Image : La frégate espagnole Cristobal Colon, le navire de la Marine française Latouche-Tréville et le navire de la Marine turque Oruceis naviguent devant le navire canadien NCSM Ville de Québec près des côtes norvégiennes pendant l’exercice Trident Juncture.
26 octobre 2018
(Caporal-chef André Maillet/Services d’imagerie MARPAC)
Les tensions croissantes avec la Russie obligent l’OTAN à entraîner à nouveau ses forces militaires afin d’apprendre à affronter cet adversaire de taille et bien armé en Europe du Nord, et peut-être même dans l’Arctique.
Entre fin octobre et début novembre 2018, l’alliance a mené un vaste exercice militaire en Norvège et dans les environs, baptisé Trident Juncture, qui est le plus important effectué par l’OTAN depuis la fin de la guerre froide.
Il en est ressorti que l’OTAN et la Norvège doivent trouver un juste équilibre entre, d’une part, faire de la dissuasion pour contrer le comportement agressif de la Russie et, d’autre part, provoquer une concentration des forces russes à la frontière de la Norvège et dans l’Arctique.
Pendant ce temps, une petite ville norvégienne située à la frontière russe mise sur le renforcement de la coopération transfrontalière et aspire à devenir une plaque tournante importante de la nouvelle route transarctique qui doit relier la Russie et la Chine à l’Europe occidentale.
Journaliste : Levon Sevunts
Édimestre : Gabriel Séguin
Traduit de l’anglais par Danielle Jazzar
Entraînement en Norvège
Le plus grand déploiement depuis l’Afghanistan
Le colonel Stéphane Boivin ne semblait pas enthousiaste à l’idée de faire une entrevue au cours d’une offensive décisive.
Cet ancien combattant des Forces armées canadiennes bardé de décorations, qui a, entre autres, effectué une mission de combat en Afghanistan et commandé une force de maintien de la paix dans la péninsule du Sinaï en Égypte, avait l’air moins à l’aise devant le micro d’un journaliste que devant le canon d’un fusil d’assaut AK-47.
Le colonel Boivin, commandant du 5e Groupe-brigade mécanisé du Canada (5GBMC) basé à Valcartier, au Québec, était engagé avec ses troupes dans une opération de trois jours pour dégager un corridor le long d’une autoroute sinueuse passant dans une vallée étroite enclavée entre des montagnes enneigées.
Le terrain accidenté limitait les possibilités de manœuvre et l’infanterie légère canadienne faisait face à une force mécanisée lourdement armée, appuyée par des chars et d’autres blindés.
« C’est une vallée de 140 kilomètres, qui n’a pratiquement qu’une seule voie d’accès principale, avec des collines des deux côtés, plusieurs rivières, des ponts, donc un terrain très complexe », décrit le colonel Boivin en montrant une carte topographique de la zone marquée par des pins verts et bleus.
Ses inquiétudes semblaient s’être dissipées lorsque nous nous sommes assis pour discuter à l’arrière d’un véhicule blindé léger (VBL) canadien dans le stationnement d’une église paroissiale de la ville de Tynset, au centre de la Norvège, lors d’une brève pause de l’offensive.
Le terrain accidenté représentait un véritable défi pour le réseau de communication de la brigade, et le colonel et son état-major devaient constamment changer de position pour rester en contact avec les troupes sous leur commandement, qui poussaient leurs adversaires plus au sud.
La brigade multinationale menée par le Canada et commandée par le colonel Boivin devait livrer un dur combat final contre un adversaire tenace, une brigade multinationale mécanisée dirigée par l’Italie, mais aussi contre dame Nature.
Il avait plu ou neigé presque tous les jours depuis l’arrivée des Canadiens en Norvège, deux semaines plus tôt, pour le plus vaste exercice militaire de l’OTAN depuis la fin de la guerre froide.
Près de 50 000 soldats de l’OTAN, dont environ 2000 Canadiens, appuyés par quelque 250 avions, 65 navires et jusqu’à 10 000 véhicules des 29 pays de l’OTAN, ainsi que de la Suède et de la Finlande, ont amorcé des exercices militaires de grande envergure employant les capacités terrestres, maritimes, aériennes et cybernétiques.
Outre les forces terrestres commandées par le colonel Boivin, le Canada avait également déployé quatre navires de guerre, huit chasseurs à réaction, deux chasseurs de sous-marins et un avion ravitailleur pour participer à l’exercice.
La participation du Canada à cet exercice militaire était le plus important déploiement outre-mer des Forces armées canadiennes depuis la fin de leur mission de combat en Afghanistan en 2011.
Une leçon de survie pour un fantassin
Ce soir-là, le poste canadien de commandement avancé, dissimulé dans une épaisse forêt de bouleaux et d’épinettes, était très animé malgré l’obscurité totale qui tombait sur cette courte journée d’automne. La radio crépitait sur fond de ronronnement des génératrices diesel qui faisaient fonctionner l’équipement de communication électronique sophistiqué dans l’immense tente vert foncé qui servait de centre de commande.
Des soldats canadiens, le visage couvert de peinture de camouflage brun et vert, laissaient échapper un bref éclat de lumière jaune chaque fois qu’ils ouvraient le rabat de la tente pour y entrer ou en sortir.
