Ce monument à la mémoire de Roman Choukhevytch, commandant suprême de l'Armée d’insurrection ukrainienne de 1943 à 1950, date de sa mort, a été érigé dans les années 1970 à l'entrée du Ukrainian Youth Unity Complex à North Edmonton, en Alberta. Canada. (Photo: gracieuseté de John-Paul Himka)
Un monument canadien dédié à un héros d'une révolte nationaliste antisoviétique en Ukraine soulève quelques inquiétudes quant à la manipulation de la mémoire historique à des fins politiques.
Choukhevytch est vénéré par certains pour sa lutte pour l’indépendance de l’Ukraine contre la Pologne, l’Union soviétique et plus tard l’Allemagne.
Les détracteurs de ce monument affirment que Roman Choukhevytch était également un homme de main nazi impitoyable, et que le fait de l’honorer donne des munitions à la machine à propagande du Kremlin, qui conteste la légitimité d’un État ukrainien.
Le buste en bronze de Choukhevytch, un des dirigeants de l'Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN) et commandant de l'Armée d’insurrection ukrainienne (connue sous son acronyme ukrainien UPA) pendant et après la Seconde Guerre mondiale, trône discrètement depuis 45 ans à l'entrée du complexe Ukrainian Youth Unity à North Edmonton, en Alberta, au Canada.
Le regard sévère de Choukhevytch a vu défiler plusieurs générations de Canadiens d'origine ukrainienne qui venaient dans ce centre faire diverses activités communautaires, ignorant tout du passé nébuleux de ce héros national de la guerre, lourd de massacres et de nettoyages ethniques.
Cependant, quelques tweets, envoyés par l'ambassade de Russie à Ottawa en octobre dernier, dénonçant l’existence de monuments nazis au Canada ont braqué les projecteurs sur le passé en temps de guerre de l'OUN et de l'UPA et sur l'un de ses dirigeants les plus célèbres et les plus controversés.
Ces tweets ciblaient trois monuments : le buste de Choukhevytch et deux monuments aux anciens combattants de la 14e Division de la Waffen SS « Galicie », qui a été rebaptisée 1re Division ukrainienne peu avant la fin de la Seconde Guerre mondiale. L'un de ces monuments est situé au cimetière St. Michael's à Edmonton, et l'autre se trouve à Oakville, en Ontario.
L'historien ukrainien canadien John-Paul Himka croit que les tweets de l'ambassade de Russie s’inscrivent dans une campagne de propagande menée par le Kremlin.
« [Les Russes] trouvent leur intérêt dans ce genre de chose, parce qu’ils veulent donner au monde une image de l’Ukraine comme étant soumise à un régime fasciste et à un coup d’État nazi, donc cela fait leur affaire; et aussi parce qu’ils aiment semer la division et le chaos dans les pays démocratiques », analyse M. Himka.
Mais cela ne veut pas dire que certaines de ces allégations des Russes sont fausses, selon M. Himka.
« Ils cherchent tout élément qu'ils peuvent utiliser », dit-il, ajoutant que les tentatives de certains dirigeants et organisations ukrainiens canadiens d’effacer le passé trouble de Choukhevytch durant la guerre et de glorifier ses exploits l’inquiétaient beaucoup.
S’il est admiré par certains membres de la communauté ukrainienne canadienne, qui voient en lui un brillant chef de guérilla ayant dirigé la plus grande insurrection en Europe contre Staline, Choukhevytch est considéré comme un criminel de guerre par les Juifs et les Polonais à cause de son rôle présumé dans l'Holocauste et dans une campagne de nettoyage ethnique contre la minorité polonaise de l'Ukraine occidentale.
Per Rudling, professeur agrégé d'histoire à l'Université de Lund, en Suède, raconte que ce monument à la mémoire de Choukhevytch a attiré son attention il y a 15 ans, quand il faisait son doctorat à l'Université de l'Alberta.
« J'avais travaillé sur le mouvement nationaliste ukrainien, notamment sur les relations entre les Ukrainiens et les Polonais et entre les Ukrainiens et les Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, alors... ça m’a un peu déconcerté la première fois que je l'ai vu », raconte Per Rudling.
Il était encore plus troublé en apprenant que le monument était financé en partie par les contribuables canadiens dans le cadre de programmes visant à promouvoir le multiculturalisme au Canada.
