Le programme de gravure de Holman vaut-il la peine d’être préservé? Évolution de l’économie des arts dans le Nord canadien

Légende de la photo : Louie Nigiyok, artiste et graveur d'Ulukhaktok. Photo:Eilís QuinnULUKHAKTOK (Holman), Territoires du Nord-Ouest – Louie Nigiyok, artiste et graveur de cette communauté inuite de l’Arctique de l’Ouest, commence ses journées sensiblement de la même manière depuis les années 1980.Aussitôt son déjeuner terminé, il se dirige vers l’atelier de gravure, qui se trouve maintenant au Ulukhaktok Arts Centre.

Après avoir balayé et rangé la place, Louie Nigiyok traverse la boutique de cadeaux du Centre, où sont exposés ses dessins et gravures, pour se rendre à l’atelier de dessin. La pièce est bordée de vastes fenêtres, qui offrent une vue imprenable sur le golfe Amundsen Gulf et inondent l’atelier de lumière naturelle.

Louie Nigiyok prend un dessin inachevé d’un ours polaire sur le dessus d’une armoire et le déploie sur une table. Comme c’est souvent le cas ces temps-ci, il est le seul artiste au Centre. Au fil des heures, il travaille en silence, tantôt absorbé dans la contemplation du paysage, tantôt plongé dans la réalisation de son dessin.

« Au départ, j’étais à la fois intéressé par l’argent et par l’art, d’affirmer Louie Nigiyok à propos de ses débuts au programme de gravure dans les années 1980. Mais maintenant, après toutes ces années, c’est plus un passe-temps qu’un travail, parce que je trouve ça vraiment agréable. J’adore ça. »

« Ce qu’il manque aujourd’hui, ajoute-t-il, c’est que les autres artistes et graveurs de la communauté ne partagent plus ce sentiment. »

La collection Holman

Ulukhaktok, connue sous le nom de Holman jusqu’en 2006, possède une riche histoire artistique. En effet, au début des années 1960, le père Henri Tardy, missionnaire catholique, a lancé le programme de gravure et de dessin et fondé la Holman Eskimo Co-operative.
Au tournant des années 1980, cette collectivité d’environ 300 âmes comptait l’un des centres de production d’art les plus dynamiques du Nord canadien.

En 1980, il a été décidé qu’on produirait une collection annuelle de gravures, ce qui a contribué à la notoriété de la communauté.
C’est ainsi que des artistes comme Mark Emerak et Helen Kalvak ont acquis une réputation enviable à l’échelle nationale et internationale.
Helen Kalvak a été élue à l’Académie royale des arts du Canada et a même reçu l’Ordre du Canada, la plus importante distinction honorifique du pays, pour sa contribution aux arts visuels.

Louie Nigiyok se souvient très bien de cette époque : une effervescence régnait durant la production et la sélection des 20 ou 30 images qui allaient constituer la collection, puis la production des 35 gravures issues de chacune des images.

« À cette époque-là, chaque collection connaissait une notoriété internationale, souligne Louie Nigiyok. Nous travaillions main dans la main avec un bon groupe d’artistes et nous décidions ensemble comment produire les gravures. C’était la partie la plus emballante. »

La fin d’une époque Légende de la photo : Portrait de l’artiste Helen Kalvak, accroché dans le hall de l’école nommée en son honneur à Ulukhaktok. Photo : Eilís Quinn

Mais les temps ont bien changé.

On a mis fin à la production de la collection annuelle en 2000. D’après les gens de la place, le manque de financement et la difficulté de maintenir en poste un conseiller artistique seraient notamment en cause.

Bien que le Ulukhaktok Arts Centre ait ouvert ses portes en 2010, mettant des ateliers de sculpture, de couture et de dessin à la disposition des artistes locaux, les tentatives visant à relancer le programme de gravure et la collection annuelle sont à ce jour demeurées vaines.

« Après 10 ans de fermeture, nous avons essayé de relancer l’idée, explique Louie Nigiyok. Nous avons essayé de ramener les graveurs et les artistes, mais ils ont perdu tout intérêt. Ils n’ont plus d’énergie à y consacrer parce que ça fait trop longtemps que tout est arrêté. »

En 2011, un atelier de gravure visant à réunir les anciens graveurs et artistes a été organisé, mais l’opération n’a pas été plus concluante.

« Il n’y avait qu’un seul artiste sur la dizaine d’autrefois, raconte Louie Nigiyok. Il ne fait aucun doute que l’intérêt n’y est plus. »

Malgré ces revers, Louie Nigiyok ne perd pas espoir. À son avis, le programme de gravure et la collection annuelle avaient une trop grande importance pour Ulukhaktok pour que la communauté abandonne la partie. Il est convaincu qu’il est encore possible de les relancer.