Une fois à l’intérieur, ils étendaient leurs vêtements mouillés sur des chaises pliantes et déposaient leurs téléphones cellulaires sur un bureau occupé par un officier de service avant d’entrer dans le poste de commandement : à l’ère du piratage informatique et des cyber-attaques, aucun téléphone cellulaire n’était autorisé près de tout cet équipement sensible.
Les trois derniers jours, pendant que les troupes canadiennes avançaient vers le sud, le caporal Alexandre Bayard, du 5e Régiment du génie de combat, était affecté à la recherche d’obstacles – mines antichars, mines terrestres et IED – qu’aurait pu laisser « l’ennemi » pour freiner l’avance canadienne.
« Notre tâche à nous, les ingénieurs de reconnaissance, c’est de faire un rapport détaillé du champ de mines afin de donner le plus d’informations possible à nos autres unités du génie pour qu’elles puissent s’en occuper et créer une brèche dans le champ de mines », dit le caporal Bayard en se versant une tasse de café chaud dans l’antichambre du centre de commandement.
Mais la dernière sortie de l’unité de reconnaissance s’est mal passée pour les sapeurs de combat canadiens, qui ont dû affronter un « adversaire » lourdement armé, admet-il.
« Nous étions bien moins armés qu’eux et notre effectif était beaucoup moins important que le leur, nous étions dépassés à tous les niveaux », dit le caporal Bayard.
« Nous avions une petite jeep sans blindage, alors qu’ils avaient un de ces gros véhicules qu’ils appellent Lynx, et en plus de tout ça, ils avaient une mitrailleuse de calibre 50; ils avaient un net avantage sur nous. »
Sentant l’adrénaline monter dans son corps quand son unité a repéré la mitrailleuse du Lynx qui la visait, le sapeur Nicolas Simard a compris qu’il ne devait pas rater son coup.
« Je suis l’artilleur C-9 de ma section, ce qui signifie que j’ai environ 80 % de la puissance de feu », dit Simard, en parlant de la mitrailleuse légère utilisée par les militaires canadiens. « Vise cette arme! Tu dois commencer à tirer! C’était la seule chose que j’avais en tête. »
Tout en essuyant la peinture de camouflage de son visage, Simard avoue que l’exercice lui a permis de tirer de précieuses leçons sur la survie dans un environnement nordique difficile, même pour les soldats canadiens, habitués à s’entraîner et à mener des opérations dans le froid.
Le plus important pour un soldat, c’est de s’organiser et d’être prêt à tout moment à faire face à l’imprévu. Il raconte qu’un jour son unité a vécu un de ses plus violents échanges de tirs, juste au moment où tous pensaient avoir un peu de répit pour manger leurs rations, raconte Simard.
« Ça nous apprend à connaître nos limites », dit-il en sirotant un café chaud dans l’antichambre de la tente du centre de commandement.
« On passe son temps à se demander : « Et si je ne portais que cette paire de chaussettes au lieu de ces deux-là? Est-ce qu’avec plus de confort je serai plus efficace? Ou bien, est-ce que j’ai besoin de deux vestes ou d’une seule? » On est constamment en train de tester ses limites. »
Il a aussi compris que si c’était une vraie guerre, il serait déjà mort.
« Cela nous fait prendre conscience qu’on peut être en train de manger ses rations, puis mourir dans la minute suivante », dit Simard, qui a servi dans l’Armée canadienne pendant deux ans. « Ça fait réfléchir. »
La partie sur le terrain de ce vaste exercice militaire s’est terminée le mardi 13 novembre, et l’autre partie, celle du poste de commandement, après l’exercice, s’est déroulée du 14 au 23 novembre à Naples, en Italie.
L’objectif de l’exercice baptisé Trident Juncture 2018 était de s’entraîner dans le cadre d’un scénario où un pays de l’OTAN demande de l’aide en vertu de l’article 5 du Traité de Washington fondateur de l’OTAN, qui consacre le principe de la défense collective. Cela signifie qu’une attaque contre un allié est considérée comme une attaque contre tous.
« Essentiellement, l’objectif de cet exercice est de former les pays de l’OTAN pour qu’ils puissent joindre leurs forces en adoptant des tactiques communes sur le terrain et une même politique d’interopérabilité, en plus de renforcer la capacité à communiquer les uns avec les autres », explique le colonel Boivin en s’efforçant de se faire entendre malgré le bruit des moteurs des VBL.
La brigade multinationale dirigée par le Canada sous le commandement du colonel Boivin comprenait également des troupes norvégiennes, françaises, américaines et bulgares.
« Je crois que l’enjeu le plus important de cet exercice est d’être capable non seulement de bien fonctionner en tant que brigade multinationale, mais aussi de manoeuvrer et de communiquer avec une brigade norvégienne d’un côté, et avec des Américains de l’autre côté, ce qui représente un défi encore plus grand en matière de coordination et de synchronisation des actions pour nous assurer d’éviter la confusion sur le terrain », précise le colonel Boivin. « C’était une excellente occasion de le faire. »
Tensions croissantes
Cet exercice a également marqué un changement majeur dans l’entraînement de l’OTAN.
Après avoir passé des années à apprendre à combattre les insurgés en Afghanistan et en Irak, l’alliance reprend l’entraînement, cette fois pour apprendre à mener une guerre à grande échelle sur le continent européen.