Un mouvement d’extrême droite
Des ultranationalistes ukrainiens marchent dans le centre-ville de Lviv le 28 avril 2013 en arborant une banderole affichant des portraits de leaders de l’Armée d’insurrection ukrainienne, dont Roman Choukhevytch (2e à partir de la droite). Cette marche soulignait le 70e anniversaire de la 14e Division de la Waffen SS « Galicie », formée en majorité de volontaires ukrainiens (YURIY DYACHYSHYN/AFP/Getty Images)
L’Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN) a été fondée en 1929 par d’anciens combattants ukrainiens déçus de ne pas avoir pu créer un État indépendant après la chute de l’Empire russe avec la révolution bolchévique de 1917-1920, à la suite de laquelle les Ukrainiens se sont retrouvés divisés entre quatre pays : l’URSS, la Pologne, la Tchécoslovaquie et la Roumanie.
Formée à partir de la fusion de groupes fascistes et nationalistes radicaux, tels que l’Association nationale ukrainienne, l’Union des Ukrainiens fascistes et l’Union pour la libération de l’Ukraine, l’OUN est devenue le mouvement politique dominant de l’extrême droite ukrainienne, selon un document du chercheur Per Rudling intitulé The OUN, the UPA and the Holocaust: A Study in the Manufacturing of Historical Myths (L’OUN, l’UPA et l’Holocauste : une étude sur la fabrication des mythes historiques).
L’organisation avait recours à la terreur pour atteindre ses objectifs politiques.
Pris entre Moscou et Berlin
Début des activités terroristes
Photo non datée de Roman Choukhevytch (CC BY-SA 4.0)
Roman Choukhevytch a commis son premier assassinat politique en 1926. Il avait 19 ans. Sa victime était Stanisław Sobiński, directeur d’une école polonaise de Lviv, en représailles pour son rôle dans la mise en œuvre des politiques linguistiques du gouvernement polonais visant à assimiler la minorité insoumise ukrainienne de Pologne.
En 1934, Choukhevytch a été arrêté pour son implication dans le meurtre du ministre de l’Intérieur polonais Bronisław Pieracki.
Il a passé deux ans et demi en prison, où il aurait vraisemblablement été torturé par les autorités polonaises, selon Per Rudling.
En janvier 1938, Choukhevytch est passé en Tchécoslovaquie, à travers la frontière polonaise, afin d’établir une nouvelle base politique dans les Carpates ukrainiennes.
Selon le Pr Rudling, au printemps et en été de cette année-là, Choukhevytch a suivi une formation d’officier dans une académie militaire allemande à Munich.
Des officiers soviétiques et allemands en pleine conversation amicale dans la ville polonaise de Brest, récemment envahie, en septembre 1939. Photo prise lors de la parade militaire germano-soviétique à Brest, le 22 septembre 1939.
En 1939, quand Adolf Hitler et Joseph Staline se sont partagé la Pologne, de nombreux membres de l’OUN se sont regroupés dans la partie de la Pologne sous occupation allemande alors appelée le « Gouvernement général ».
Les purges soviétiques ciblant les chefs nationalistes et les intellectuels ukrainiens ont radicalisé encore plus l’OUN.
Comme les chefs nationalistes modérés avaient été exécutés ou exilés dans les goulags de l’Union soviétique, l’OUN, grâce à son solide réseau clandestin, était la seule organisation nationaliste ukrainienne à avoir survécu dans son entièreté, expose Dominique Arel, professeur et titulaire de la Chaire en études ukrainiennes à l’Université d’Ottawa.
« Les structures clandestines polonaises avaient disparu, les structures clandestines sionistes avaient disparu, relate Arel, l’OUN était la seule à rester en place. »
En 1941, l'OUN s'était scindée en deux factions : une branche plus radicale composée de jeunes militants et nommée d'après son chef, Stepan Bandera, l'OUN-B; et une autre plus modérée composée d'anciens combattants plus âgés, l'OUN-M, dirigée par Andrii Melnyk.
« Les deux étaient totalitaires, antisémites et fascistes », écrit le Pr Rudling. « Mais leurs tactiques étaient différentes : l’OUN-M, la plus petite des deux branches, plus prudente, est restée fidèle à l’Allemagne nazie durant toute la guerre; alors que l’OUN-B a pris une direction plus indépendante de l’Allemagne nazie. »
Roman Choukhevytch est devenu l’un des principaux dirigeants de la branche de l’OUN-B.
Le bataillon Nachtigal, un commando allemand
Les volontaires ukrainiens du bataillon Nachtigall étaient équipés d’uniformes et d’armes de l’Armée allemande.
À la fin du printemps et durant l’été de l’année 1940, Roman Choukhevytch a rejoint environ 120 autres nationalistes ukrainiens pour s’entraîner dans une école d’espionnage secrète dirigée par les services de renseignements militaires allemands, l’Abwehr, à Zakopane, dans la zone du sud de la Pologne occupée par les Allemands, selon les écrits de Per Rudling.
