Des Inuit veulent lier l’économie à l’environnement

À Taloyoak, la communauté continentale du Nunavut la plus septentrionale au Canada, des Inuit cherchent à protéger leur territoire en misant sur une économie à échelle humaine, sociale et prospère.

 

 

Texte et photos : Eilís Quinn
Éditeur Web : Zoubeir Jazi

 

 

Il fait -31°C sur le terrain vallonné de la péninsule de Boothia, mais Jimmy Ullikatalik, directeur de l'Association Taloyoak Umarulirijigut, un regroupement de chasseurs et de trappeurs de la région, donne vie au paysage glacé et enneigé à travers ses connaissances. De temps en temps, il arrête sa motoneige pour montrer des éléments tantôt typiques d’un tel environnement – comme les routes de migrations des animaux ou des cabanes de chasse – tantôt remarquables, comme une formation rocheuse perchée qui semble défier la gravité.

« Nous voulons montrer au Canada qu’un endroit peut être dépourvu d’exploitation minière ou de prospection de ressources tout en restant prospère », insiste Jimmy Ullikatalik en regardant le terrain qui ferait partie de l’éventuelle zone protégée et conservée par les Inuit d’Aqviqtuuq.

 PHOTO : RADIO-CANADA / REGARD SUR L’ARCTIQUE / EYE ON THE ARCTIC / EILIS QUINN

La péninsule de Boothia, appelée Aqviqtuuq en natsilingmiutut, l’idiome des Inuit de cette partie du Nunavut, se situe dans le passage du Nord-Ouest. La péninsule se trouve juste au sud de l'île Somerset, et est encadrée par le détroit de Larsen à l'ouest et le golfe de Boothia à l'est.

La faune dans cette région est abondante : les caribous, les boeufs musqués et les ours polaires sur la terre ferme, les baleines et les phoques dans la mer, et des poissons comme l'omble de l’Arctique, la morue et la truite dans les rivières et les lacs.

Et pour les 934 habitants de Taloyoak, une communauté inuit nichée au sud-ouest de la péninsule le long de la baie de Spence, toutes ces créatures sont essentielles.

La communauté de Taloyoak

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« Nous sommes une communauté desservie uniquement par avion, donc nous ne pouvons pas obtenir de produits frais à moins qu'ils ne soient acheminés depuis Winnipeg, Edmonton ou Yellowknife, et même dans ce cas, les prix sont fous »,  explique Peter Aqqaq, le directeur adjoint de l'organisation des chasseurs et trappeurs.

« C'est pourquoi il est vraiment important pour nous en tant que communauté de pouvoir accéder à notre nourriture traditionnelle, non seulement pour notre régime alimentaire et pour des raisons culturelles, mais aussi parce que le coût de la vie ici est extrêmement élevé. »

La chasse de subsistance est également la pierre angulaire du réseau traditionnel de partage alimentaire de la communauté. Dans ce système, les chasseurs fournissent de la nourriture aux personnes qui n'ont pas de chasseurs dans leur famille ou qui n'ont pas les moyens financiers d'acheter du matériel tel que les motoneiges, les VTT, l'essence et les armes nécessaires pour aller chasser sur le territoire.

« En fin de semaine, j'ai pu obtenir un boeuf musqué  », note M. Aqqaq. « Juste la viande elle-même pesait 250 livres. J'ai pu la partager avec les membres de la communauté, et avoir encore environ deux bonnes semaines de viande pour moi et ma famille. »

Un homme dans un village enneigé.

« Il est important de préserver notre environnement pour mes arrière-petits-enfants et les générations futures, afin qu'ils puissent voir les mêmes animaux en bonne santé que ceux que je chasse aujourd'hui », lance Peter Aqqaq, directeur adjoint de l'association de chasseurs et de trappeurs de Taloyoak.

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Le spectre d’un vieux projet énergétique

Le désir de la communauté de protéger la péninsule remonte aux années 1970, lorsque Panarctic Oils Ltd., une coentreprise constituée de sociétés énergétiques comme Imperial Oil, Gulf Canada Resources et Mobil Oil Canada, a commencé à découvrir des gisements de gaz naturel dans l'archipel arctique du Canada.

À l'époque, le ministre des Affaires indiennes et du Développement du Nord, Jean Chrétien, avait déclaré que les découvertes de Panarctic justifient l'étude des itinéraires de gazoducs depuis l'île Cornwallis, à environ 400 km au nord de la péninsule de Boothia, jusqu'aux marchés du sud du Canada, à 2000 km de distance.

« Les ainés de l'époque ne voulaient rien savoir d’un tel projet près d'Aqviqtuuq, relate M. Ullikatalik. Ils savaient qu’une fois que le pipeline serait là, il allait perturber l'écosystème et la faune et potentiellement le modifier à jamais.  »

Du muktuk de narval. Le narval est l’un des mammifères marins dont se nourrissent les Inuits de Taloyoak.

