Les amateurs de cellulaire sont une espèce en pleine prolifération dans plusieurs villes canadiennes, malgré toutes les campagnes de sensibilisation. Les gouvernements prennent les grands moyens pour les ramener à la raison : piocher dans leurs poches, augmenter les points d’inaptitude. Mais… est-ce que ça marche?
Depuis avril 2015, au Québec, un conducteur coupable d’usage du téléphone portable au volant s’expose à quatre points d’inaptitude et à une amende entre 80 $ et 100 $. En Ontario, le nombre de points d’inaptitude est de trois, mais l’amende est de 490 $.
Le coroner qui, pour la deuxième fois, a recommandé que soit porté à neuf le nombre de points d’inaptitude pour l’usage d’un cellulaire au volant note que, par coïncidence, son rapport est sorti au moment où le ministre des Transports du Québec Laurent Lessard ouvrait un site Internet consacré à une consultation populaire sur le Code de la sécurité routière avec, au menu, les distractions au volant.
Le rapport du coroner Garneau, déposé dans la semaine suivant l’ouverture des consultations du ministre Lessard, portait sur le décès d’un automobiliste probablement distrait par son appareil.
En 2013, à la suite d’un autre accident impliquant l’usage d’un cellulaire qui avait fait deux victimes dans le Centre-du-Québec, Me Garneau avait fait la même recommandation. « Là, c’est quatre points. On a encore deux autres chances. C’est l’équivalent, pour moi, d’une contravention de stationnement », dit-il.
Il fait valoir que la tactique a déjà fait ses preuves dans un autre dossier. « En 1989, il y avait un fléau au Québec : le dépassement des autobus d’écoliers. On est passé de trois points à neuf points sans hésiter », dit-il.
« Le gouvernement n’a pas hésité parce que des enfants se faisaient tuer ou blesser par des gens qui dépassaient des autobus scolaires à outrance’, une infraction devenue rare.
En contrepartie, il n’est pas très favorable à l’imposition d’une amende salée. « Le gars dans sa Lincoln, lui s’en fout et il va la payer », dit Me Garneau. La solution des neuf points, selon lui, ouvre la porte à une criminalisation de l’infraction et à des accusations beaucoup plus graves en cas d’accident avec blessés ou décès.
Or, le questionnaire mis en ligne au moment où le ministre Lessard lançait ses consultations sur le Code de la sécurité routière, le 9 janvier dernier, ne comporte pas l’option d’augmenter le nombre de points d’inaptitude, mais bien seulement la possibilité d’augmenter les amendes liées à cette infraction.
Par contre, l’hypothèse d’une criminalisation de l’infraction pourrait devenir réalité beaucoup plus rapidement, et ce, sans aucune modification du Code de la sécurité routière, avec le possible dépôt d’accusations criminelles dans un autre accident mortel impliquant un cellulaire, survenu celui-là trois jours après le dépôt du rapport du coroner Garneau.
Le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) étudie présentement la possibilité de porter des accusations de conduite dangereuse et de négligence ayant causé la mort à la suite du décès, le 21 janvier dernier, d’un piéton de 19 ans, Danick Paradis, mortellement happé sur la route 112 à Thetford Mines (située à environ 100 km au sud-ouest de la ville de Québec) par un automobiliste de 18 ans qui, selon les premiers éléments d’enquête, aurait eu un cellulaire à la main.
Si ces accusations devaient se confirmer, il s’agirait de la première fois au Québec qu’un automobiliste fait face à une accusation aussi grave liée à l’utilisation du cellulaire au volant. La négligence criminelle ayant causé la mort est passible de l’emprisonnement à perpétuité. Une première condamnation de ce type pourrait s’avérer un puissant dissuasif.
La technologie à la rescousse?
Le coroner Garneau n’est pas le premier à chercher à endiguer le fléau de l’usage du cellulaire au volant, pour lequel les policiers distribuent plusieurs dizaines de milliers de contraventions annuellement au Québec.
Sa collègue Renée Roussel, intervenant elle aussi dans un dossier de décès causé par un cellulaire au volant, recommandait en juillet dernier de bannir complètement l’usage du cellulaire dans la voiture et s’interrogeait sur la possibilité d’installer dans les automobiles un système de brouillage des ondes.
« Je ne pense pas qu’une telle option soit mise en application parce que tu bloques les passagers qui veulent utiliser leur téléphone », fait valoir Mathieu Roy, chroniqueur en technologie chez Cogeco. « Je doute que les entreprises vont vouloir gérer une démarche qui prive le consommateur de son bien ou de son outil », ajoute-t-il.
Il précise toutefois qu’il existe déjà des applications visant à bloquer le téléphone cellulaire dans l’automobile, « mais c’est de l’autorégulation ».
En plus, l’application en question — qu’il a lui-même installée sur son appareil — est facilement contournable : « Quand j’ai voulu entrer quelque chose, mon cell a noté que j’étais en mouvement et me disait que je ne pouvais pas l’utiliser en mouvement. Mais j’avais une option « je suis passager » sur laquelle je pouvais cliquer. »
« Si je mens à l’application en disant que je suis passager, j’ai détourné le blocus », observe-t-il.
Il reconnaît, toutefois, qu’une technologie de blocage intégrée au véhicule plutôt qu’au téléphone pourrait très bien détecter la présence de passagers avec des capteurs dans les sièges, comme c’est le cas pour le coussin gonflable du passager avant, qui ne s’active que lorsqu’il y a quelqu’un sur la banquette.