« Notre intervention en Afghanistan n’avait rien à voir avec ce que nous faisons ici », dit le col Boivin, qui, en 2008, commandait un escadron de reconnaissance canadien dans la province de Kandahar, au cœur de l’insurrection talibane. « Nous avons combattu une contre-insurrection pendant plusieurs années, alors qu’ici, c’est un exercice de guerre entre alliés. En Afghanistan, l’ennemi était moins performant que l’ennemi que nous combattons ici. »
L’« ennemi » anonyme des simulations de guerre à grande échelle était, bien sûr, la Russie qui, quelques semaines auparavant, avait effectué ses plus grandes manoeuvres militaires depuis la guerre froide.
L’exercice Vostok 2018 de la Russie en Sibérie comprenait un débarquement amphibie de grande envergure des marines russes dans l’est de l’Arctique russe, mais certains experts estiment qu’ils simulaient une attaque contre le nord de la Norvège.
« Le Canada étant un pays arctique, c’est de toute évidence un type de climat et un type de terrain qui sont de notre ressort », dit le col Boivin. « Et notre entraînement se concentre là-dessus. »
Quelques minutes plus tard, les deux VBL et un VUS Mercedes G-Wagon qui constituaient le quartier général mobile du colonel Boivin étaient de nouveau en mouvement à la recherche d’un autre endroit pour établir les communications. Le soleil étant bas dans le ciel nordique, la brigade sous commandement canadien n’avait plus que quelques heures de lumière du jour pour atteindre son objectif.
À minuit, les rôles se sont inversés : les Canadiens se sont mis en position défensive, alors que la brigade sous commandement italien a commencé à s’entraîner aux opérations offensives.
La logistique, encore et toujours la logistique
Assis dans son bureau provisoire de la base canadienne au bord d’un fjord pittoresque à Orkanger, à environ 200 kilomètres au nord des troupes du colonel Boivin, le lieutenant-colonel Todd Anstey avait d’autres préoccupations.
Étant le commandant de l’Élément de commandement national, qui est une unité de logistique et de soutien, c’est lui qui a organisé le déploiement des troupes canadiennes en Norvège et qui s’est assuré qu’elles disposaient de tout ce dont elles avaient besoin pour manoeuvrer dans cet environnement difficile.
Contrairement aux marines américains, qui avaient la plupart de leurs équipements lourds, y compris les chars Abrams M1A1, entreposés dans d’énormes grottes au centre de la Norvège, les Canadiens ont dû pratiquement tout apporter. Les militaires canadiens ont fait expédier par avion et par bateau plus de 170 conteneurs maritimes et près de 230 véhicules terrestres vers la Norvège.
La plupart des troupes ont pris des avions civils spécialement affrétés pour se rendre en Norvège.
Et là, comme l’exercice tirait à sa fin, le lieutenant-colonel Anstey et son équipe se sont mis à l’oeuvre pour ramener tout cet équipement et toutes ces troupes au Canada.
La planification du déploiement canadien pour Trident Juncture avait pris plus d’un an, selon le lieutenant-colonel Anstey.
« Je pense que, parmi tous les pays de l’OTAN, le Canada possède l’une des plus longues lignes de communication », dit-il.
La capacité du Canada de déployer des éléments des trois commandements de ses Forces armées – l’Armée canadienne, l’Aviation royale du Canada (ARC) et la Marine royale canadienne (MRC) – a prouvé à l’OTAN que le Canada pouvait déployer à long terme une partie importante de ses forces si l’alliance avait besoin de cette aide, poursuit le lieutenant-colonel Anstey.
Toutefois, l’exercice a également montré qu’il faudrait au Canada au moins un mois pour déployer une force importante en Norvège en cas d’urgence réelle, fait remarquer le lieutenant-colonel Anstey.
Le même scénario se produirait si le Canada devait un jour envoyer des renforts en Lettonie, où il commande un bataillon de combat multinational de l’OTAN de 1000 hommes.
Ce qui se passe en Ukraine ne reste pas en Ukraine
La poursuite de l’expansion de l’OTAN vers l’est, associée à l’annexion de la Crimée par la Russie et à son ingérence dans l’est de l’Ukraine pour soutenir les insurgés pro-russes, a replongé Bruxelles et Moscou dans les discours et les déclarations du temps de la guerre froide.
La Russie, de plus en plus préoccupée par le fait que l’OTAN se rapproche de ses frontières occidentales, a réagi en s’engageant dans un vaste programme de réarmement et de modernisation de ses forces armées, mais aussi en défendant de plus en plus vigoureusement ses intérêts nationaux.
Comme ses relations sont tendues avec la Russie, l’OTAN s’entraîne à nouveau à combattre dans des environnements nordiques, peut-être même au nord du cercle polaire arctique, où la Norvège, membre de l’OTAN, a une frontière terrestre commune avec la Russie.
Pour la première fois depuis la fin de la guerre froide, un porte-avions américain, l’USS Harry S. Truman, et son groupe d’intervention au nord du cercle arctique ont participé à l’exercice militaire.
La Russie a réagi en envoyant dans la région son plus grand croiseur de bataille, le Pyotr Velikiy (Pierre le Grand), et en menaçant de procéder à des exercices de tirs réels de missiles.
Regardez une démonstration d’un assaut amphibie par des soldats de l’OTAN à Byneset, au centre de la Norvège :
Après la tenue d’une impressionnante démonstration de la puissance militaire de l’OTAN comprenant un débarquement amphibie par une force multinationale de marines américains, britanniques et néerlandais, soutenue par des hélicoptères, des avions de chasse et même un bombardier stratégique B-1, le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, a déclaré à Radio Canada International que l’alliance a toujours voulu protéger l’Arctique des tensions géopolitiques.