Légende de la photo : Sans titre (Deux personnes en train de danser), v. 1970, estampe réalisée par gravure sur pierre. Artiste : Helen Kalvak. Graveur : Harry Egotak L’évolution des arts dans le Nord

La présence des arts remonte loin dans l’histoire du nord du Canada. Quand le gouvernement canadien a commencé à sédentariser les Inuits, qui étaient semi-nomades, au milieu des années 1900, il a également commencé à encourager la production d’art comme moyen d’autosuffisance.

C’est ainsi que la Guilde canadienne des métiers d’art a été fondée. Le gouvernement fédéral a investi dans l’achat d’œuvres d’art et a mis en place des agents responsables des activités artistiques et artisanales dans les communautés qui composent aujourd’hui les Territoires du Nord-Ouest et le Nunavut.

« L’industrie des arts et des métiers d’art figurait parmi l’une des rares auxquelles les Inuits pouvaient participer sans parler anglais, explique Karen Kabloona, directrice des industries touristiques et culturelles pour le gouvernement du Nunavut, en Arctique de l’Est. Les Inuits ont eu l’occasion de raconter leur histoire sous la forme de dessins ou de sculptures, ce qui a dynamisé l’économie. »

Les acheteurs et les collectionneurs d’art, au Canada comme à l’étranger, se sont épris de ces représentations de la vie traditionnelle inuite. Les œuvres, particulièrement les sculptures en pierre et en os, sont devenues extrêmement populaires.
Les coopératives Arctic Co-operatives Limited vendent aujourd’hui de tout, des motoneiges aux denrées alimentaires, mais elles avaient d’abord été créées pour assurer l’achat et la vente de ces œuvres ainsi que la distribution des profits au sein des collectivités.

« Nombre des coopératives qui se trouvent aujourd’hui au Nunavut et dans les Territoires du Nord-Ouest étaient à l’origine des coopératives de producteurs, précise Debbie Moszynski, vice-présidente – marketing des arts pour Arctic Co-operatives Limited à Winnipeg, au Manitoba. C’est la mise en marché des arts qui a donné naissance aux premières coopératives locales. »

Les programmes de gravures mis en place aux quatre coins de l’Arctique ont connu un succès variable. Toutefois, ceux de Holman (Territoires du Nord-Ouest), de Baker Lake, Pangnirtung et Cape Dorset (Nunavut) et de Puvirnituq (Nunavik, dans le nord du Québec) ont atteint une grande notoriété.

Les collections annuelles de gravures sont rapidement devenues la carte de visite des communautés, leur ouvrant toutes grandes les portes du marché de l’art du Sud.

Toutefois, dans de nombreuses communautés, dont Holman, ces programmes ont été abandonnés. En effet, bien que la collection de gravures demeure importante à Cape Dorset et jouisse d’une renommée internationale, et que le Uqqurmiut Arts Centre de Pangnirtung ait recommencé à produire sa collection annuelle, les programmes sont tombés dans l’oubli dans bien d’autres régions de l’Arctique.

Par exemple, dans la collectivité de Baker Lake (Nunavut), qui est située à environ 1 150 km d’Ulukhaktok, l’arrivée de la mine d’or Meadowbank en 2010 a offert des occasions d’emploi et une stabilité sans précédent aux habitants du coin. De ce fait, il est devenu presque impossible d’embaucher et de conserver des artistes et des graveurs.

Même à Cape Dorset, où une carrière artistique est synonyme de voyages et de succès, la collectivité a du mal à s’adapter. Tandis que les œuvres des artistes à la mi-carrière ou en fin de carrière continuent de se vendre des centaines voire des milliers de dollars dans le Sud, préparer la relève constitue tout un défi.

L’avenir Légende de la photo : Enfant dans un parka étoilé à Ulukhaktok. La nouvelle génération sera-t-elle attirée par les arts comme l’ont été leurs parents et grands-parents? Photo : Eilís Quinn

Ceux qui souhaitent relancer la collection Holman risquent de rencontrer les mêmes difficultés.

L’école secondaire du coin porte le nom d’Helen Kalvak. Dans le hall, on peut voir sa médaille de l’Ordre du Canada et son certificat de l’Académie royale des arts du Canada. Des dizaines de ses gravures ornent les corridors. Malgré ces signes de renommée antérieure, la plupart des élèves d’Ulukhaktok haussent les épaules quand on leur demande s’ils souhaitent suivre les traces de Kalvak.