Mathieu Roy évoque une autre possibilité, soit celle d’une technologie de blocage partiel. « Ce qui pourrait être intéressant, ce serait de brancher le téléphone dans la voiture et de ne pas y avoir accès pendant la conduite à moins d’utiliser l’interface de la voiture. Certaines options ne pourraient plus être utilisées : par exemple, tu ne pourrais pas taper un texte, mais tu pourrais le dicter », dit-il.
Certains experts interviewés pour ce reportage ont fait la moue devant cette hypothèse, évoquant les joutes verbales que la plupart d’entre nous ont déjà livrées avec des appareils de reconnaissance vocale, mais cette objection ne tient plus la route, selon Mathieu Roy.
« La reconnaissance vocale s’est améliorée de façon fulgurante au cours des dernières années. On est passé très rapidement d’un taux d’erreur de 25 % à un taux d’erreur qui varie de 5 % à 8% selon la langue. En anglais, le taux d’erreur est comparable à l’oreille humaine », souligne-t-il.
Le coroner Garneau accueille favorablement l’idée d’une solution technologique, mais doute de sa mise en oeuvre, lui qui a déjà joué dans ce film à l’issue d’une autre enquête portant, celle-là, sur un décès imputable à l’alcool au volant.
« J’ai déjà recommandé — pour les nouvelles voitures à partir de 2011 — que Transport Canada oblige l’installation de l’antidémarreur éthylométrique dans toutes les voitures neuves et même de rendre ça possible dans celles qui ne sont pas neuves, avec une entente avec le Bureau d’assurance du Canada pour réduire les primes d’assurance des gens qui en font installer un», rappelle-t-il.
L’antidémarreur éthylométrique garantit qu’une voiture ne démarrera pas quand un conducteur a consommé de l’alcool. « Je me suis rendu compte, à ce moment, que Transport Canada n’est pas chaud à ces idées d’imposer des technologies à bord des véhicules », laisse-t-il tomber.
Une arme à double tranchant
Évidemment, certains diront qu’il s’agit simplement d’attendre la technologie ultime qui permettra l’usage du cellulaire au volant pour faire tout ce que l’on veut : le véhicule à conduite autonome.
« Ultimement, cette conversation sera relue par ma fille dans plusieurs années et elle va se demander pourquoi on ne pouvait pas utiliser nos téléphones dans l’auto, puisqu’une auto, ça se conduit tout seul », lance Mathieu Roy en riant.
Il n’a pas tort, sauf qu’on est encore loin de la coupe aux lèvres. « J’ai essayé un autopilote et je me suis rendu compte que ce serait vraiment facile de m’abandonner et de texter », note-t-il en référence aux systèmes de soutien à la conduite qui se multiplient dans le domaine de l’automobile.
Comme l’indique le chroniqueur automobile et coauteur de l’Annuel de l’automobile, Éric Lefrançois, cette évolution technologique présente des dangers réels. « On est à une étape charnière: trop loin pour reculer et pas encore assez loin pour dire qu’on a atteint l’objectif », explique-t-il.
« Par exemple, certains véhicules ont des caméras à infrarouge avec un écran sur le tableau de bord qui donne l’image de nuit; des capteurs qui détectent les enfants, les animaux avec des freinages automatiques pour les piétons, pour les cyclistes, etc. Mais c’est un autre exemple d’une technologie qui t’invite à ne pas regarder la route », énumère-t-il, ajoutant que le danger de ces ajouts se manifeste déjà.
« On voit déjà certains véhicules avec des conduites semi-autonomes. Évidemment, c’est limité, mais il y a des gens qui se sont tués avec ça parce qu’ils s’imaginaient que c’est complètement autonome », rappelle M. Lefrançois.
L’usage du cellulaire au volant, selon lui, ne vient que s’ajouter à un cumul de technologies qui mettent en danger la vie des automobilistes, de leurs passagers et de quiconque se trouve sur leur chemin.
« L’abondance de technologie endort la méfiance des automobilistes; les gens s’appuient de plus en plus sur la technologie, au point où ils perdent la responsabilité qui est associée à la conduite parce qu’ils s’attendent à ce que la voiture réagisse pour eux et ils ne savent plus comment réagir en cas d’urgence », dit-il.
Par contre, il ne voit pas les constructeurs automobiles se plier pour autant à l’imposition de technologies de blocage. « Avec tout ce qu’ils mettent comme info-divertissement à bord des véhicules, les constructeurs multiplient au contraire les sources de distraction. Ils essaient d’intégrer le maximum de commandes à l’intérieur de la voiture », explique-t-il avant de se lancer dans une autre énumération qui a de quoi donner le tournis.
« On offre au conducteur la possibilité de paramétrer la suspension, la direction, la transmission en conduisant; on peut configurer le tableau de bord pour voir la jauge d’essence plutôt que la température extérieure; on peut chercher une nouvelle chaîne radio ou une nouvelle plage de musique sur son cell ou son iPod », énumère-t-il.
Puis, il conclut avec l’argument massue : « ce n’est pas vendeur, la sécurité. Les marques cherchent à se démarquer avec des gadgets ou des trucs qui te feront retrouver le confort de ton salon dans l’auto. »
(Avec La Presse canadienne)
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