« Cela a été possible pendant de très nombreuses années », a dit M. Stoltenberg. « Ce n’est pas le cas aujourd’hui, car nous avons constaté une augmentation importante de la présence militaire russe dans le Nord, notamment le déploiement de forces navales et de plus de sous-marins, ainsi que la réouverture d’anciennes bases militaires. »
Cependant, l’OTAN n’a pas l’intention de faire la même chose que la Russie dans le Nord, a ajouté M. Stoltenberg.
« Toutefois, nous devons bien sûr nous assurer de pouvoir protéger tous les alliés, surtout ceux qui ont des territoires dans le Nord, dans l’Arctique », a soutenu M. Stoltenberg. « Et nous devons nous assurer que nous sommes capables de maintenir les lignes maritimes de communication dans l’Atlantique Nord, entre l’Amérique du Nord et l’Europe. »
L’OTAN a renforcé sa présence dans l’Arctique en modernisant ses moyens d’intervention maritime et ses avions de patrouille maritime et en renforçant les capacités de l’alliance en matière de lutte anti-sous-marine, a-t-il ajouté.
« Nous déployons tous les efforts pour être en mesure d’assurer aussi des moyens de dissuasion crédibles dans l’Arctique », a ajouté M. Stoltenberg.
L’amiral américain James G. Foggo, commandant du Commandement allié des forces interarmées de Naples, a soutenu que l’exercice avait démontré que l’OTAN n’aurait aucun problème à déployer au besoin des forces encore plus au nord, au-delà du cercle polaire arctique, plus près de la frontière russe.
Toutefois, il doute que cela soit nécessaire un jour et que l’OTAN ait besoin de déployer plus de ressources dans l’Arctique.
« Personne n’a l’intention de militariser l’Arctique. L’Arctique est une région où il y a beaucoup de passage, beaucoup de tourisme, c’est pour cela que nous devons rester vigilants, et qu’il faut assurer la sécurité de tous les pays qui entourent les mers arctiques », a dit l’amiral Foggo. « Personne ne cherche à contester les revendications ou les intérêts particuliers des autres dans l’Arctique. »
Selon le ministre norvégien de la Défense, Frank Bakke-Jensen, l’exercice a mis en avant deux éléments importants.
« Premièrement, nous faisons valoir que nos alliés peuvent venir à notre secours en cas de besoin », dit-il, debout devant le fjord où l’on pouvait encore apercevoir une partie de la force maritime de l’OTAN.
« La deuxième chose, c’est que nous pouvons tester notre concept de défense totale. C’est-à-dire la capacité de nos autorités civiles – les instances sanitaires, les administrations routières, la police – à soutenir les troupes si nous devons recevoir autant de gens. »
Toutefois, M. Bakke-Jensen, qui représente le comté de Finnmark, la région la plus septentrionale de la Norvège, à la frontière de la Russie, ne pense pas que l’alliance se dirige vers une autre guerre froide.
« J’ai grandi pendant la guerre froide. À l’époque, on percevait l’Union soviétique comme une entité sombre et froide de l’autre côté de la frontière », se remémore M. Bakke-Jensen. « Aujourd’hui, nous savons que derrière cette frontière vivent des gens comme nous. Nous savons qu’il faut faire la différence entre le peuple russe d’une part et les autorités russes d’autre part. »
La Norvège ne considère pas que la Russie représente une menace militaire imminente, mais elle ne peut accepter le comportement russe en Ukraine, dit M. Bakke-Jensen.
Mais en même temps, la Norvège tente de coopérer avec la Russie dans d’autres domaines, ajoute-t-il.
« Nous collaborons pour la gestion des stocks de poissons dans la mer de Barents, nous avons un accord de recherche et de sauvetage, nous avons des projets scientifiques, nous avons beaucoup de projets transfrontaliers dans le Nord », affirme le ministre Bakke-Jensen.
« Nous nous efforçons d’entretenir de bonnes relations avec la Russie, mais en même temps, nous devons leur faire savoir que nous ne pouvons pas accepter les violations du droit international que nous avons constatées en Ukraine. »
Une relation compliquée
Le directeur général du département chargé de la politique de sécurité du ministère norvégien des Affaires étrangères, Knut Hauge, consacre une grande partie de son temps aux relations avec la Russie. Il a pour tâche, entre autres, de conseiller le gouvernement sur sa politique à l’égard de la Russie. Ayant passé des années à Moscou et au consulat de Norvège à Mourmansk en tant qu’ancien ambassadeur et consul général en Russie, Knut Hauge connaît bien tous les rouages de cette relation complexe.
La Norvège et la Russie ont une frontière commune depuis des siècles. En fait, le premier accord frontalier entre la Norvège et la République russe de Novgorod a été signé en 1326, relate Knut Hauge.
« Bien sûr, nous savons que notre relation avec la Russie n’est pas d’égal à égal, la Norvège étant un petit pays atlantique et la Russie un immense pays eurasien », dit M. Hauge, dans son bureau du ministère des Affaires étrangères qui donne sur le centre-ville d’Oslo.
« En fait, nos relations ont toujours été marquées par ce défi de taille. »
Les relations entre la Norvège et Moscou sont depuis toujours basées sur le respect des intérêts légitimes de la Russie, même pendant la guerre froide, et elles le sont encore aujourd’hui, dit M. Hauge.