Toutefois, de l’avis des experts, malgré les défis que présente la formation d’une nouvelle génération d’artistes dans des communautés comme Ulukhaktok et l’importance accrue que revêtent l’exploitation minière et le développement des ressources dans ces contrées, il ne faut pas sous-estimer le rôle économique et culturel des arts et des métiers d’art dans le Nord.

Debbie Moszynski souligne qu’Arctic Co-operatives continue d’acheter environ 4 000 œuvres d’art par année.

Elle ajoute : « Il y a certainement moins d’artistes émergents sur le marché, mais ceux qui y sont sont très créatifs et contribuent à la préservation de l’art inuit. »

Légende de la photo : Boutique de cadeaux au Ulukhaktok Arts Centre, mettant en vedette des créations d’artistes locaux. Ces créations rapportent des millions, selon le ministère de l’Industrie, du Tourisme et de l’Investissement des Territoires du Nord-Ouest. Photo : Eilís QuinnL’impact financier et culturel

Les arts et les métiers d’art des communautés inuites et des Premières Nations (œuvres d’art, perlage et sculptures confondus) rapportent environ six millions de dollars à l’économie des Territoires du Nord-Ouest.

Bien que cela ne constitue qu’une fraction des centaines de millions de dollars que génèrent l’exploitation minière et le développement des ressources, il ne faut pas négliger son rôle au sein de l’économie du Nord, selon Kevin Todd, directeur de l’investissement et de l’analyse économique au ministère de l’Industrie, du Tourisme et de l’Investissement des Territoires du Nord-Ouest.

« Les gros projets de développement des ressources ont la particularité d’être très circonscrits sur le plan géographique. Le gisement ne se trouve pas nécessairement là où les gens habitent ou là où les touristes vont. »

Les Territoires du Nord-Ouest comptent une population de 42 000 personnes réparties dans 33 collectivités. Environ la moitié de cette population habite à Yellowknife. En dehors de la capitale, 90 pour cent des habitants des 32 autres collectivités, souvent en régions éloignées, sont d’origine autochtone.

« Les gens veulent habiter dans leur communauté et y gagner leur vie, de déclarer Kevin Todd. C’est là que se trouve leur famille, c’est là qu’ils reçoivent leur éducation. »

« Les arts et les métiers d’art sont importants à la fois du point de vue culturel et économique. Ils permettent la transmission de la culture d’une génération à une autre. »

« Ce secteur joue un rôle économique, car il apporte beaucoup d’argent dans des communautés où les occasions se font rares. Si on arrive à développer une industrie des arts et des métiers d’art tout en créant des occasions d’emploi dans l’économie traditionnelle, l’effet combiné des deux peut générer des revenus importants. »

Karen Kabloona, du Nunavut, partage cet avis. L’industrie des arts et des métiers d’art continue de rapporter environ 23 millions de dollars annuellement au Nunavut. Bien que le gouvernement accueille favorablement les projets miniers et d’exploitation des ressources en raison des perspectives d’emploi qu’ils occasionnent, Karen Kabloona rappelle qu’il est primordial d’assurer le maintien de l’industrie des arts afin que la population, qui est essentiellement inuite, ait accès à cette option intéressante.

Selon elle, cela convient au mode de vie inuit, expliquant que la souplesse de cette industrie permet aux gens d’organiser leur travail en fonction de la saison de chasse. « C’est particulièrement important dans les petites communautés où les possibilités d’emploi dans les industries ou les bureaux sont limitées et où les gens veulent maintenir un mode de vie traditionnel et passer plus de temps dans la nature. »

« Nous allons continuer d’investir dans les arts et les métiers d’art, car c’est un véhicule d’expression et d’identité culturelles. C’est bon pour l’âme. C’est bon pour le tourisme. Il y a une foule de très bonnes raisons de continuer d’investir dans les arts et les métiers d’art au-delà du fait que cette industrie est importante pour ceux qui choisissent de ne pas travailler dans les mines et les autres industries ou pour le gouvernement. »

Bien qu’il semble que les jeunes s’intéressent moins aux programmes de dessins et de gravures déjà établis, comme ceux qui existent à Cape Dorset ou à Baker Lake, Karen Kabloona affirme ne pas être inquiète, car il se fait de plus en plus de photographie, de vidéo et d’art numérique sur le territoire.