Comme la planification de l'invasion de l'Union soviétique entrait dans sa phase finale, l’Abwehr a mis en place deux petites unités ukrainiennes : le bataillon Nachtigall (en français, le « bataillon Rossignol ») et l’Organisation Roland.
Le bataillon Nachtigall, qui était composé principalement de nationalistes ukrainiens, a été créé à Cracovie en mars 1941. Ses membres ont été formés dans un camp d’entraînement allemand à Neuhammer, en Silésie, dans l’ouest de la Pologne actuelle.
Les volontaires ukrainiens étaient équipés d’uniformes et d’armes de l’armée allemande, et étaient rattachés au 1er Bataillon du Régiment Brandenbourg-800, l'unité d'élite des forces spéciales de l'Allemagne nazie, entraînées pour intervenir derrière les lignes ennemies, pour sécuriser les infrastructures stratégiques telles que les ponts et les installations pétrolières, et pour effectuer des sabotages et des assassinats.
Élevé au rang de Hauptmann (capitaine), Roman Choukhevytch est devenu l'officier ukrainien le plus haut gradé du bataillon Nachtigall, où il était supervisé par l'officier de liaison allemand Theodore Oberländer, qui est devenu plus tard ministre dans le cabinet d'après-guerre du chancelier ouest-allemand Konrad Adenauer.
Le bataillon Nachtigall a participé à l’invasion de l’Union soviétique par les Allemands le 22 juin 1941. Il est entré dans Lviv le 30 juin 1941.
Massacre des Ukrainiens et pogrom de Lviv
Une femme est agressée pendant le pogrom contre les juifs à Lviv, en juillet 1941.
Au cours de la retraite précipitée de l'armée soviétique, l'homme de main de Staline, Lavrenty Beria, a ordonné l'exécution de milliers de détenus dans les prisons de l'Ukraine occidentale pour éviter qu’ils rejoignent les forces antisoviétiques après avoir été libérés par les Allemands.
Le massacre de milliers de prisonniers ukrainiens, dont le frère de Roman Choukhevytch, a exacerbé les sentiments antisoviétiques et antijuifs en Ukraine occidentale, où couvait déjà un fort courant d'antisémitisme avant la Seconde Guerre mondiale.
Le 1er juillet 1941, aussitôt que la nouvelle du massacre dans les prisons s’est répandue, un pogrom sanglant contre les Juifs s’est déclenché.
Cependant, l'information selon laquelle le bataillon Nachtigall a organisé et exécuté le pogrom était fabriquée de toutes pièces par les Soviétiques, qui se sont servis des liens de Theodore Oberländer avec le bataillon Nachtigall durant la guerre pour saper le gouvernement Adenauer, croit l’historien John-Paul Himka.
Bien que les historiens soient partagés quant au rôle exact du bataillon Nachtigall dans le pogrom de Lviv, la plupart n'ont aucun doute sur le fait que le bataillon a bel et bien participé à l'assassinat de milliers de Juifs lors de sa marche de Lviv à Vinnitsa, à environ 430 kilomètres à l'est de Lviv.
Faire le sale boulot des nazis
Le 30 juin, la faction Bandera de l'OUN, voulant imiter la Slovaquie voisine ainsi que son alliée des Balkans, la Croatie des oustashis (mouvement pro-fascite croate), a déclaré son indépendance tout en prêtant allégeance à l'Allemagne nazie.
Mais les Allemands n'avaient absolument pas l’intention de créer un État ukrainien dans une zone d’intérêt stratégique primordial et ont sévi contre le commandement de l'OUN-B.
Le bataillon Nachtigall a été dissous et désarmé, puis a été transformé en une unité de police auxiliaire, le 201e bataillon Schutzmannshaft.
Après avoir suivi quelques entraînements supplémentaires, le bataillon a été transféré dans le nord, en Biélorussie, à la grande déception de ses volontaires ukrainiens, pour combattre les partisans soviétiques.
Visiteurs devant un monument commémoratif de la Seconde Guerre mondiale dans l'ancien village de Katyn, à 60 km au nord-est de Minsk, le 8 mai 2010. Selon des historiens, les troupes nazies ont tué 149 villageois, pour la plupart des enfants et des femmes, et ont brûlé leurs maisons. Le village n'a jamais été reconstruit. (Vasily Fedosenko/REUTERS)
Les archives de l'époque de la présence de Roman Choukhevytch en Biélorussie ont été en grande partie détruites ou perdues, toutefois, l'analyse des comptes rendus de pertes a permis aux chercheurs de conclure que non seulement le 201e bataillon Schutzmannshaft combattait les partisans soviétiques, mais qu'il avait également pris part à des représailles contre des civils non armés, relate Per Rudling.
D'après les recherches du Pr Rudling, pour chaque perte subie par le bataillon, on comptait environ 40 morts locaux.