Cela veut dire, par exemple, qu’il ne faut pas déployer trop de troupes près de la frontière russe, car la péninsule de Kola, en Russie, est la principale base d’étape de sa flotte de sous-marins nucléaires stratégiques, et elle abrite certaines de ses principales installations militaires, explique-t-il.
« C’est pourquoi, d’une part, nous essayons de mener une politique de réassurance stratégique à l’égard de la Russie », ajoute-t-il. « Et d’autre part, il est très, très important et nécessaire de faire preuve de fermeté ou même de dissuasion à l’égard des Russes. »
Cela veut dire qu’Oslo doit être crédible s’il tient à définir les limites à ne pas franchir dans ses relations avec Moscou, dit-il.
Et Oslo doit également faire preuve de grande transparence à l’égard de Moscou quant à la définition et la communication de ses intérêts en matière de sécurité nationale, poursuit M. Hauge.
« En fait, pour pouvoir dialoguer avec un voisin aussi puissant que la Russie, nous, qui sommes un petit pays, devons absolument avoir l’appui de nos alliés et notre défense doit être crédible », soutient M. Hauge. « Et cet exercice montre que nous faisons partie d’une alliance crédible, capable de nous épauler en cas de besoin. »
La partie terrestre de l’exercice s’est déroulée dans le centre de la Norvège, à près de 900 kilomètres de la frontière avec la Russie, mais les manoeuvres aériennes et maritimes étaient beaucoup plus proches de la frontière russe.
Selon M. Hauge, faire ces manoeuvres plus près de la Russie aurait été une « provocation tout à fait inutile ».
Pourtant, la Russie ne peut que s’en prendre à elle-même pour la démonstration de force de l’OTAN, fait-il remarquer.
« Il est absolument indéniable qu’il s’est produit un revirement majeur au sein de l’OTAN après l’agression russe contre l’Ukraine, en 2014 », dit M. Hauge. « D’une certaine façon, ce que nous avons fait depuis, c’est d’essayer de ramener les forces de l’OTAN en Europe après son engagement en Afghanistan. »
Et le processus de transformation de l’OTAN déclenché par le comportement russe en Ukraine est toujours en cours, selon lui.
« Pour nous, il était extrêmement important de souligner la nécessité de nous concentrer sur les liens transatlantiques : d’abord les liens politiques, mais aussi les liens physiques, c’est-à-dire veiller à maintenir les voies de communication maritimes ouvertes en cas de crise ou de conflit », explique M. Hauge.
Ayant vécu de nombreuses années en Russie, Hauge comprend que les Russes peuvent se sentir menacés.
« Nous estimons, objectivement bien sûr, qu’il n’y a absolument aucune raison pour qu’ils se sentent menacés », soutient M. Hauge. « L’idée que 29 pays plus ou moins démocratiques s’unissent pour mener une guerre d’agression contre la Russie est ridicule; ça n’arrivera jamais. »
Pourtant, les Russes ont le sentiment de subir constamment des « attaques hybrides » de la part de l’Occident, qui tente depuis de nombreuses années d’exporter son mode de gouvernance démocratique libérale vers la Russie, remarque M. Hauge.
« C’est perçu comme une menace parce qu’ils croient, à tort ou à raison, que cela ébranlerait l’ensemble de l’État russe », poursuit M. Hauge.
Une alliance en croissance constante
Glenn Diesen, un expert norvégien en politique étrangère et en politique de sécurité de la Russie, explique que la cause profonde de tous les problèmes entre l’OTAN et la Russie est un désaccord fondamental sur la nature de l’alliance.
« Je dirais que l’OTAN a trois fonctions », dit M. Diesen dans une entrevue accordée par Skype à partir de Moscou, où il enseigne à l’École supérieure de sciences économiques, l’une des principales universités russes fondée en 1992 par d’éminents réformateurs russes de l’économie de marché.
« La première consiste en une alliance militaire défensive traditionnelle, dont la tâche est de dissuader toute agression contre l’un de ses membres. C’était sa fonction pendant la guerre froide. Ensuite la deuxième fonction de l’OTAN, c’est d’être aussi une communauté de valeurs, un cercle de démocraties libérales. »
Mais l’alliance a également une troisième fonction, qu’elle ne crie pas sur tous les toits, affirme Diesen.
« La troisième fonction consiste à être également une alliance militaire expansionniste et offensive », poursuit M. Diesen. « Nous ne pouvons éluder cet état de fait parce que l’OTAN ne cesse de s’étendre et refuse de se fixer des limites; elle a démontré qu’elle était prête à s’ingérer dans les élections et même à faire tomber des gouvernements, dans le but de constamment avoir des gouvernements désireux de se joindre à l’OTAN. »
Le Kremlin a une interprétation très différente des événements de 2014 et considère que ce sont les agissements de l’Occident, qui cherchait activement à renverser le président démocratiquement élu de l’Ukraine Viktor Ianoukovitch, qui ont finalement poussé Moscou à prendre le pouvoir en Crimée et à intervenir en Ukraine orientale, explique l’expert norvégien.
Ces vingt dernières années, l’OTAN a également eu recours à la force en violation de la Charte des Nations unies dans l’ex-Yougoslavie, son annexion de facto du Kosovo a entraîné le démembrement de la Serbie, fait remarquer M. Diesen.
