La route glacée des diamants

Beginning_of_the_ice_roadSOMBA K’E/YELLOWKNIFE – Avec le blizzard de la fin de mars qui vient de balayer la majeure partie des Territoires du Nord-Ouest, Ron Near a du pain sur la planche.

Cet ancien officier de la Gendarmerie royale du Canada à la retraite est responsable de la route de glace la plus longue du monde, qui relie la capitale Yellowknife à trois mines de diamants, soit celles d’Ekati, Diavik et du lac Snap.

La route de glace entre Tibbit et Contwoyto, nommée d’après les deux lacs qui en marquent les extrémités, est construite en coentreprise par BHP Billiton, propriétaire de la mine Ekati, Diavik Diamond Mines inc., qui exploite la mine Diavik, et DeBeers, qui possède la mine du lac Snap.

La route de glace est la seule voie terrestre pour le réapprovisionnement des mines. Elle leur permet de se faire livrer par camion les fournitures et l’équipement nécessaires pour toute une année : du diesel au nitrate d’ammonium pour les explosifs, en passant par les machines de terrassement.

Le réapprovisionnement des mines est une opération logistique monumentale exécutée avec une précision militaire, puisque la route de glace n’est ouverte que de huit à dix semaines par an.

Or, ce jour-là, la neige qui recouvre entièrement la route de glace, de Tibbit à Contwoyto, réduit considérablement la circulation des tonnes de matériel et de fournitures.

« Il y a 98 camions au camp Lockhart, la principale halte routière, qui se situe environ à mi-chemin de la route de glace », indique Ron Near, pointant du doigt la situation du camp sur une grande carte fixée au mur de son bureau.

Au camp, les camionneurs peuvent manger un repas chaud, faire leur lessive ou prendre une douche, comme dans n’importe quelle halte routière en Amérique du Nord, à la différence près que celle-ci se trouve au beau milieu des vastes étendues arctiques, presque à la limite forestière.

« Lorsqu’une tempête commence à se former, nous la surveillons de près, explique Ron Near. Si elle semble s’intensifier, nous canalisons les camions vers les différents camps. »

Il lui faut maintenant organiser la reprise de la circulation et trouver le moyen de rattraper le précieux temps perdu à cause de la tempête.

La plus longue zone scolaire du monde

Ice_Road_speed_limitLa route de glace commence au lac Tibbitt, à l’extrémité de l’étroite et sinueuse route Ingraham, à quelque 60 km (36 milles) à l’est de Yellowknife. De là, elle serpente vers le nord à la surface des lacs gelés et sur de courts segments terrestres, que l’on nomme portages. Aujourd’hui, elle s’arrête à la mine Ekati, mais jusqu’en 2008, son tracé rejoignait la mine de diamant Jericho au lac Contwoyto, au sud-est du Nunavut, qui a fermé depuis.

Ron Near explique que la route de glace, dont la majeure partie s’étend sur des lacs gelés, est reconstruite chaque année. Les travaux débutent habituellement peu après Noël et durent cinq à six semaines; la route est prête vers la fin de janvier.

Ice_road_machineryDurant la construction, des véhicules amphibies à chenilles, les Hagglund, mesurent chaque jour l’épaisseur de la glace, indique Ron Near. Les équipes de construction enlèvent la neige et forent des trous dans la couche de glace pour inonder certaines zones, afin de l’épaissir jusqu’à ce qu’elle soit assez solide pour soutenir le poids d’un camion chargé à pleine capacité.

Lorsque la glace atteint 107 cm (42 pouces) d’épaisseur sur les 400 km de la route, elle est en mesure de supporter un camion-citerne Super B transportant deux citernes de carburant, soit un poids total d’environ 41 ou 42 tonnes, précise Ron.

À pleine charge, les camions sont tenus de respecter la vitesse maximale de 25 km/h et de maintenir une distance de 500 m entre eux, continue Ron. Sur certains lacs « problématiques », où la couche de glace n’atteint pas l’épaisseur idéale, la limite de vitesse est réduite à 15 km/h.

« C’est la plus longue zone scolaire du monde », plaisante-t-il.

 

Le son de la glace qui craque

Truck_on_the_ice_roadRon Near assure que la route de glace n’a rien à voir avec le tableau dramatique brossé par la populaire série de téléréalité Ice Road Truckers, diffusée sur la chaîne Historia, qui a fait découvrir le territoire à un vaste public dans le monde entier.

