Les AMIS de la radiodiffusion au Canada estiment qu’Ottawa a fait preuve de relâchement en omettant de faire payer aux entreprises médiatiques étrangères présentes sur Internet leur juste part d’impôt. Les compagnies comme Facebook et Netflix seraient ainsi grandement privilégiées par le projet de loi C-10.
Lors du dépôt de ce projet de loi, le ministre du Patrimoine canadien Stephen Guilbeault a pourtant soutenu qu’il permettra de mieux encadrer les diffuseurs que sont Netflix, Disney, Apple TV+, Crave, Tou.tv ainsi que toutes les entreprises spécialisées dans la diffusion de la musique comme Spotify et Apple Music.
Ce projet de loi vise également tous les médias sociaux qui publient du contenu sur Internet. Les entreprises numériques doivent contribuer aux contenus canadiens suivant des règles qui seront précisées par le CRTC. Celui-ci a le pouvoir de déterminer les services qui doivent être réglementés et de fixer les quotas à respecter.
Il pourra également établir les mesures de découvrabilité, notamment en ce qui concerne la mise en vitrine des contenus canadiens sur leurs sites. Le CRTC pourra sanctionner les entreprises du web qui refusent de se conformer à la réglementation sur la radiodiffusion.
Les AMIS de la radiodiffusion ont soutenu qu’en donnant ces pouvoirs aux CRTC, le fédéral permet à Netflix et aux autres compagnies « d’envoyer leurs lobbyistes à Ottawa pour négocier des ententes secrètes » avec cet organisme de régulation qui ne pourra que leur accorder des pénalités minimes sans pouvoir les « soumettre à la loi ».
Cette organisation a par ailleurs décrié le fait que le projet de loi ouvre des brèches sur les exigences de protection de la culture canadienne, en permettant, par exemple, le passage « de l’obligation maximale ou de manière prédominante » à une utilisation des ressources créatrices canadiennes dans une « mesure appropriée ». Ils déplorent le fait que le projet de loi ait laissé de côté un passage important sur le fait que la détention et le contrôle du système de radiodiffusion ne devraient revenir qu’à une entité canadienne. Elle considère que cette omission ouvre la voie à l’intrusion d’intérêts étrangers dans cette acquisition.
Les AMIS de la radiodiffusion ont marqué une déception quant au fait que le projet de loi ne s’applique pas à YouTube ni à Facebook pour la recommandation de contenus illégaux. Cela exposerait les Canadiens à la diffusion de contenus souvent violents et inappropriés.
« Ce projet de loi vient enchâsser les droits des géants du web dans la loi tout en effaçant nos intérêts. Le gouvernement libéral semble avoir abandonné nos intérêts au profit des GAFAM assez facilement, tout en négligeant notre souveraineté culturelle et notre journalisme », a dit Daniel Bernhard, directeur général des AMIS, dans un communiqué.

Les parlementaires vont se pencher sur le projet de loi C-10 portant sur la radiodiffusion déposé par le gouvernement libéral le 3 novembre 2020. Photo : iStock
L’opposition critique, des regroupements applaudissent un geste d’ouverture
Le ministre Guilbeault a soutenu mardi que ce projet de loi vise à corriger l’iniquité entre les compagnies du web et les entreprises canadiennes et à permettre à de percevoir jusqu’à 830 millions de dollars d’ici 2030.
« Demander aux diffuseurs en continu de faire leur juste part n’est pas un luxe : c’est une question d’équité », a déclaré Stephen Gulbeault dans une entrevue à Radio-Canada.
Les partis de l’opposition ont également réagi négativement. Le Nouveau Parti démocratique (NPD) et le Bloc québécois ont aussi déploré un vide sur la taxation des géants du numérique et à une absence de redevances pour les médias.
En ce qui concerne les réactions positives, la Fédération nationale des communications et de la culture CSN (FNCC-CSN), la Coalition pour la culture et les médias (CCM) et la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec ont estimé que le projet de loi présente de bons points. Ce serait un premier pas important vers l’établissement d’une certaine équité dans la taxation.
« Il s’agit d’un premier geste concret vers le rétablissement de l’équité entre les artistes, producteurs et diffuseurs canadiens et les plateformes numériques », a souligné la CCM dans un communiqué. La Coalition s’est montrée malgré tout réservée lorsqu’elle a mentionné certaines exemptions qui vont continuer à faire mal aux entreprises canadiennes.