« Soit ils étaient les meilleurs soldats du monde, soit ils tuaient beaucoup de civils, probablement ces derniers », croit L’historien John-Paul Himka.
Cependant, faire le sale boulot des nazis en Biélorussie a démoralisé l'unité; donc, en 1943, beaucoup de ses éléments, dont Choukhevytch, sont retournés en Ukraine, où ils ont formé le noyau de la nouvelle armée insurgée, l'UPA, organisée par l'aile Bandera de l'OUN.
En août 1943, quand Choukhevytch est nommé commandant suprême de l'UPA, il fait appliquer de manière impitoyable sur la population polonaise de l'Ukraine occidentale toutes les méthodes et stratégies apprises en Biélorussie.
« Ils se sont battus pour l'indépendance de l'Ukraine, mais ils ont également poursuivi et tué 60 000 à 100 000 Polonais de souche dans le cadre d'une campagne de nettoyage ethnique de masse sous la direction de Choukhevytch », explique le Pr Rudling.
L'UPA a également participé à l'assassinat de milliers de Juifs qui avaient survécu à la première vague de l'Holocauste et qui se cachaient dans les forêts de l'Ukraine occidentale, poursuit M. Rudling.
John Paul Himka, de son côté, soutient que, selon ses recherches, au cours de l'hiver 1943-44, l'UPA a attiré les Juifs survivants hors des bois et les a ensuite assassinés.
« Par la suite, l’opération de nettoyage ethnique a également décimé d’autres minorités », relate M. Himka. « Ils ont tué des Tchèques, ils ont tué des Arméniens, ils ont tué des Allemands de souche. »
Leur objectif était de créer un pays homogène sur le plan ethnique, dit-il.
Fabrication d’un héros national
Un homme vend de la « littérature patriotique ukrainienne » le 14 septembre 2014 à Lviv, en Ukraine. Il porte un t-shirt représentant les militants nationalistes ukrainiens Stepan Bandera et Roman Choukhevytch et arborant le slogan « Héros de l'Ukraine! ». (Sean Gallup/Getty Images)
Tout ce dont se souviennent l’Ukraine occidentale et les Canadiens originaires de cette région qui ont immigré au Canada après la Seconde Guerre mondiale, c'est que Roman Choukhevytch a mené une insurrection contre les forces soviétiques, avance le Pr Rudling.
En 1945, la guerre n’était pas finie en Ukraine occidentale : une insurrection longue et tenace était en cours contre les Soviétiques.
« Choukhevytch reste dans les mémoires de ses partisans pour avoir combattu les Soviétiques et pour avoir mené la résistance contre eux jusqu'à ce qu'il soit tué ou qu'il se suicide, en mars 1950 », dit Rudling. « Toutefois, les souvenirs qu’il laisse sont très différents : les survivants juifs et les Polonais se souviennent de lui très, très différemment des nationalistes ukrainiens au Canada. »
La répression menée par les services de sécurité soviétiques a été extrêmement brutale. On dénombrait au moins 100 000 victimes parmi la population et plus de 200 000 sympathisants nationalistes, pratiquement tous originaires de Galicie, ont été déportés en Sibérie, selon le Pr Arel de l’Université d’Ottawa.
« Les Soviétiques appliquaient le principe de la responsabilité collective », relate le Pr Arel. « Pour battre les insurgés, ils ciblaient leurs familles. »
Pour la société ukrainienne occidentale, ce fut un épisode extrêmement traumatisant.
« Mais selon les récits de l’histoire nationale ukrainienne, c’était la seule et unique fois qu’une résistance massive s’opposait à l'occupation russe », selon le Pr Arel.
Récits contradictoires et quête de légitimité
Des affiches représentant l'homme politique ukrainien Stepan Bandera (à gauche), l'un des dirigeants du mouvement national ukrainien et chef de l'Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN), et son allié Roman Choukhevytch (à droite) arborées lors d'une marche à Kiev, le 1er janvier 2017, à l'occasion du 108e anniversaire de naissance de Stepan Bandera. (Genya Savilov/AFP/Getty Images)
Ce récit de la résistance contre l'occupation russe est devenu encore plus pertinent en 2014, après l'annexion de la Crimée par la Russie et de son invasion secrète de l'Ukraine orientale, analyse le Pr Arel.
L'Union soviétique puis la Russie ont, chacune à son tour, utilisé ce pan de l’histoire pour développer un contre-récit dont le but était de délégitimer complètement l'idée même du nationalisme ukrainien et de la création d’un État ukrainien, dit-il.