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Le projet de pipeline a été abandonné dans les années 1980 en raison d’obstacles politiques et réglementaires, des fluctuations du marché de l'énergie et des défis techniques de l'époque.

Mais pour les résidents de Taloyoak, cet épisode s’est avéré être un rappel de la vulnérabilité de la communauté face aux intérêts économiques externes.

Depuis 2016, le Canada a imposé un moratoire sur l'exploration commerciale de pétrole et de gaz dans l'Arctique, une politique qui doit être réévaluée tous les cinq ans.

Les chasseurs de Taloyoak se méfient malgré tout d’éventuels changements de politique. Ils craignent également que l'intérêt croissant de la communauté internationale pour les minéraux nécessaires aux technologies vertes ne transforme à nouveau leur région en cible pour l'exploration commerciale.

« Nous ne sommes pas contre l'exploitation minière, nous ne sommes pas contre le développement, nous sommes juste contre ça, ici  », insiste M. Ullikatalik, soulignant que les aînés ont depuis longtemps averti que l’étroitesse de la péninsule la rendrait particulièrement sensible à l'industrialisation.

Nous ne pouvons pas manger de l’or, et nous ne pouvons pas manger de minéraux de terres rares, nous mangeons des choses comme du poisson et du caribou et c’est ce que nous voulons protéger. Jimmy Ullikatalik, directeur de l'Association Taloyoak Umarulirijigut

Les jeunes chasseurs de la communauté se disent quant à eux inquiets du développement industriel futur dans leur région et craignent de ne plus pouvoir compter sur la terre comme leurs parents l'ont fait.

« J'ai passé passé toute ma vie à chasser et camper », explique Tad Tulurialik, 24 ans, avant de décrire l'importance de la péninsule pour les animaux pendant la saison de mise bas et d'accouplement.

Tad Tulurialik, 24 ans, chasseur et gardien du territoire à Taloyoak.

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« C'est pourquoi je pense que c'est une bonne chose de protéger nos terres contre l'exploitation minière et les explorations, et de veiller à ce que notre nourriture ne soit pas contaminée. »

En 2015, les chasseurs et les trappeurs de Taloyoak ont demandé au Fonds mondial pour la nature (WWF) de soutenir le plan de la communauté.

Depuis, le Fonds a apporté son expertise technique et du financement, et a déclaré que la décision avait été facile à prendre compte tenu de l'importance et de l'impact potentiel du projet.

« Ce qui est important dans ce projet, c'est qu'il est entièrement mené au niveau local et que ses bénéfices restent dans la communauté », indique Brandon Laforest, spécialiste de la conservation de l'Arctique au WWF-Canada.

« Nous avons besoin d'un développement durable dans le Nord. Mais il est également important que les communautés prennent l'initiative de déterminer où ce développement doit avoir lieu, et je pense qu'il est tout à fait compréhensible que certaines régions soient considérées comme des zones interdites par les communautés. »

Réunion du conseil des chasseurs et des trappeurs à Taloyoak, au Nunavut. De gauche à droite : Henry Lyall, David Anavilok, Peter Aqqaq, Viola Neeveacheak, George Aklah, Joe Ashevak, Jimmy Ullikatalik et Elizabeth Aiyout.

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Une réalité économique unique au pays

Malgré la beauté spectaculaire de Taloyoak, la communauté est toujours confrontée à des défis économiques.

En tant que communauté la plus septentrionale du Canada continental, elle est non seulement isolée par rapport au sud du pays, mais de nombreux habitants la décrivent comme isolée même au sein du Nunavut, en raison des acrobaties logistiques nécessaires pour s'y rendre.

Cette réalité, associée à sa faible population, a un impact sur tout, des initiatives de développement économique aux possibilités d'éducation, en passant par le coût des marchandises.

Taloyoak est éloignée de plus de 1260 km de la capitale du Nunavut, Iqaluit.

 PHOTO : DATAWRAPPER

Pour les personnes impliquées dans le projet Aqviqtuuq, la création d'une zone protégée offrirait plus qu'une simple conservation; elle générerait des emplois axés sur la chasse et la pêche durables.

Les emplois créés iraient de l'écotourisme à l’augmentation du nombre de gardiens du territoire, en passant par l'exploitation d'une installation de découpe et d'emballage qui transformerait les produits alimentaires locaux, en veillant à ce qu'ils soient accessibles à des prix abordables pour la population.

L'équipe d'Aqviqtuuq affirme que cela permettrait à la communauté d'éviter les emplois liés à l'exploitation minière et aux ressources naturelles souvent vantés pour le Nord. Ces postes requièrent souvent des compétences spécialisées qui ne sont pas disponibles ou faciles à obtenir dans les communautés éloignées, ce qui exclut une grande partie de la population locale.

