Un pôle musical au Nunavut grâce à un groupe local et à un producteur de Nickelback

(Radio-Canada/Eye on the Arctic/Regard sur l’Arctique/Eilís Quinn)

L’hiver dernier, le grondement des guitares électriques a troublé le calme qui règne habituellement dans l’hôtel Boothia, dans le hameau de Taloyoak, au Nunavut.

De temps à autre, le silence revenait avant d’être rapidement remplacé par le son de voix animées qui traversait les murs fins. Tout ce brouhaha provenait de la chambre numéro 7 qui, pour le moment, n’était qu’un fouillis de fils, de câbles, de boîtiers et d’ordinateurs.

Le Taluqruak Band, un groupe de la petite communauté, et Dale Penner, un producteur mieux connu pour son travail avec Nickelback, faisaient de cet espace aussi exigu que chaotique le centre de production musicale le plus septentrional de la partie continentale du Canada.

Joe Tulurialik, chanteur et guitariste, explique que la trame sonore qui a bercé son enfance était composée de musiciens inuit pionniers dans leur domaine, comme l’Uvagut Band d’Iqaluit, et plus particulièrement encore des musiciens du nord du Québec, comme Sikumiut de Puvirnituq et le Salluit Band, originaire de la communauté du même nom.

«J’ai surtout grandi avec mes grands-parents, qui écoutaient beaucoup la radio de la CBC et passaient ces chansons», dit-il. «C’est le style de musique avec lequel j’ai grandi et dont je suis encore amateur aujourd’hui.»

Il n’a pas tardé à vouloir jouer de la musique lui-même.

«Mon père joue de la guitare et j’ai grandi en le regardant chanter et jouer lors d’événements communautaires à Pâques et à Noël», raconte M. Tulurialik. «À l’âge de 12 ans, j’ai pris une guitare et j’ai joué pour la première fois en public six mois plus tard.»

Joe Tulurialik espère que son histoire fera connaître la créativité et la musique dans les communautés comme la sienne. (Radio-Canada/Eye on the Arctic/Regard sur l’Arctique/Eilís Quinn)

Les débuts du Taluqruak Band remontent à l’église anglicane de Taloyoak, où Joe Tulurialik et son cousin Paul Ogruk ont animé des services religieux dans leur jeunesse.

Aujourd’hui, le groupe se compose de Joe, de Paul, de Lloyd Saittuq à la batterie, de Saul Kootook à la guitare et au chant et d’Andrew Aiyout, qui partage le chant et la guitare avec Joe.

La difficulté à se procurer du matériel et l’impossibilité d’essayer des instruments avant de les commander du Sud ne sont quelques-unes des difficultés auxquelles sont confrontés les musiciens de l’Arctique, note Paul Ogruk. (Radio-Canada/Eye on the Arctic/Regard sur l’Arctique/Eilís Quinn)

Leur répertoire comprend des chansons en inuktitut avec lesquelles Joe Tulurialik a grandi, ainsi que des compositions originales chantées en natsilingmiutut, un dialecte inuit de la région.

«Nous aimons la musique anglophone, mais il y en a déjà beaucoup sur le marché», lance Joe Tulurialik.

Nous voulons promouvoir notre dialecte très particulier et garder notre langue et notre culture vivantes. C’est très important pour nous.

– Joe Tulurialik, chanteur principal du Taluqruak Band

Le groupe se produit souvent dans la communauté et même lors d’événements régionaux, mais les défis pour créer et partager de la musique dans un endroit aussi reculé persistent.

«Les gens savent que les distances sont longues et que le coût de la vie est élevé au Nunavut, mais ce que les gens ne savent peut-être pas, c’est qu’ici, dans la région de Kitikmeot, nous sommes isolés même au sein du Nunavut. Et qu’ici, à Taloyoak, nous sommes éloignés même au sein de la région de Kitikmeot», souligne M. Tulurialik.