« Selon les Russes, les nationalistes ukrainiens ont révélé leur vrai visage pendant la Seconde Guerre mondiale, ce sont des fascistes, ce sont des nazis, et, par conséquent, l'idée même de l'indépendance ukrainienne est une erreur, selon eux », explique M. Arel.
De leur côté, en faisant l’apologie de l'UPA et de l'OUN, les nationalistes ukrainiens cherchent à leur tour à privilégier une version différente de l’histoire.
Selon le Pr Arel, « c'est la volonté historique de légitimer l'objectif de s’affranchir de la Russie; car que signifie la Russie? »
« La Russie impériale, ça signifiait “interdire la langue ukrainienne”; la Russie soviétique, ça voulait dire “perpétrer l’Holodomor (le génocide par la famine)”, et la Russie soviétique en Ukraine occidentale au début de la guerre, ça signifiait “massacrer des prisonniers politiques dans les prisons”. » explique-t-il.
Ce n’est pas surprenant que la campagne pour réhabiliter politiquement et glorifier l'image de l'OUN et de l'UPA et de ses dirigeants ait non seulement divisé l'opinion publique en Ukraine, mais provoqué de graves tensions diplomatiques avec la Pologne et Israël.
Varsovie, en particulier, avait appuyé la volonté de l'Ukraine de se détacher de l'orbite de Moscou et de suivre une ligne plus pro-occidentale depuis la révolution orange de 2004.
Toutefois, en 2007, poursuivant sur sa lancée d'envenimer les relations entre Kiev et Varsovie, le président ukrainien pro-occidental Viktor Iouchtchenko, dans la plus pure tradition de l'Union soviétique, a décerné le titre de « héros de l'Ukraine » à Choukhevytch. En 2010, à peine un mois avant la fin de son mandat, M. Iouchtchenko a attribué le même honneur à Bandera.
« Bandera et Choukhevytch sont devenus des figures de proue d’une réécriture très maladroite de l'histoire visant à unir l'Ukraine, qui, du moins à ce moment-là, était une société assez divisée. Les divisions n’étaient pas toujours entre les russophones et les Ukrainiens : il existait également de nettes divisions régionales », explique le Pr Rudling.
Une décision qui sème la discorde
Des militants de l'extrême gauche du Parti socialiste progressiste s'affrontent avec les forces de police qui bloquent une rue principale lors d'une manifestation dans le centre de Kiev, le 14 octobre 2007. Les policiers tentaient de séparer les manifestants de gauche et les nationalistes ukrainiens qui soulignaient le 65e anniversaire de la fondation de l'Armée d’insurrection ukrainienne (UPA), un mouvement de guérilla de la Seconde Guerre mondiale qui a combattu à la fois les envahisseurs nazis et les forces soviétiques. (Photo : Sergei Supinsky/AFP/Getty Images)
Mais la décision de réhabiliter Bandera et Choukhevytch, qui a été applaudie par de nombreuses organisations canado-ukrainiennes et accueillie par un silence total à Ottawa, n'a pas fait l’unanimité en Ukraine, selon Ivan Katchanovski, un chercheur ukrainien qui enseigne à l'Université d'Ottawa.
D’après un sondage d’opinion commandé par M. Katchanovski en 2009, seulement 13 % des personnes interrogées avaient une idée positive de l'UPA, alors qu’environ 45 % des Ukrainiens avaient une idée négative de l'armée insurgée, selon Katchanovski.
Il y avait aussi de fortes divergences d’une région à l’autre, la plupart des appuis à l'UPA et à l'OUN provenant plutôt de leur région d’origine, en Ukraine occidentale, explique M. Katchanovski.
Les réactions les plus fortes contre cette glorification de l'UPA et de l'OUN se manifestaient dans certaines parties de l'Ukraine orientale russophone et en Crimée.
Et la propagande russe, qui cherchait toujours à minimiser la collaboration de Staline avec Hitler avant 1941, jouait sur ces sentiments pour polariser davantage le pays.
L’influence de la diaspora
Bon nombre d’Ukrainiens déplacés qui sont venus au Canada après la Seconde Guerre mondiale étaient des réfugiés de l'Ukraine occidentale, en particulier des régions de Volhynie et de Galicie, qui étaient les foyers du soutien à l'UPA.
« Donc, bien sûr, ces groupes de population, cette génération et sa progéniture, ont été élevés dans cette culture », explique M. Rudling. « Tous sont allés à l'école du samedi, ils ont observé des rituels devant ces monuments, ils ont grandi avec cette version de l'histoire et, pour eux, c'est la tradition, la culture, et je pense qu'ils n’avaient aucune raison de remettre tout cela en question. »
Les intellectuels ukrainiens qui étaient liés à l'OUN ont eu une influence très marquée sur la vie de la communauté au Canada, affirme M. Himka.
