La transaction d’une compagnie canadienne permettant l’exportation de véhicules blindés en Azerbaïdjan, une ancienne république de l’Union soviétique riche en pétrole, soulève de nouvelles questions sur l’efficacité des contrôles à l’exportation d’équipement militaire au Canada.
La compagnie torontoise de production de véhicules blindés INKAS affirme avoir conclu une entente avec le ministère de l’Intérieur de l’Azerbaïdjan, pour laquelle elle a déjà exporté quelques véhicules blindés de transport de troupes (TTB) fabriqués au Canada.
INKAS a aussi créé une coentreprise avec une firme azerbaïdjanaise pour la production de TTB en Azerbaïdjan, où un conflit armé avec l’Arménie voisine se poursuit depuis l’effondrement de l’Union soviétique au début des années 1990, a affirmé Roman Shimonov, vice-président du marketing et du développement à INKAS.
« L’Azerbaïdjan est un pays unique pour ce qui est de la situation géographique et des enjeux géopolitiques, parce que le pays est situé entre l’Iran, l’Arménie et la Turquie », a indiqué M. Shimonov, qui a aussi été nommé PDG de la coentreprise AZCAN Defence Solutions. « Ils ont des ressources, plus de ressources que les autres pays, et ils souhaitent avoir plus de solutions en ce qui concerne non seulement la défense, mais aussi la protection de leurs frontières. »
Une exportation approuvée par Ottawa
Shimonov affirme que la compagnie s’est conformée à toutes les exigences du gouvernement en ce qui concerne l’exportation d’équipement militaire.
« Nous ne pouvons vendre quoi que ce soit sans l’autorisation écrite du contrôle à l’exportation et, une fois que nous l’avons obtenue, nous savons que nos autorités, nos autorités canadiennes, ont vérifié et approuvé », a indiqué M. Shimonov.
À Affaires mondiales Canada, le ministère responsable de l’émission des licences pour l’exportation de l’équipement militaire et des autres produits contrôlés, on affirme que « toute demande de licence pour l’exportation de marchandises militaires, stratégiques et à double usage sera examinée au cas par cas, en fonction des marchandises et de la technologie exportées, du pays de destination, de l’usage final et de l’utilisateur final. »
« La paix et la stabilité dans la région de destination, ainsi que les conflits civils et les droits de la personne, tout comme la possibilité d’un transfert non autorisé ou d’un détournement des produits ou de la technologie exportés, sont sérieusement pris en considération », a indiqué la porte-parole d’Affaires mondiales Canada Natasha Nystrom.
« Une répression sans répit des libertés fondamentales »
Pourtant, le gouvernement fédéral a accordé à la compagnie INKAS les licences nécessaires à l’exportation de TTB, malgré des préoccupations constantes quant au respect des droits de la personne en Azerbaïdjan.
« Le Canada et l’Azerbaïdjan bénéficient d’une coopération quant à leurs préoccupations et à leurs intérêts communs », a indiqué Mme Nystrom. « Cependant, nous sommes préoccupés par la répression sans répit des libertés fondamentales en Azerbaïdjan, particulièrement en ce qui concerne les journalistes et les défenseurs des droits de la personne du pays. »
Des organismes de défense des droits de la personne, comme Amnistie internationale et Human Rights Watch, ont critiqué le bilan de l’Azerbaïdjan en matière de droits de la personne et ont accusé le pays de « répression systématique contre les dissidents », en plus de rapporter continuellement des actes de torture et des mauvais traitements perpétrés par les forces de l’ordre.
En novembre 2015, la police azerbaïdjanaise a utilisé des TTB fabriqués en Israël, similaires à ceux produits par INKAS, dans une opération de sécurité controversée qui s’est soldée par la mort de six personnes et par l’arrestation de dizaines d’autres dans la ville de Nardaran, à 30 kilomètres au nord-est de Bakou, la capitale du pays.
Un conflit armé en cours
L’autorisation de ces licences d’exportation semble aussi aller à l’encontre des exigences du gouvernement du Canada selon lesquelles les exportations de marchandises militaires ne doivent pas engendrer « d’instabilité ou des conflits nationaux ou régionaux ».