Selon Dave Cook, un camionneur de la Nouvelle-Écosse qui sillonne la route de glace depuis six ans, la série dépeint avec sensationnalisme de nombreux aspects de la vie des routiers.

« La série montre ce qui se produit si on enfreint les règles, ce qui arrive parfois, mais 90 pour cent des gars se conduisent normalement, affirme-t-il. On vous fait croire que les camionneurs restent éveillés durant 36 heures et font des allers-retours d’une seule traite. C’est faux. »

Dave rectifie : il faut environ 15 heures pour se rendre jusqu’à la mine Ekati, à quelque 310 km au nord-est de Yellowknife. Les routiers font une pause à mi-chemin, au camp Lockhart, où ils prennent le temps de dormir avant de reprendre la route le lendemain jusqu’à leur destination.

Quand on lui demande pourquoi il revient chaque année à la route de glace, Dave répond : « C’est différent, unique, tout le monde n’est pas capable de le faire. On peut apercevoir des caribous, des orignaux, des loups et des carcajous. »

Il n’oubliera jamais la première fois qu’il a conduit son poids lourd sur la glace.

« La première chose que j’ai faite en montant sur la route, c’est d’ouvrir ma portière pour écouter la glace craquer, se souvient-t-il. C’est tout ce qu’on peut entendre, et tant que ça dure, tout va bien, car cela signifie que la couche de glace s’adapte. »

Quelques braves hommes

Richard_BulleyRichard Bulley, superviseur adjoint du centre de répartition qui régule la circulation sur la route de glace, a lui aussi été séduit par la promesse d’une expérience unique.

« C’est un emploi unique, un lieu unique, et c’est très agréable de travailler avec tous ces gens, dit ce retraité, ancien négociateur de libération d’otages pour la Police provinciale de l’Ontario. À ma retraite, je ne voulais pas d’un emploi banal dans la sécurité, ni d’un boulot insignifiant. Je cherchais une expérience unique. »

C’est après sa rencontre avec David Madder, un autre agent de police à la retraite, que Richard Bulley a changé son projet de retraite.

David Madder était superviseur de la répartition sur la route de glace. Il cherchait quelques braves hommes pour l’aider à conduire les opérations.

« J’ai annulé deux semaines de vacances en Floride et un séjour de golf à Santee, en Caroline du Sud, pour aller à Yellowknife, glousse Richard. Allez comprendre! »

Il y retourne depuis cinq ans.

« J’ai passé 30 ans à négocier avec les pires idiots sur terre. C’est très agréable de venir ici et de travailler avec des gens vraiment sympathiques, dit-il. Et comme ça ne dure que deux mois par an, ça ne m’empêche pas de suivre des cours de golf et de reprendre mes activités normales à mon retour en Ontario. »

Il aime par-dessus tout l’esprit de camaraderie qui règne sur la route de glace.

« C’est différent d’une autoroute normale, explique-t-il. Il n’y a ni feu de circulation, ni glissière de sécurité, aucune autre ligne de conduite que le règlement. Ces gens apprennent à travailler ensemble et à s’entraider. »

Ice_road_dispatch_DavidDavid Madder revient chaque année à Yellowknife depuis onze ans pour travailler au centre de répartition.

« On noue des liens très étroits avec les routiers durant ces trois mois de travail, explique-t-il. On est un peu comme des barmans : les gens nous confient leurs pensées les plus secrètes, et cela nous rapproche. Et puis on rit beaucoup, on se raconte des anecdotes. »

David arrive à la mi-décembre pour installer le centre de contrôle et le bureau de répartition de la route de glace. De nombreux visages reviennent d’une année à l’autre.

« Les premières années, lorsque la route de glace s’étendait sur 600 km jusqu’à la mine Lupin, environ 95 pour cent des routiers revenaient l’année suivante, se rappelle-t-il. Au fil des ans, les écarts salariaux entre les provinces se sont aplanis, si bien que la rémunération n’est plus aussi attrayante pour ces travailleurs. »

Ainsi, certains routiers préfèrent rester chez eux au lieu de partir durant plusieurs semaines, car ils ne sont pas mieux payés pour rouler sur la route de glace que dans le sud du Canada.

Ils sont tout de même nombreux à revenir sur la route de glace en raison de l’expérience unique qu’ils y vivent.

David n’oubliera jamais cette conversation qu’il a eue avec un camionneur de la route de glace.