« Avec le temps, toutes les autres tendances – parce qu'il y avait des tendances de gauche, des tendances plus libérales – ont pratiquement disparu », explique M. Himka. « Et beaucoup d'organismes communautaires étaient administrés par la faction Bandera de l'Organisation des nationalistes ukrainiens. »
C'est cette partie de la communauté, représentée par le Congrès ukrainien canadien, qui a construit la statue de Roman Choukhevytch à Edmonton et qui réclame une vision révisionniste du bilan de l'OUN et de l'UPA en temps de guerre, dit M. Himka.
« Ils militent pour promouvoir une version bien à eux de leur propre histoire », dit M. Himka. « Ils veulent être les seuls à contrôler ce qui se dit à propos de l'histoire ukrainienne. »
Ces groupes de la diaspora soutiennent également la droite nationaliste en Ukraine et veulent effacer toute trace de l'histoire de leur mouvement pendant la Seconde Guerre mondiale, relate M. Himka.
« Ils s’impliquent à fond dans la promotion de récits de victimisation : par exemple l'internement des Ukrainiens au Canada pendant la Première Guerre mondiale, la Grande Famine (Holodomor) de 1932-1933 », dit M. Himka.
« C'est ce genre de choses qu'ils veulent vraiment inculquer aux enfants de la communauté pour qu’ils croient en quelque sorte que leurs grands-parents ont souffert de tout cela, même si la plupart des Ukrainiens qui ont immigré au Canada ne provenaient pas des régions qui avaient subi la famine. »
Toutefois, la cohorte d'immigrants ukrainiens de l'après-guerre ne représente qu'une petite partie de la grande communauté canado-ukrainienne qui compte 1,3 million de personnes, affirme M. Rudling.
« La grande majorité des Canadiens d'origine ukrainienne ne s'intéresse pas vraiment à Choukhevytch ni à Bandera, et dans la mesure où ils s'y intéressent, ils ne doivent probablement pas pousser trop loin la réflexion », précise M. Rudling.
Combattants pour la liberté ou auteurs de l'Holocauste?
Les anciens combattants de l'Armée d’insurrection ukrainienne (UPA) prennent part à un rassemblement à Kiev, le 14 octobre 2016, pour célébrer la Journée du défenseur de l'Ukraine et la création du mouvement paramilitaire de partisans ukrainiens UPA, qui vise à lutter pour l'indépendance contre les forces polonaises, soviétiques et allemandes en Ukraine occidentale. (Photo : Genya Savilov/AFP/Getty Images)
La question des monuments à la mémoire de Choukhevtych ou de la 14e Division Waffen SS Galicie au Canada n’a pas intéressé grand monde il y a 10-15 ans, révèle M. Rudling.
« C'est devenu un problème depuis que la Russie a décidé d'instrumentaliser cela et de mener une campagne de propagande pour des raisons politiques », dit-il.
C’est un peu paradoxal que ce soit le gouvernement autoritaire du président Vladimir Poutine qui ait provoqué ce débat au Canada, dit-il.
« Si ce débat avait eu lieu il y a 10 ou 15 ans, peut-être que les Russes n'auraient pas marqué un point », dit Rudling.
« Parce que, dans ce cas, les Russes ont raison de signaler ce révisionnisme historique mis de l’avant, bien sûr, pour les mauvaises raisons. D’ailleurs, la Russie elle-même est une société qui instrumentalise très fortement (l'histoire) à des fins politiques. »
Le Congrès ukrainien canadien (UCC) a refusé la demande d'entrevue de Radio Canada International.
Dans une déclaration envoyée par courriel à RCI, le directeur exécutif et chef de la direction de l'UCC, Ihor Michalchyshyn, a affirmé que les tweets de l'ambassade de Russie au Canada, qui ont fini par entraîner l'expulsion du porte-parole de l'ambassade, Kirill Kalinin, faisaient partie d'une campagne concertée visant à répandre des mensonges et à semer la haine parmi les communautés ethniques du Canada.
« Pendant la Seconde Guerre mondiale, les Ukrainiens ont été pris en étau entre les régimes génocidaires d'Hitler et de Staline, et se sont battus avec vaillance contre les deux occupants », a écrit M. Michalchyshyn.
« L'armée d’insurrection ukrainienne s'est bravement battue contre les Allemands et les Soviétiques qui occupaient l'Ukraine, bien avant les années 1950 (dans le cas des occupants soviétiques). La campagne de dénigrement de la Russie à l’égard de ces combattants de la liberté n'est pas surprenante de la part d'un régime qui travaille activement à glorifier Staline, à refuser de considérer l'Holodomor comme un génocide et à applaudir les crimes de la Russie soviétique. », a-t-il écrit.