Taloyoak est éloignée de plus de 1260 km de la capitale du Nunavut, Iqaluit. (Datawrapper)

Cette réalité l’a vite rattrapé lorsque lui et ses collègues musiciens ont été sélectionnés pour participer à l’événement musical le plus important du Nunavut, l’Alianait Arts Festival. Le groupe devait se rendre à Iqaluit pour se produire sur scène, chose que les musiciens n’ont pas pu faire en raison des coûts de transport.

«Ce n’est pas la première fois qu’une telle chose nous arrive», indique Joe Tulurialik. «Et ça m’a fait penser au fait que nous n’avions même pas de studio d’enregistrement professionnel ici, pas seulement à Taloyoak, mais dans aucune des communautés de Kitikmeot. Et que nous ne pouvions donc pas diffuser notre musique si nous ne pouvions pas nous déplacer. Puis je me suis dit : « D’accord, mais qu’est-ce que je peux faire à propos de ça? »»

Taloyoak, au Nunavut, est la communauté la plus au nord du Canada continental. La distance et l’isolement du hameau compliquent la vie des musiciens qui veulent faire connaître leur art, même à l’intérieur du territoire. (Radio-Canada/Eye on the Arctic/Regard sur l’Arctique/Eilís Quinn)

Après mûre réflexion, M. Tulurialik a trouvé la solution : établir un studio à Taloyoak. L’initiative serait bénéfique pour les musiciens de l’endroit, mais aussi à l’ensemble du hameau, en facilitant l’enregistrement de musique traditionnelle, d’histoires et d’événements communautaires.

Il voit également le studio comme une ressource pour les artistes des communautés voisines de Kitikmeot. Cela transformera Taloyoak en une plaque tournante de la musique pour la région.

Étant Inuit, il savait qu’il devait exister des fonds ou des subventions pour les projets culturels. Mais il s’est senti déconcerté par son manque de connaissances quant à l’endroit où commencer, aux personnes à contacter et à la manière de s’y prendre pour remplir les formalités administratives nécessaires.

J’ai beaucoup de passion, mais pas beaucoup d’éducation. J’ai arrêté l’école à 15 ans et je n’ai pas de diplôme d’études secondaires. Je n’ai aucun problème à faire le travail, mais j’avais juste besoin d’être guidé pour savoir comment le faire.

– Joe Tulurialik, chanteur principal du Taluqruak Band

Tout a changé lorsque M. Tulurialik a vu Thor Simonsen, fondateur de la maison de disques Hitmakerz, en entrevue à l’émission The Tunnganarniq Show sur UvagutTV, au sujet de l’engagement de sa compagnie à soutenir et à promouvoir les musiciens du Nunavut.

Joe Tulurialik a immédiatement contacté Simonsen pour lui faire part de son idée. M. Simonsen a mis Tulurialik en contact avec Sarah Elaine McLay, PDG de Hitmakerz et, au cours des mois suivants, ils ont travaillé ensemble sur la proposition.

«Hitmakerz veut toujours soutenir la créativité dans les communautés afin que les artistes puissent partager leurs histoires, renforcer leur culture et créer des carrières durables dans la musique», a noté Mme McLay. «La passion et la vision de Joe concernant l’accès à des installations d’enregistrement non seulement pour la communauté, mais aussi pour la région, ont fait que Hitmakerz a été très enthousiaste à l’idée de soutenir ce projet.»

Le ministère du Développement économique et des Transports du Nunavut a accepté de financer le projet, et la municipalité de Taloyoak s’est également engagée à donner du temps et de l’espace, notamment pour l’entreposage du matériel.

Au moment de choisir la personne qui se rendrait à Taloyoak pour former le Taluqruak Band à l’utilisation de l’équipement et à son installation, Dale Penner s’est imposé comme un choix évident, selon la maison de disques.