Lorsque la Russie s’oppose à l’expansion de l’OTAN à ses frontières, ce n’est pas parce qu’elle est paranoïaque ou qu’elle est contre les démocraties libérales, comme cela se dit souvent en Occident, poursuit-il.
« On ne peut pas ignorer cette troisième composante de l’OTAN, cet élément expansionniste très agressif », soutient M. Diesen.
De son côté, M. Hauge explique que l’OTAN ne pouvait tout simplement pas rejeter les anciens États satellites de l’Union soviétique qui demandaient sa protection.
« Aurions-nous dû dire aux pays baltes? Qu’ils étaient condamnés à rester dans une zone grise entre la Russie et l’Occident? Qu’ils devaient demander à Moscou s’ils pouvaient se joindre à l’OTAN? » se demande M. Hauge. « Parce que c’est ça l’envers de la médaille pour ceux qui reprochent à l’OTAN de trop s’étendre. »
De plus, ce ne sont pas uniquement les anciens États satellites de la Russie ou de l’Union soviétique qui se rapprochent de l’OTAN, mais deux pays neutres, la Suède et la Finlande, qui ont envoyé une force militaire multinationale participer à l’exercice.
La participation de la Suède et de la Finlande à Trident Juncture met en évidence une nouvelle réalité : les deux pays cherchent à coopérer plus étroitement avec l’OTAN en matière de défense, malgré leur neutralité, qui dans les faits n’a de neutralité que le nom, expose Knut Hauge.
« Cela aurait été impensable pendant la guerre froide, poursuit M. Hauge. C’est quelque chose qui s’est développé après 2014. »
La coopération dans les domaines de la sécurité et de la défense entre les cinq pays nordiques – Danemark, Finlande, Islande, Norvège et Suède – est aujourd’hui beaucoup plus étroite que durant toute la période de la guerre froide.
En 2009, ces pays ont créé la Coopération de défense nordique (NORDEFCO), un accord de coopération dans le domaine de la défense et des acquisitions militaires qui n’est pas vraiment une alliance militaire formelle. La Suède et la Finlande ont également renforcé leur coopération avec l’OTAN.
« Ce à quoi nous aspirons tous, nous les Norvégiens, les Finlandais, les Suédois ou les États baltes, c’est la stabilité et la prévisibilité dans un monde qui est en constante évolution », déclare M. Hauge.
L’adhésion de ces pays à l’OTAN serait une étape tout à fait logique qui conclurait un processus enclenché après la guerre froide : la Suède et la Finlande se sont rapprochées progressivement de l’Occident, puis ont adhéré à l’Union européenne, dit-il.
En même temps, d’autres affirment que cela exacerberait inutilement les tensions dans la région et changerait la donne stratégique, dans la mesure où l’OTAN borderait le nord-ouest de la Russie, du golfe de Finlande au Grand Nord norvégien, dit M. Hauge.
Selon l’expert norvégien Glenn Diesen, la poursuite du renforcement militaire de l’OTAN le long de la frontière nord-ouest de la Russie dans les pays baltes et dans la péninsule de Kola modifiera en fait les calculs politiques de Moscou.
M. Diesen comprend très bien pourquoi la Suède et la Finlande pourraient s’inquiéter du nouvel essor de la Russie. Mais il soutient toutefois que l’adhésion à l’OTAN ne résoudra pas leur problème de sécurité militaire. En fait, elle fera exactement l’effet contraire : elle poussera la Russie à déployer des forces encore plus importantes pour protéger sa frontière.
« Penser que si nous déployons assez de troupes à la frontière russe, les Russes obéiront aux ordres et feront ce qu’on leur dit, ça relève du pur fantasme », dit-il.
La Russie se tourne vers la Chine
En outre, cela poussera la Russie à se tourner un peu plus vers la Chine, qui affiche en ce moment des ambitions croissantes dans le monde, y compris un intérêt grandissant pour l’Arctique, dit M. Diesen.
« La Chine a maintenant son propre modèle d’intégration du continent eurasiatique, qui consiste notamment à s’approprier les leviers géoéconomiques du pouvoir », explique M. Diesen, qui a abordé cette question dans son livre intitulé Russia’s Geoeconomic Strategy for a Greater Eurasia. « Elle y parvient en reprenant un grand nombre d’industries stratégiques, en développant de nouveaux corridors de transport et en se dotant de nouveaux instruments financiers. »
La Russie a toujours essayé de limiter les ambitions de la Chine dans l’Arctique, mais son conflit avec l’Occident a forcé le Kremlin à se tourner vers l’Est, dit-il.
« Aujourd’hui, on constate que la Russie prend en considération la présence de la Chine dans l’Arctique », poursuit-il.
La Chine a investi des milliards de dollars dans le développement de la production russe de gaz naturel liquéfié dans la péninsule de Yamal et a collaboré avec Moscou pour développer la navigation transarctique le long de la route maritime du Nord, au large des côtes arctiques russes.
En janvier 2018, la Chine a officiellement publié un livre blanc sur sa politique en Arctique. Le document politique, qui désigne la Chine comme un « État proche de l’Arctique », prévoit le développement de la Route polaire de la soie dans le cadre d’un projet grandiose appelé « Belt and Road Initiative (BRI) ». Ce projet mis de l’avant par Pékin, estimé à 1 billion de dollars, est conçu pour améliorer les infrastructures de transport entre l’Asie et l’Europe.