En avril 2016, le climat de tension entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie s’est à nouveau envenimé alors qu’une violente guerre de quatre jours a éclaté en violation du cessez-le-feu signé en 1994. Selon plusieurs experts consultés à ce sujet, l’armée azerbaïdjanaise a lancé une offensive surprise contre les forces arméniennes qui contrôlaient la région sécessionniste à majorité arménienne du Haut-Karabakh et ses environs.
S’ajoutent à cet épisode des rapports quotidiens d’affrontements, de tirs de tireurs embusqués, d’échanges d’artillerie et d’attaques de commandos le long de la ligne de front entre les forces arméniennes et azerbaïdjanaises dans la région disputée.
Selon les données colligées par l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI) au cours des deux dernières décennies, l’Azerbaïdjan a dépensé plus de 30 milliards de dollars de ses revenus pétroliers pour réarmer et entraîner ses forces armées, en achetant des armes de haute technologie et des munitions à la Russie, à Israël, à la Turquie, à l’Ukraine et au Pakistan.
« Ils considèrent que cette partie de leur territoire est occupée et ils souhaitent être compétitifs en termes de moyens, et c’est pourquoi ils cherchent à protéger leurs soldats et à trouver la meilleure marchandise possible, et quand il est question des meilleures marchandises de notre industrie, nous pouvons certainement offrir de nombreuses solutions, des solutions très rentables », a indiqué Roman Shimonov.
« Des solutions pour les forces de l’ordre et les forces paramilitaires »
Toutefois, M. Shimonov prétend aussi que la compagnie INKAS ne produit pas de véhicules militaires.
« Nous nous concentrons sur des solutions pour les forces de l’ordre et les forces paramilitaires », a-t-il affirmé en entrevue lors de la récente foire d’armement CANSEC, à Ottawa. « Nos véhicules ne sont pas conçus pour offrir des solutions dans le domaine militaire. »
Ce n’est pourtant pas ce que la compagnie prétend dans une annonce sur son propre site web.
« Le TTB Sentry de INKAS est conçu pour être utilisé par les forces armées, les équipes SWAT et d’autres forces de l’ordre partout dans le monde », peut-on lire dans la description du modèle Sentry de véhicule TTB.
« Le TTB Huron de INKAS est un véhicule tactique polyvalent qui peut protéger ses passagers dans des zones à haut risque et dans presque toutes les conditions climatiques. Le véhicule est conçu et équipé pour être utilisé dans des missions tactiques policières et militaires, et pour la protection de convois ou de frontières partout dans le monde », promet la description du modèle Huron.
« Le nouveau véhicule ISR (intelligence, surveillance et reconnaissance) d’AZCAN est armé de postes de tir télécommandés Pitbull, conçus conjointement par les compagnies IAI et General Robotics basées en Israël », peut-on lire dans un communiqué de presse publié lors de la foire d’armement ADEX à Bakou en 2016. « Le Pittbull LRWS inclut des senseurs pour la détection automatique des cibles ennemies et permet des tirs de riposte rapides et précis. »
Roman Shimonov avait d’ailleurs présenté le TTB de modèle Sentry au président de l’Azerbaïdjan Ilham Aliyev lors de cette foire d’armement en 2016.
Un examen minutieux nécessaire
Cesar Jaramillo, directeur général du groupe pacifiste Project Ploughshares, a indiqué que la licence d’exportation émise à INKAS illustre un problème récurrent des mécanismes de contrôle d’exportation d’armes au Canada.
Le gouvernement doit être plus attentif aux bilans en matière de droits de la personne des pays importateurs d’armes et aux notions de risque et d’usage final lors de l’émission de licences d’exportation pour de l’équipement militaire, selon M. Jaramillo.
« Même si les évaluations sont faites au cas par cas, je pense que la connaissance de problèmes dans certains pays devrait indiquer quels cas particuliers méritent un examen plus minutieux, et je pense que des pays comme l’Arabie saoudite et l’Azerbaïdjan appartiennent peut-être à cette catégorie nécessitant un examen plus minutieux », a indiqué M. Jaramillo.
« Si l’usage final de n’importe quel équipement en direction de l’Azerbaïdjan ou d’autres pays soulève un certain risque, nous croyons que cette exportation ne devrait pas avoir lieu. »
Traduction par Dominique Charron
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