« Le projet de loi semble toutefois prévoir une large exemption des entreprises en ligne et exclure certains réseaux sociaux. La CCM restera donc attentive aux travaux législatifs à venir ainsi qu’aux modalités d’application qui seront éventuellement définies par le CRTC », ajoute la CCM dans le communiqué.

La CCM souhaiterait voir certaines entreprises du numérique et les réseaux sociaux être pris en compte dans le projet de loi. L’exemption dont ils bénéficient crée des iniquités en ce qui a trait à la taxation. Photo : iStock
Des experts ont agi en amont
Ce projet de loi C-10 est le résultat d’un rapport que des experts avaient soumis au mois de janvier. Ils avaient alors suggéré de défendre la souveraineté du Canada, sa prospérité économique et sa démocratie. Ils avaient conseillé au gouvernement de revoir la législation sur la radiodiffusion au pays pour l’arrimer au nouveau contexte des contenus diffusés sur le numérique.
Ce comité de sept experts avait reçu son mandat d’un an et demi du gouvernement Trudeau en 2018. Selon ce mandat, il fallait absolument revoir les prix des forfaits téléphoniques. Le but était de les démocratiser et de les rendre plus accessibles aux Canadiens. Par ailleurs, il fallait faire en sorte que les diffusions des entreprises médiatiques du web comme Netflix et Spotify contribuent aux contenus canadiens.
Il était attendu que les recommandations permettent de moderniser le cadre réglementaire canadien de radiodiffusion. Ces recommandations devaient également renouveler le mandat de CBC-Radio-Canada, notamment pour ce qui est de son financement. Il a été marqué pendant les années du précédent gouvernement fédéral par des coupes budgétaires. La réforme devait revoir au mieux son financement et réorganiser le fonctionnement du CRTC.
Il était attendu que les amendements à la loi canadienne sur la radiodiffusion puissent en principe accroître la viabilité du cadre actuel, au moment où la population se tourne plus vers le numérique pour y trouver des informations, des films, etc. En plus de viser la compétitivité de ce secteur, le fédéral avait comme priorité l’intérêt des Canadiens qui bénéficieraient de contenus à des coûts abordables.
Plusieurs voix s’étaient élevées pour rappeler au gouvernement l’importance d’accorder une place plus soutenue à la taxation de l’Internet avec un nouveau cadre réglementaire.
Des entreprises comme Netflix ont dû investir des sommes importantes dans le numérique canadien, pourtant leurs services sont restés non taxés. Cette compagnie a fourni 500 millions de dollars sur cinq ans pour produire des contenus jugés originaux à destination du public canadien. Présente sur le sol canadien, l’entreprise serait engagée dans la production de contenus destinés également au public international sans toutefois payer sa juste part d’impôt.
Certains pays comme la Norvège, le Japon et l’Union européenne taxent depuis quelques années les géants du web. Netflix s’est ainsi vu imposer par ces pays une taxe de 18 %. Des entreprises comme Amazon peuvent payer jusqu’à 10 % de taxe en Australie et 2 % en France. La Suisse, l’Islande, l’Afrique du Sud, la Russie, Israël, la Corée du Sud et la Nouvelle-Zélande ont également taxé Netflix.
Le risque pour le contenu canadien, principalement le contenu francophone, avait été soulevé en 2018, lorsque la ministre du Patrimoine de l’époque, Mélanie Joly, avait souligné que les contenus directement mis sur le marché canadien comme ceux de Facebook, YouTube et Spotify étaient « en marge du système réglementaire que l’on connaît » et que le fait qu’ils soient en grande partie produits en anglais pouvait desservir différemment le marché francophone et anglophone au Canada. C’est du moins ce qu’a rapporté Radio-Canada.
Mme Joly avait mentionné que la situation était inquiétante et avait appelé à la vigilance. Elle avait alors indiqué que le Canada allait alléger la situation pour les producteurs privés du pays en augmentant le financement du Fonds des médias du Canada (FMC).
Lors de l’entente avec Netflix, cette dernière s’était engagée à faire en sorte que ses investissements dans la production, la diffusion et la promotion de contenus soient compensés par un appui aux contenus canadiens en français et par le développement d’une stratégie de marché pour le Canada en plus des activités de recrutement.

Davantage de personnes au Canada ont souscrit à Netflix et peuvent recevoir des contenus directement sur ce site qui ne collecte pas de redevance. Photo : iStock
Plan d’Ottawa pour la transition numérique au Canada
Dans un plan pour faciliter le virage numérique au Canada, la ministre Joly avait alors souligné trois axes principaux : l’investissement dans les créateurs et les entreprises culturelles, la promotion de la découverte et de la distribution et la revitalisation de la radiodiffusion publique. Son entente avec Netflix avait essuyé plusieurs critiques.