« Simplement d’entendre l’histoire de Joe fait en sorte que le déplacement en valait la peine », souligne Dale Penner. (Radio-Canada/Eye on the Arctic/Regard sur l’Arctique/Eilís Quinn)

Originaire du Manitoba, Dale Penner a décroché sa première grande occasion en tant qu’ingénieur de son sur Heaven in Your Eyes de Loverboy, l’une des chansons phares de la bande originale du film Top Gun. À la suite de ce succès, M. Penner s’est orienté vers la production, travaillant avec des musiciens comme Econoline Crush, Holly McNarland et le Matthew Good Band. Il s’est fait connaître en produisant l’album The State de Nickelback et en les aidant à décrocher leur contrat avec l’étiquette américaine Roadrunner Records, qui a fait d’eux des supervedettes mondiales.

«Dale Penner a des dizaines d’années d’expérience et a connu un grand succès dans l’enregistrement et la production de groupes. Il possède donc un ensemble de compétences très complémentaires pour ce que Joe veut accomplir», a indiqué Mme McLay.

Dale Penner a déclaré qu’en tant que personne n’ayant «jamais été plus au nord que Winnipeg», il n’était pas sûr au départ d’accepter un contrat du genre dans le Haut-Arctique, mais que les appels téléphoniques et les réunions Zoom avec Joe Tulurialik l’ont convaincu.

«J’étais un peu hésitant au début et j’ai dit à Sarah de me laisser réfléchir. Mais une fois que j’ai parlé à Joe de ce qu’il voulait faire, c’est son enthousiasme et mon sens de l’aventure qui m’ont amené ici», a-t-il ajouté.

Pour Joe Tulurialik, il s’agissait déjà d’un rêve devenu réalité lorsqu’il a appris que le projet avait été financé, mais lorsque Hitmakerz lui a dit que Dale Penner était la personne qui viendrait tout mettre en place et les former, il n’a pas pu le croire.

«Je me suis renseigné sur le travail qu’il avait effectué avec Nickelback et d’autres groupes célèbres du Sud, et j’ai envoyé des messages à tous mes camarades du groupe et à d’autres personnes à ce sujet. Je me suis dit : « Wow, ce type est un vrai professionnel et il vient ici, à Taloyoak, pour m’enseigner? Dans quoi me suis-je embarqué? C’est fou! »», a-t-il raconté.

L’expérience s’est avérée tout aussi enrichissante pour Dale Penner. « C’est tellement détendu et relaxant ici et j’apprends tellement de choses », a-t-il lancé.

Le niveau de leur capacité à jouer de leurs instruments, à chanter et à écrire des mélodies est très bon. Si vous mettez de côté les contraintes qui pèsent sur eux, comme la distance qui les sépare de l’Arctique, il n’y a pas de différence entre travailler avec eux et travailler avec n’importe quel autre groupe.

– Dale Penner, producteur de musique

La mise en place de l’équipement pour le projet Taloyoak Studios a nécessité de nombreuses conversations avec Joe Tulurialik et une réflexion approfondie, selon M. Penner.

Le projet Taloyoak Studios permettra aux musiciens de Taloyoak et d’ailleurs dans la région de Kitikmeot de collaborer avec des artistes de partout dans le monde. (Radio-Canada/Eye on the Arctic/Regard sur l’Arctique/Eilís Quinn)

Comme d’autres communautés du Nunavut, Taloyoak est confrontée à un manque de logements et de bureaux. N’ayant pas la possibilité de disposer d’un studio permanent, M. Penner savait qu’il devait se concentrer sur un équipement léger, minimaliste et très mobile que le groupe pourrait démonter et installer selon qu’il enregistre de la musique dans une maison ou qu’il se produise en concert au centre communautaire.

Équipé de ce matériel et d’un ordinateur portable fonctionnant avec Avid ProTools, le logiciel le plus utilisé dans la production musicale professionnelle, le projet était prêt à démarrer.