« Il avait garé son camion et je me tenais juste à côté de lui, raconte David. Il m’a simplement regardé et m’a dit : “Je méprise tous ceux qui ne croient pas à l’existence de Dieu en voyant un ciel pareil”. Il n’a sans doute pas tort. Je ne suis pas vraiment religieux, mais en entendant cela, j’ai eu le sentiment qu’il disait peut-être vrai. »

 

Lien :

http://www.jvtcwinterroad.ca

ENCADRÉ : FAITS EN BREF

 

Première année de construction – 1982
Objectif initial – Approvisionner la mine d’or Lupin au lac Contwoyto, au Nunavut.
Longueur – 600 kilomètres (360 milles) jusqu’à la mine Lupin, dont 87 % sur les glaces lacustres.
Largeur – 50 mètres (160 pieds) sur les lacs, plus étroite sur les portages (12 à 15 mètres, soit 25 à 45 pieds).
Épaisseur de la glace – Les tests démontrent que la glace peut supporter une charge légère à 70 cm d’épaisseur (27 à 28 pouces) et des camions-remorques à pleine charge lorsqu’elle épaissit, dépassant souvent les 107 cm (42 pouces).
Limites de vitesse sur la glace – Camions à charge : 25 km/h (15 mi/h) et 10 km/h dans certaines zones. Camions à vide : 60 à 70 km/h (35 mi/h) sur les voies express, soit les voies de retour (en direction sud), construites sur de plus grands lacs.
Limite de vitesse sur la terre (portages) – La limite de vitesse sur les portages est fixée à 30 km/h. Les camions sont tenus de ralentir à 10 km/h à l’entrée et à la sortie des portages.
Nombre de portages – La route compte 64 portages.
Camps d’entretien – Trois camps pouvant accueillir 49 employés chacun sont situés au lac Dome, au lac Lockhart et au lac de Gras.
Direction – Comité de gestion de la coentreprise, composé de BHP Billiton Diamonds inc., Diavik Diamond Mines inc. et DeBeers Canada inc.
Constructeurs de la route – Nuna Logistics ltée (route principale), RTL Robinson Enterprises ltée (route secondaire), engagés par contrat par le Comité de gestion de la coentreprise.
Ingénieurs – EBA Engineering Consultants ltée.
Sécurité – Deton Cho / Scarlet Security Services, auparavant SECURECheck (2000 – 2009).

 

Statistiques rétrospectives de la route de glace (2000-2011)

Année Période d’exploitation Nombre total de tonnes transportées (vers le nord) Nombre de cargaisons (vers le nord) Jours d’ouverture
2001 5 fév. – 15 avril 245 586 7 981 70
2002 26 janv. – 16 avril 256 915 7 735 81
2003 1er fév. – 2 avril 198 818 5 243 61
2004 28 janv. – 31 mars 179 144 5 091 64
2005 26 janv. – 5 avril 252 533 7 607 70
2006 5 fév. – 27 mars 177 674 6 841 50*
2007 28 janv. – 9 avril 330 002 10 922 63
2008 28 janv. – 31 mars 245 585 7 484 55
2009 1er fév. – 22 mars 173 195 4 847 42
2010 4 fév. – 21 mars 120 020 3 508 36**
2011 28 janv. – 31 mars 239 000 6 832 55,5

* Fermeture anticipée de la route en raison de l’épaisseur insuffisante de la couche de glace – environ 1 200 cargaisons ont dû être envoyées par avion vers les mines au cours de l’été et de l’automne de 2006.

** Du 3 au 16 mars, à cause du temps doux, la coentreprise a dû limiter la circulation uniquement à la nuit.  

Correction: Ce texte de reportage a été attribué à son auteur original qui est Levon Sevunts et non à Khady Beye comme indiqué précédemment.

Levon Sevunts, Radio Canada International

Originaire d’Arménie, Levon a commencé sa carrière en journalisme en 1990 en couvrant les guerres et les conflits civils au Caucase et en Asie centrale.

En 1992, Levon a immigré au Canada après que le gouvernement arménien eut mis fin au programme télévisé pour lequel il travaillait. Il a appris l'anglais avant de poursuivre sa carrière en journalisme, d'abord dans la presse écrite puis à la télévision et à la radio. Les affectations journalistiques de Levon l'ont mené du Haut-Arctique au Sahara en passant par les champs de la mort du Darfour, des rues de Montréal aux sommets enneigés de Hindu Kush, en Afghanistan.

De son parcours, il dit : « Mais surtout, j’ai eu le privilège de raconter les histoires de centaines de personnes qui m’ont généreusement ouvert la porte de leur maison, de leur refuge et de leur cœur. »

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