Selon l’historien John Paul Himka, ces efforts délibérés pour tenter de passer sous silence le bilan de l'UPA en temps de guerre nuisent à la démocratie naissante de l'Ukraine, car cela favorise l'extrême droite en Ukraine et porte atteinte aux valeurs démocratiques au sein de la communauté ukrainienne au Canada.
« Personnellement, je pense que des gens qui ont participé à l'Holocauste et à des nettoyages ethniques ne peuvent absolument pas être présentés comme des héros », soutient M. Himka. « Je crois vraiment que ce n’est pas normal. »
Division SS ou ébauche de l'armée ukrainienne?
Les activistes de PAMIAT (ou Mémoire), une organisation ukrainienne qui part à la recherche des soldats de la Seconde Guerre mondiale, portent le 21 juillet 2013 un cercueil contenant les restes des soldats soviétiques et ukrainiens de la Division SS « Galicie », lors d'une cérémonie de ré-enterrement près du village de Chervone, à quelque 70 km à l'ouest de Lviv. (Yuriy Dyachyshyn/AFP/Getty Images)
Ihor Michalchyshyn, chef de la direction du Congrès ukrainien du Canada, la également réagi aux tweets russes qui faisaient allusion à la 14e Division Waffen SS Galicie (Galizien en allemand), également connue sous le nom de 1re Division ukrainienne.
Les anciens combattants de la 14e Division Galicie en faisaient partie non pas pour se battre pour l'Allemagne, mais pour lutter contre la tyrannie communiste soviétique et pour une Ukraine libre, explique M. Michalchyshyn.
« Ni la 1re Armée ukrainienne ni la 14e Division n'ont jamais combattu les alliés occidentaux pendant la Seconde Guerre mondiale. L'armée ukrainienne insurgée ne l'a pas fait non plus », soutient M. Michalchyshyn. « Dans ces lieux de sépulture, les familles viennent honorer la mémoire de ces combattants pour les sacrifices qu'ils ont faits pour leurs familles et pour leur nation. »
Selon le Pr Arel, des milliers de nationalistes ukrainiens avaient répondu avec enthousiasme à l'appel des Waffen SS au début de 1943 pour se joindre à la Division.
« Cela s’est avéré largement populaire en Ukraine occidentale parce que les Ukrainiens croyaient profondément, faits historiques à l’appui, qu’ils n'ont jamais été en mesure d’atteindre leur but parce qu'ils n'ont jamais eu de forces armées », explique M. Arel.
« La version historique qui fait consensus, même chez les modérés, c’est que les Ukrainiens ont tout perdu après la Première Guerre mondiale parce qu’ils n’avaient pas d’armée, et que c’est pour cela qu’ils ont été battus par les Soviétiques et par les Polonais. »
Mais comme les non-Allemands n'étaient pas autorisés à servir dans les unités régulières de la Wehrmacht, les 11 000 volontaires ukrainiens n'avaient d'autre choix que de se joindre à l'une des 40 divisions de la Waffen SS, armée parallèle mise sur pied par l'Allemagne, explique Dominique Arel.
Cette vidéo d'archives montre le défilé des volontaires ukrainiens de la 14e Division Waffen SS « Galicie » au printemps 1943 à Lviv.
Bien que les divisions Waffen SS aient d'abord été créées en tant qu’unités de garde pour les camps de concentration, en 1943, l'objectif de la division Galicie était de combattre l'Armée rouge.
Après avoir vaincu les Allemands à Stalingrad, l'Armée rouge avançait rapidement pour reprendre tout le territoire que l'Union soviétique avait perdu contre l'Allemagne nazie et ses alliés au début de la guerre.
La première cohorte de la Division Galicie a été pratiquement anéantie par l'Armée rouge lors de la bataille de Brody, en juillet 1944.
L'unité a été reconstituée puis déplacée en Slovaquie, où elle a combattu la résistance antinazie slovaque, puis en Yougoslavie jusqu'en mai 1945, où elle s’est rendue aux forces alliées.
Le Canada, un paradis pour les criminels de guerre?
Plus de 2000 anciens combattants de la division sont partis de Grande-Bretagne pour s’installer au Canada après la Seconde Guerre mondiale, dit Arel. En 1985, le premier ministre Brian Mulroney a lancé la Commission d’enquête sur les criminels de guerre au Canada, dirigée par Jules Deschênes, juge de la Cour d’appel du Québec, pour enquêter sur les allégations selon lesquelles le Canada était devenu un refuge pour les criminels de guerre nazis. « Les anciens combattants de la 14e Division Galicie ont été disculpés de toute implication dans des crimes de guerre après une longue et minutieuse enquête de la commission Deschênes du gouvernement canadien, qui a conclu que « les accusations de crimes de guerre commis par des membres de la Division Galicie n’ont jamais été prouvées, ni en 1950 lorsqu’elles ont été déposées, ni en 1984 lorsqu’elles ont été renouvelées, ni avant cette commission » », dit Michalchyshyn. Cependant, la commission Deschênes ne s’est jamais penchée sur les allégations contre l’OUN et l’UPA, fait remarquer M. Arel. « Ils n’avaient jamais entendu parler de ces gens-là », dit-il.
