M. Boufeldja Benabdallah est le président et cofondateur du Centre culturel islamique de Québec.

Écoutez

« Mauvaise foi », « désinformation », « propagande », « hystérie », « fanatisme »… Voilà quelques-uns des concepts dont s’affublent mutuellement partisans et adversaires du contrôle des armes à feu au Canada. Mais au terme de nos échanges avec les deux groupes, les mots qui nous viennent à l’esprit sont plutôt « malentendus », « dialogue de sourds », « passion ».

Certes, de part et d’autre on s’accuse de lecture sélective des données, d’interprétation biaisée des statistiques, etc. C’est aussi vrai que les deux camps ont leurs jusqu’au-boutistes dont la vision des enjeux est réductrice. D’un côté, les armes à feu sont uniquement perçues comme des engins de la mort. Sans plus. De l’autre, la moindre réglementation est perçue comme une brimade à la liberté des citoyens et une présomption de criminalité des propriétaires d’armes. Le juste milieu existe pourtant.

Bien des propriétaires d’armes à feu sont favorables à un minimum de contrôle. Bon nombre de partisans du contrôle comprennent également que chasseurs, amateurs de tir et collectionneurs sont d’honnêtes citoyens canadiens qui ne considèrent pas leur arsenal comme des outils de guerre contre leurs compatriotes. Le grand défi est maintenant de traduire ce juste milieu dans des lois. Un voeu qui jusque-là semble plus facile à formuler qu’à concrétiser.

Quelques données statistiques

Hausse du nombre des homicides en 2017

  • Le nombre de meurtres : 660 (48 de plus que l’année précédente)
  • 266 meurtres commis avec une arme à feu (soit 43 de plus qu’en 2016.)
  • 163 homicides liés aux gangs (23 de plus que l’année précédente)
  • La moitié de ces meurtres ont eu lieu en Colombie-Britannique et en Alberta.

Armes utilisées pour des crimes violents au Canada en 2016

  • Armes de poing : 60 %
  • Carabines ou fusils de chasse : 18 %
  • Autres types d’armes à feu : 4 %
  • Autres (fusil à plombs, pistolet lance-fusées, arme inconnue) : 18 %

Crimes violents commis avec des armes à feu déclarés par la police en 2016

  • 78 % des crimes violents déclarés par la police n’étaient liés à aucun type d’arme.
  • 19 % des crimes avaient été commis par autre chose qu’une arme à feu (couteau, instrument contondant).
  • 3 % (environ) des crimes violents commis en 2016 étaient liés aux armes à feu.
  • 7100 victimes (environ) de crimes violents avec une arme à feu ont été dénombrées (25 victimes pour 100 000 Canadiens).

Santé mentale

  • 77 auteurs présumés d’homicide étaient suspectés d’un trouble mental ou du développement (17 % de l’ensemble des auteurs présumés).
  • Proportion comparable à celle de 2015 (16 %) et à la moyenne des 10 années précédentes (16 %).

Source : Statistique Canada

(Avec des informations de : Encyclopédie canadienne, Wikipédia, Statistique Canada, Radio-Canada (Toronto), La Presse canadienne, ACAF/NFA, ASPQ, GRC, Laurence Niosi, Marc Montgomery, Levon Sevunts))

Lire aussi

Toronto : faut-il resserrer le contrôle des armes à feu?

Contrôle des armes à feu : les manifestants pro-armes se réuniront près de Québec

86 millions de dollars pour combattre la violence liée aux armes à feu et aux gangs au Canada

La violence avec armes à feu est en augmentation au Canada depuis 2013

Catégories : Politique, Société
Mots-clés : , ,