« Les jeunes vivent de façon très différente de leurs parents et grands-parents, mais je pense que l’industrie des arts va perdurer. Les jeunes proposent des choses très intéressantes et s’expriment différemment à travers les arts. Je crois que ça va plaire autant à ceux qui étaient intéressés par l’art du Nunavut. »

Légende de la photo : Louie Nigiyok en train de travailler au Ulukhaktok Arts Centre. Photo : Eilís Quinn, Radio Canada International L’avenir de la collection Holman

Quelles sont les chances que Louie Nigiyok assiste à la relance de la collection annuelle de gravures à Holman?
Kevin Todd, du gouvernement des Territoires du Nord-Ouest, souligne qu’il est important de maintenir des traditions comme la collection Holman. Il affirme que lorsque les communautés manifestent leur intérêt, par exemple en proposant des initiatives, le gouvernement est prêt à les soutenir.

Pour Louie Nigiyok, il suffit donc de trouver le moyen de raviver l’intérêt.

Louie Nigiyok précise qu’il existe un plan triennal pour relancer le programme de gravure, lequel prévoit l’embauche d’un conseiller artistique à temps plein et la mise à contribution de l’école secondaire qui se chargerait de former une nouvelle génération d’artistes.

Il rajoute qu’une demande de subvention a été déposée à la Société d’investissement et de développement des Territoires du Nord-Ouest et que la collectivité attend une réponse.

« Ce sera très favorable pour la communauté. Ça va nous redonner de la visibilité, précise-t-il. Notre culture meurt à petit feu et on ne sait pas ce qui nous attend d’ici 20 ans. Nous tentons de préserver notre culture à travers notre art, à travers les figures culturelles que nous représentons dans nos gravures. »

Il est toutefois conscient que même s’ils obtiennent le feu vert, il faudra du temps pour remettre tout cela en marche.

« On ne devient pas artiste en une nuit, dit-il. C’est un long processus et il faut du temps pour atteindre un niveau satisfaisant. Le seul moyen de relancer la collection de gravures, c’est de pouvoir compter sur des artistes motivés qui sont prêts à se présenter tous les jours pendant six mois. »

« (Notre programme de gravure) n’aurait jamais dû être abandonné. C’est très exigeant de tout recommencer… mais j’espère que les jeunes vont prendre la relève. »

« Je commence à être épuisé, comme les autres artistes de longue date. C’est le temps d’apporter du sang neuf. »Ulukhaktok au coucher du soleil. Relancer la collection permettrait-il de relancer la communauté? Photo : Eilís Quinn

Liens:

Lire: L’art brut d’aujourd’hui, Radio Canada International

Vidéo: Le nouvel art art Inuit, Radio Canada International

Écrivez à Eilís Quinn à eilis.quinn(at)radio-canada.ca

Correction: Ce texte de reportage a été attribué à son auteur original qui est Eilís Quinn et non à Khady Beye comme indiqué précédemment.

Eilís Quinn, Regard sur l'Arctique

Eilís Quinn est une journaliste primée et responsable du site Regard sur l’Arctique/Eye on the Arctic, une coproduction circumpolaire de Radio Canada International. En plus de nouvelles quotidiennes, Eilís produit des documentaires et des séries multimédias qui lui ont permis de se rendre dans les régions arctiques des huit pays circumpolaires.

Son enquête journalistique «Arctique – Au-delà de la tragédie » sur le meurtre de Robert Adams, un Inuk de 19 ans du Nord du Québec, a remporté la médaille d’argent dans la catégorie “Best Investigative Article or Series” aux Canadian Online Publishing Awards en 2019. Le reportage a aussi reçu une mention honorable pour son excellence dans la couverture de la violence et des traumatismes aux prix Dart 2019 à New York.

Son reportage «Un train pour l’Arctique: Bâtir l'avenir au péril d'une culture?» sur l'impact que pourrait avoir un projet d'infrastructure de plusieurs milliards d'euros sur les communautés autochtones de l'Arctique européen a été finaliste dans la catégorie enquête (médias en ligne) aux prix de l'Association canadienne des journalistes pour l'année 2019.

Son documentaire multimedia «Bridging the Divide» sur le système de santé dans l’Arctique canadien a été finaliste aux prix Webby 2012.

En outre, son travail sur les changements climatiques dans l'Arctique canadien a été présenté à l'émission scientifique «Découverte» de la chaîne française de Radio-Canada, de même qu'au «Téléjournal», l'émission phare de nouvelles de Radio-Canada.

Au cours de sa carrière Eilís a travaillé pour des médias au Canada et aux États-Unis, et comme animatrice pour la série «Best in China» de Discovery/BBC Worldwide.

Twitter : @Arctic_EQ

Courriel : eilis.quinn@radio-canada.ca

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