Une vision d'un État ultranationaliste
Il n’y a aucun doute que l'OUN, organisation des nationalistes ukrainiens, porte au moins la responsabilité politique des pogroms anti-juifs en Ukraine, avec divers degrés de participation directe à l'Holocauste, soutient M. Arel.
« Si l’on analyse bien l'OUN, on constate que ce mouvement n’était absolument pas démocratique », dit M. Arel. « Il s'agissait d'un mouvement autoritaire dont la vision d'un État ukrainien indépendant était celle d’un État fondamentalement autoritaire ne comptant qu’un seul parti, un État ultranationaliste. »
Et la première opération militaire de l'UPA n'était pas dirigée contre les Soviétiques ni contre les forces allemandes, mais plutôt contre la population polonaise de Volhynie dans le but de faire un nettoyage ethnique de tous les Polonais de la région, relate M. Arel.
Des anciens combattants de l'Armée d’insurrection ukrainienne (UPA) faisant le salut militaire lors d'une cérémonie pour souligner le 103e anniversaire de l'anniversaire de naissance de Roman Choukhevytch à Lviv, le 27 juin 2010. (Yuriy Dyachyshyn/AFP/Getty Images)
M. Arel souligne que les questions liées au bilan troublant de l'OUN et de l'UPA en temps de guerre font l'objet de débats ouverts entre les spécialistes de la question lors de conférences et d’événements annuels organisés par la chaire d'études ukrainiennes de l'Université d'Ottawa.
Un certain nombre de jeunes chercheurs, surtout des Ukrainiens, se spécialisent dans ce domaine.
« Beaucoup d'entre eux sont assez critiques; c’est-à-dire qu'ils sont pour une Ukraine démocratique et pour une mémoire politique démocratique », explique M. Arel.
Cependant, il en va tout autrement lorsqu'il est question du paysage politique en Ukraine et dans certains groupes de la diaspora ukrainienne.
« Le contexte en Ukraine, c'est qu’il y a ces groupes d'extrême droite », dit Arel. « Leur vote est négligeable, mais ils sont bien apparents quand ils font de l'intimidation dans le débat public et dans la rue. »
Au sein de la communauté ukrainienne canadienne, les gens n’arrivent toujours pas à discuter de ces chapitres douloureux de l’histoire ukrainienne sans tenter de les occulter, surtout parce qu’ils craignent que ce soit récupéré par la machine de propagande russe, dit-il.
« J'en ai fait l'expérience moi-même : il y a des choses qu’ils ne veulent pas entendre », confie M. Arel.
Cependant, on sent souffler petit à petit un vent de changement, notamment grâce à l’émergence de jeunes leaders qui montent aux premières lignes, dit Arel.
« Il faut espérer que tout le monde comprendra qu'il ne peut pas y avoir une démocratie s’il n’y a pas une mémoire politique démocratique, c'est-à-dire une volonté d'entendre toutes les voix, d'examiner toutes les preuves et de chercher à surmonter ces récits défensifs. »
Comme le Canada entretient des liens étroits avec l'Ukraine, les responsables canadiens peuvent se permettre de parler ouvertement de ces questions avec le gouvernement ukrainien, affirme Adam Austen, attaché de presse de la ministre des Affaires étrangères Chrystia Freeland.
« La ministre Freeland a souvent ouvert la question à ce sujet avec des responsables ukrainiens, notamment lors d'une récente conversation avec le premier ministre Volodymyr Groïsman », a déclaré M. Austen. « Elle en parle d’ailleurs souvent avec le grand rabbin de l’Ukraine, Yaakov Bleich, qui est un ami à elle de longue date. »
M. Austen soutient que le Canada condamne avec la plus grande fermeté l’apologie du nazisme et de toute forme d'antisémitisme, de racisme, de discrimination raciale, de xénophobie, d'intolérance et d'extrémisme.
« Chaque pays doit faire face aux périodes difficiles de son passé », déclare M. Austen. « Y compris l'Ukraine. »
Version anglaise de cet article
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Journaliste: Levon Sevunts | Traductrice: Danielle Jazzar | Édimestre: Léonardo Gimeno
Rédacteur en chef: Soleiman Mellali
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