Des quamatiks, les traîneaux que les Inuit utilisent pour chasser et se déplacer, à Taloyoak. Les compétences traditionnelles de la communauté constituent la base de l’économie sociale qu’elle tente de mettre en place.

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Au contraire, les emplois liés à l’aire protégée sont déjà ancrés dans les compétences et les pratiques culturelles inuit que la majorité des habitants du hameau possèdent déjà.

Le maire de Taloyaok, Lenny Panigayak, note que c'était l'une des raisons pour lesquelles la communauté dans son ensemble soutenait l'initiative.

« Nous sommes une communauté forte, mais le chômage est un grand défi », indique-t-il. « Les mines créent des emplois, mais à court terme – 10, voire 20 ans. Mais une fois que tous les minerais sont épuisés, il ne reste plus rien pour la communauté. »

L’IPCA d’Aqviqtuuq nous aiderait à nous relever, en faisant ce qu’on nous a appris à faire et ce que nous faisons depuis des générations : une chasse et une pêche durables, et la protection de la terre.Lenny Panigayak, maire de Taloyaok

En 2023, l’Institut pour l’intelliprospérité, un réseau de recherche et un groupe de réflexion politique de l'Université d'Ottawa, a publié un rapport sur l'économie de la conservation au Nunavut, ainsi qu'une étude de cas sur le projet Aqviqtuuq.

Michael Twigg, directeur du programme de l'Institut pour l'utilisation des terres, la nature et l'agriculture, suggère que, même si ça ne semble pas évident au départ, la conservation des terres peut servir de base essentielle à la croissance économique dans les petites communautés nordiques comme Taloyoak.

« Est-ce que quelque chose quelque chose comme l'installation de découpe et d'emballage pourrait être mis en place sans une zone de conservation? Probablement », croit M. Twigg. « Mais avec la protection réglementaire de cette zone, vous avez la stabilité de l'approvisionnement pour l'installation, sachant qu'il ne sera pas perturbé. Ça permet la création d'une structure économique de gros où les gens peuvent investir dans leur capacité de récolte grâce à cette certitude. »

Ullikatalik et le reste de l'association Taloyoak Umarulirijigut sont optimistes et se rapprochent de plus en plus de leur objectif.

L’équipe d’Aqviqtuuq affirme que la création d’une aire protégée gérée en vertu de l’« Inuit Qaujimajatuqangit » (le savoir inuit) jetterait les bases d’emplois fondés sur les compétences et la culture traditionnelles des Inuit.

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Certains aspects de leur plan pour Aqviqtuuq commencent déjà à attirer l’attention.

Le projet de souveraineté alimentaire Niqihaqut de Taloyoak, qui comprend la future installation de découpe et d'emballage et la récolte durable qui la soutiendra, a reçu en 2021 le prix Arctic Inspiration, assorti d’une bourse de 451 000 $ pour aider à la construction de l'installation. Cette distinction remise chaque année récompense des projets novateurs dans le Nord en fournissant des fonds de démarrage pour aider les équipes gagnantes à réaliser leurs plans.

L'ouverture de l'installation est prévue pour l'automne 2025.

À l'heure actuelle, il n'existe pas de législation au Canada pour la création d'aires protégées et conservées autochtones. C'est pourquoi le processus de création de ce type d'aires de conservation est complexe et nécessite des discussions et des accords entre les communautés autochtones ou inuit, les associations régionales autochtones ou de revendications territoriales (comme la Kitikmeot Inuit Association dans le cas d'Aqviqtuuq), ainsi que les gouvernements provinciaux ou territoriaux et, finalement, Ottawa.

L'association des chasseurs et des trappeurs est actuellement engagée dans ce processus, mais Jimmy Ullikatalik affirme que lui et les autres chasseurs de Taloyoak sont déterminés à mener à bien le projet, quels que soient le calendrier et la complexité du processus.

« Les Inuit Inuit veulent simplement être sur leurs terres, profiter de leur cabane de chasse, faire des choses comme préparer du poisson sec pour l'hiver, a-t-il déclaré. C'est pourquoi nous rêvons de protéger nos terres et de créer une économie sociale. »


À propos

Eilís Quinn est journaliste et responsable du site Regard sur l’Arctique/Eye on the Arctic, une coproduction circumpolaire de Radio Canada International. En plus de nouvelles quotidiennes, Eilís produit des documentaires et des séries multimédias. Elle s’intéresse notamment aux problèmes auxquels font face les peuples autochtones dans l’Arctique. Son documentaire Bridging the Divide a été finaliste aux Webby Awards 2012.

Son travail en tant que journaliste au Canada et aux États-Unis, et comme animatrice pour la série de Worldwide Discovery/BBC intitulée Best in China, l’a menée dans certaines des régions les plus froides du monde, telles que les montagnes tibétaines, le Groenland et l’Alaska; et les régions arctiques du Canada, de la Russie, de la Norvège et de l’Islande.

Twitter : @Arctic_EQ
Courriel : Eilís Quinn