Lorsque la connexion Internet sera plus fiable dans le Nord, M. Penner estime que les musiciens du Canada arctique seront moins désavantagés lorsqu’il s’agira d’enregistrer de la musique et de la partager avec le public.

«La pandémie a changé beaucoup de choses. Je vis à Winnipeg, mais je travaille principalement avec des artistes américains ces jours-ci. Et une grande partie de ce travail se fait à distance. Je peux enregistrer une piste à partir d’une ville, une autre à partir d’une autre ville et je peux tout mixer dans mon studio à Winnipeg», a-t-il expliqué.

Ce qu’ils pourraient faire ici, c’est à peu près la même chose que la façon dont beaucoup de gens travaillent aujourd’hui. Les musiciens de l’Arctique ont ainsi accès à l’ensemble de la communauté musicale mondiale.

– Dale Penner, producteur musical

M. Tulurialik se dit impatient de faire de cette vision une réalité, en particulier au Nunavut. Il envisage des projets de collaboration avec d’autres musiciens de Kitikmeot, comme un guitariste de Kugaaruk et une chanteuse de Gjoa Haven. Ils pourraient tous contribuer à des morceaux qui seraient ensuite mixés à Taloyoak.

Paul Ogruk, Joe Tulurialik et Dale Penner à Taloyoak. (Radio-Canada/Eye on the Arctic/Regard sur l’Arctique/Eilís Quinn)

M. Tulurialik se dit impatient de voir où mènera le projet Taloyoak Studios et de partager son histoire pour que d’autres Nunavummiut sachent qu’il ne faut pas renoncer à ses projets, même si la communauté est petite ou isolée.

«J’espère que les gens entendront cette histoire et se rendront compte que nos petites communautés regorgent de créativité et d’idées, non seulement dans le domaine de la musique, mais aussi dans celui des affaires et de l’entrepreneuriat.»

«Certains d’entre nous n’ont peut-être pas fait d’études, mais ils compensent par leur passion et leur créativité. Nous avons juste besoin d’informations sur la manière de diffuser ces idées.»

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Eilís Quinn, Regard sur l'Arctique

Eilís Quinn est une journaliste primée et responsable du site Regard sur l’Arctique/Eye on the Arctic, une coproduction circumpolaire de Radio Canada International. En plus de nouvelles quotidiennes, Eilís produit des documentaires et des séries multimédias qui lui ont permis de se rendre dans les régions arctiques des huit pays circumpolaires.

Son enquête journalistique «Arctique – Au-delà de la tragédie » sur le meurtre de Robert Adams, un Inuk de 19 ans du Nord du Québec, a remporté la médaille d’argent dans la catégorie “Best Investigative Article or Series” aux Canadian Online Publishing Awards en 2019. Le reportage a aussi reçu une mention honorable pour son excellence dans la couverture de la violence et des traumatismes aux prix Dart 2019 à New York.

Son reportage «Un train pour l’Arctique: Bâtir l'avenir au péril d'une culture?» sur l'impact que pourrait avoir un projet d'infrastructure de plusieurs milliards d'euros sur les communautés autochtones de l'Arctique européen a été finaliste dans la catégorie enquête (médias en ligne) aux prix de l'Association canadienne des journalistes pour l'année 2019.

Son documentaire multimedia «Bridging the Divide» sur le système de santé dans l’Arctique canadien a été finaliste aux prix Webby 2012.

En outre, son travail sur les changements climatiques dans l'Arctique canadien a été présenté à l'émission scientifique «Découverte» de la chaîne française de Radio-Canada, de même qu'au «Téléjournal», l'émission phare de nouvelles de Radio-Canada.

Au cours de sa carrière Eilís a travaillé pour des médias au Canada et aux États-Unis, et comme animatrice pour la série «Best in China» de Discovery/BBC Worldwide.

Twitter : @Arctic_EQ

Courriel : eilis.quinn@radio-canada.ca

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