Au Québec, notamment, des experts avaient estimé qu’Ottawa avait « abdiqué sur la question de la langue ».
« C’est comme si Netflix allait se verser 500 millions pour produire du contenu pour lequel il va s’enrichir en le vendant », avait dit le ministre de la Culture du Québec, Luc Fortin, dans un entretien avec Radio-Canada.
Il avait remis en question l’argumentaire de Mme Joly selon lequel « imposer une taxation à la multinationale américaine aurait accru le fardeau fiscal des Canadiens ».
En ne taxant pas les géants du numérique à leur juste valeur, cela représente une iniquité à l’égard les entreprises canadiennes, avait souligné M. Fortin.
Dans une analyse en septembre 2018, Radio-Canada soutenait que la négociation des accords à la pièce avec Facebook, Netflix, Google et Spotify privilégiée par le gouvernement fédéral n’était pas une stratégie gagnante. Cette façon de faire était alors jugée largement désavantageuse pour les entreprises canadiennes.
41 % des Canadiens et 61 % des 18-34 ans sont abonnés à Netflix. Les experts estiment que si l’entreprise ne verse que 100 millions de dollars chaque année, cela représenterait une somme insignifiante par rapport aux 7 milliards que la compagnie américaine injecte dans ses productions tous les ans. Il y aurait donc une injustice fiscale pour les compagnies canadiennes qui en plus ne peuvent pas avoir un droit de regard sur les contenus fournis par Netflix.(Radio-Canada, Fillion).
Les experts soutiennent que les Canadiens ne devraient pas avoir à consommer les contenus d’une entreprise médiatique et payer 15 % de TVQ et de TPS aux distributeurs de contenus télévisuels au pays, alors que celles du numérique sont exemptées de percevoir les taxes sur les transactions. Les abonnements directs sur le site de ces entreprises du numérique ne donnent pas lieu à une taxation. Celles-ci ne sont facturées que si les consommateurs s’abonnent via un intermédiaire, à l’instar d’Apple TV. Les experts considèrent ainsi que cette exemption est un « avantage fiscal dont bénéficient ces compagnies au détriment des entreprises canadiennes » (Radio-Canada).
Facebook et Google détiennent les deux tiers du marché publicitaire au Canada, pourtant elles ne paient pas d’impôt au pays.
Le rapport du groupe d’experts qui a abouti à la formulation du projet de loi C-10 présente 97 recommandations. Ce rapport invite le gouvernement fédéral à exiger des géants du numérique qu’ils consacrent une partie de leurs budgets de programmation à des productions canadiennes. Les montants des contributions devraient être définis par le CRTC. Les experts qui l’ont rédigé ont proposé qu’une taxe sur la découvrabilité soit imposée afin que les contenus canadiens soient inclus dans les catalogues des géants du numérique pour être mis en valeur de manière transparente.
Ces contributions ne devraient pas influer sur les prix payés par les consommateurs, d’où l’idée qu’il ne s’agit pas d’une véritable taxation. Le gouvernement fédéral avait émis l’idée d’une taxation des géants du web à hauteur de 3 % de leurs revenus de publicité et de partage des données. Selon Ottawa, de simples redevances devraient être versées pour leurs contenus télévisuels par câble et sur les plateformes en ligne. Le rapport avait également proposé l’idée d’une véritable taxation de vente équitable aux multinationales qui offrent des services de communication en ligne.
Dans un communiqué diffusé mercredi, les AMIS de la radiodiffusion ont estimé qu’en n’imposant pas une taxe à ces compagnies internationales, le gouvernement du Canada semble avoir raté l’occasion de « soumettre les gants du web aux mêmes règles que les diffuseurs d’ici ». Les AMIS se veulent ainsi bien critiques du projet de loi C-10 déposé à la Chambre des communes mardi soir par le gouvernement libéral.
« Ce projet de loi est néfaste pour nos médias et pour notre démocratie. Mais il représente une excellente nouvelle pour Facebook, Google et Netflix. Il est clair que les libéraux ont capitulé face à ces plateformes et leurs lobbyistes. Ces géants du web peuvent continuer d’opérer sur notre territoire et empocher des milliards de dollars de profits sans que leur contribution aux contenus d’ici soit à la hauteur de ce qu’ils devraient réellement investir. »
Avec des informations du gouvernement du Canada, des AMIS de la radiodiffusion, de la CCM et Radio-Canada
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