« La Russie et la Chine peuvent exercer une grande influence géoéconomique sur l’Arctique si elles arrivent à en faire un corridor de transport où les États-Unis n’auraient aucune mainmise. Ce serait la seule grande voie navigable qui échapperait à leur emprise», expose M. Diesen, ajoutant que cette région abrite également d’importantes ressources en hydrocarbures et en minéraux.
Pourtant, pour que cette stratégie fonctionne, la Russie et la Chine ont toutes deux besoin de partenaires en Occident.
Une frontière ouverte
Le maire Rune Rafaelsen espère que sa municipalité de Sør-Varanger, située dans la région la plus septentrionale du comté de Finnmark, en Norvège, deviendra une plaque tournante des transports sur cette nouvelle route polaire de la soie reliant la Russie et la Chine au reste de l’Europe.
Assis dans son bureau du deuxième étage donnant sur la rue principale de Kirkenes, centre administratif de Sør-Varanger, Rune Rafaelsen, un ancien professeur devenu politicien, nous donne une petite leçon d’histoire pour nous expliquer la particularité de cette région limitrophe de la Russie, à l’est, et de la Finlande, au sud.
« À Kirkenes, on se trouve dans une partie de la Norvège qui s’est jointe très tard au royaume », dit Rafaelsen. « En fait, lorsque la Norvège a adopté sa Constitution en 1814, personne de cette région n’était présent; la frontière entre la Norvège et la Russie avait été négociée pendant 200 ans sans que personne ne trouve de solution. »
Ce n’est que lorsque l’un des maréchaux de la Grande Armée de Napoléon, Jean-Baptiste Jules Bernadotte, est devenu roi de Suède et plus tard de Norvège, fondant la maison royale Bernadotte de Suède (et de Norvège jusqu’en 1905), que la frontière avec la Russie au Finnmark a été tracée en mai 1826.
« Il s’agit donc de la plus ancienne frontière de Russie et de la plus récente frontière de Norvège, dit M. Rafaelsen. Mais à Christiania, qui était la capitale de la Norvège avant qu’elle ne soit renommée Oslo, personne n’avait aucune idée de ce qui se passait ici. »
L’Union soviétique a perdu le contrôle de sa région frontalière avec la Norvège quand elle a été contrainte de céder à la Finlande le corridor dit de Petsamo, qui comprenait un port libre de glace sur l’océan Arctique, en vertu du Traité de paix de Tartu de 1920.
La région de Kirkenes et Petsamo, où se trouvent de riches mines de nickel, a connu de violents combats pendant la Seconde Guerre mondiale. L’Allemagne nazie, qui a occupé la Norvège en 1940, a utilisé Kirkenes comme point de départ pour son offensive contre la ville portuaire stratégique russe de Mourmansk en 1941.
Le 25 octobre 1944, l’Armée rouge a repris la région, a libéré Kirkenes de l’occupation des Allemands, qui battaient en retraite, et a rétabli les frontières telles qu’elles étaient en 1826, raconte M. Rafaelsen. Près de 2900 soldats soviétiques sont morts dans l’opération de libération du nord de la Norvège.
Bien que la Norvège ait adhéré à l’OTAN en 1948 et que le rideau de fer ait fermé les 195,7 kilomètres de frontière entre les deux pays pendant près de quatre décennies, la population de Kirkenes n’a jamais oublié ses libérateurs soviétiques.
Effectivement, un monument à la mémoire des « braves soldats soviétiques » se dresse toujours sur la colline qui surplombe le centre-ville de Kirkenes et le port.
Quand il était jeune lieutenant affecté à la garnison des gardes-frontières à Kirkenes dans les années 1970, Hauge se rappelle qu’il a été frappé par la différence d’attitude entre ses troupes, dont la plupart venaient du sud ou du centre de la Norvège, et la population de la ville.
La frontière du Finnmark était l’un des deux lieux où l’OTAN a eu un contact direct avec l’Union soviétique à proprement parler, l’autre étant la frontière de la Turquie dans le Caucase du Sud.
« Nous nous attendions à une attaque n’importe quelle nuit, nous étions prêts à affronter l’Armée rouge, raconte M. Hauge. Mais dans le centre-ville de Kirkenes, même pendant la guerre froide, les gens étaient complètement détendus. Il y avait un contraste énorme entre les hommes de la garnison et la population du centre-ville. »
Les premiers Russes ont commencé à venir à Kirkenes en 1988, lorsque la politique de perestroïka et de libéralisation du dirigeant soviétique Mikhaïl Gorbatchev a été mise en place en URSS. Ils n’étaient pas là en tant qu’occupants, mais pour faire leurs achats, tellement ils étaient avides de produits occidentaux, dit Rafaelsen.
Puis il y a eu la chute du mur de Berlin et, à la fin de 1991, l’Union soviétique n’existait plus. La Norvège a été l’un des premiers pays à reconnaître la Fédération de Russie.
En 1993, la Suède, la Finlande, la Norvège, le Danemark, l’Islande, la Fédération de Russie, l’Islande et la Commission européenne ont signé la Déclaration de Kirkenes, pour créer la Région euro-arctique de Barents (BEAR).
« C’était l’initiative la plus importante qu’ait jamais prise la Norvège en matière de politique étrangère, à l’exception, bien sûr, de son adhésion à l’OTAN, relate M. Rafaelsen. Tous les vrais défis que doit relever la Norvège en matière de politique étrangère sont liés au Nord, parce que nous avons un voisin très complexe, qui est la Russie. »
C’est pour cette raison que Kirkenes est le centre géopolitique de la Norvège, affirme M. Rafaelsen.
« Il ne se passe rien à Oslo, il n’y a pas de pétrole, il n’y a pas de poisson, il n’y a pas de frontière russe », explique-t-il.
L’accord de coopération de Barents a donné lieu à une incroyable ouverture des régions frontalières de Norvège, de Russie et de Finlande entre elles.
Aujourd’hui, près de 10 % de la population de Kirkenes est russe ou parle le russe. D’ailleurs, la plupart des panneaux sur les bâtiments municipaux sont écrits en norvégien et en russe.
Les deux pays appliquent un régime frontalier d’exemption de visa pour les résidents des régions frontalières, ce qui permet aux Russes de passer en Norvège pour acheter des produits électroniques et des couches, tandis que de nombreux Norvégiens se rendent en voiture à Nikel, ville russe voisine, pour faire le plein d’essence russe à bon marché.
« Le but de l’accord de coopération de Barents était d’intégrer la Russie dans l’économie occidentale et, bien sûr, nous avions beaucoup d’attentes quant au développement de la démocratie en Russie, qui ne s’est pas produit », explique M. Rafaelsen.
Le climat politique entourant la coopération transfrontalière s’est dégradé dès que la Norvège a joint sa voix aux sanctions occidentales contre la Russie à la suite de l’annexion de la Crimée et de son ingérence en Ukraine orientale pour soutenir les rebelles pro-russes.
« Je sens que les gens sont plus silencieux, nous ne discutons pas aussi ouvertement qu’avant de ce qui se passe en Russie, constate M. Rafaelsen. Quand je parle à mes amis russes, ils sont plus discrets. »
Sur le plan économique, Moscou a riposté contre Oslo en suspendant les importations de poisson et de produits de la mer norvégiens vers la Russie.
Mais dans beaucoup d’autres secteurs, tout se passe comme si de rien n’était, poursuit M. Rafaelsen.
Par exemple, des chalutiers russes viennent encore à Kirkenes pour faire exécuter des travaux de réparation et d’entretien par une entreprise locale appelée Kimek, dit Rafaelsen.
Environ 70 % des transactions d’affaires de Kimek proviennent de clients russes. Et Kirkenes est le principal port de la flotte russe de pêche au crabe royal.
« Kirkenes, en tant que ville frontalière, a un grand potentiel, dit-il. Mais vu que nous sommes un petit pays, nous devons entretenir de bonnes relations avec la Russie; il y a beaucoup de possibilités en ce qui concerne la frontière, mais nous devons rester fermes en ce qui concerne notre alliance avec l’OTAN. »
Pour M. Hauge, l’obstacle principal dans le développement des relations transfrontalières est lié à l’évolution de la situation en Russie même.
« Les difficultés auxquelles sont confrontées les organisations non gouvernementales et la société civile en Russie aujourd’hui, ainsi que […] certains problèmes économiques et l’attitude générale du gouvernement russe à l’égard de la coopération avec les étrangers sont en fait les problèmes principaux qui peuvent entraver la coopération transfrontalière, explique M. Hauge. Bien sûr, la situation actuelle entre l’Est et l’Ouest ne joue pas en sa faveur; surtout que c’est elle qui définit le cadre dans lequel nous devons opérer. »
Mais la Norvège s’efforce de maintenir des échanges continus avec la Russie, tant entre les localités et les régions qu’entre les États, dit-il.
« Il ne se passe pratiquement pas une semaine sans que se tiennent des réunions pour aborder des questions d’intérêt commun », constate M. Hauge.
Il est peu probable que la Russie devienne un jour un « paradis social-démocrate libéral » comme la Norvège, la Suède ou le Danemark, mais ce n’est pas une raison pour perdre tout espoir, dit quant à lui M. Rafaelsen.
« Nous devons résoudre le problème de l’Ukraine et de la Crimée, cela ne va pas être facile, conclut M. Rafaelsen. Je pense que la meilleure façon de le faire est d’impliquer la Russie dans notre vie économique. Nous devons défendre nos valeurs démocratiques et je pense que, tôt ou tard, ils devront les accepter. Mais le pire qui puisse arriver, c’est qu’on ferme la frontière ici. Ce n’est pas du tout la chose à faire. »
Auteur
Levon Sevunts est un journaliste installé à Montréal, au Canada, lauréat de plusieurs prix de journalisme.
Né en Arménie, où il a grandi, Levon a commencé sa carrière journalistique en 1990; il a couvert les guerres et les troubles civils dans le Caucase et en Asie centrale.
Il a émigré au Canada en 1992, où il a appris l’anglais et a poursuivi sa carrière de journaliste. Ses affectations l’ont mené des rues de Montréal à l’Extrême Arctique canadien, des montagnes de l’Hindou Kouch, en Afghanistan, à la guerre du Darfour, dans le Sahara.
En 2010, Levon est à l’origine du projet de site d’information spécialisé sur l’Arctique de Radio Canada International, Eye on the Arctic. Son court documentaire Seal Ban – The Inuit Impact a remporté en 2011 un Webby Award dans la catégorie News and Politics Individual Episode (Actualité politique à épisode unique).
Twitter : @levonsevunts
Courriel : levon.sevunts@radio-canada.ca