La mort d’une jeune Inuite atteinte de tuberculose soulève des questions au Nunavut

De petits inukshuks à Qikiqtarjuaq, au Nunavut. (Eilís Quinn/Regard sur l’Arctique)
La tuberculose tue encore nombre de Canadiens par année. Une enquête est en cours pour faire la lumière sur le décès d’Ileen, dont le diagnostic a été établi beaucoup trop tard malgré « plusieurs signaux d’alarme ».

Matthew Kilabuk entre dans l’hôtel Inns North de Qikiqtarjuaq, au Nunavut, et souffle sur ses mains pour les réchauffer. Il fait -30 degrés Celsius à l’extérieur, sans compter le refroidissement éolien.

M. Kilabuk, un artiste bien connu dans la région, où il essaie de vendre quelques-uns de ses dessins, porte des mitaines en peau de mouton, mais elles sont abîmées et minces. Quand on lui demande pourquoi il ne les remplace pas, il secoue la tête.

« Ma fille a fabriqué celles-là pour moi avant de mourir », répond-il.

Ileen Kooneeliusie était âgée de 15 ans lorsqu’elle est morte de la tuberculose en janvier.

En décembre, sa mère Geela l’avait emmenée au centre de santé local après qu’elle s’était plainte de maux de tête et d’essoufflement. Elle a ensuite été transportée à l’hôpital d’Ottawa.

Malgré le taux de tuberculose particulièrement élevé au Nunavut – 26 fois la moyenne nationale – Geela affirme que sa fille a reçu le diagnostic de la tuberculose seulement quelques heures avant son décès.

« Ma fille était heureuse et toujours ouverte avec les gens. Elle aimait passer du temps avec ses amis », raconte Geela en inuktitut.

Elle était ma seule fille.

Geela Kooneeliusie

Le cas d’Ileen Kooneeliusie soulève des questions quant à ce qui explique qu’une personne vivant sur un territoire aux prises avec un haut taux de tuberculose ne reçoivent pas un diagnostic à temps pour être sauvée.

Le mois dernier, le vérificateur général du Canada a souligné des failles dans le système de santé du Nunavut, particulièrement en ce qui a trait à la barrière de la langue avec les patients inuits.

Or, un expert de la tuberculose à Toronto croit que les questions liées à ce dossier dépassent les soins reçus par Ileen au Nunavut.

« L’Organisation mondiale de la santé dirige des programmes dans les pays très pauvres à travers le monde », remarque le Dr Michael Gardam, directeur médical de la clinique de tuberculose à l’Hôpital Toronto Western.

« Il n’y a aucune raison pour que nous ayons un problème de gestion de la tuberculose au Canada », croit-il.

Des taux alarmants au Nunavut
Qikiqtarjuaq, Nunavut (Eilis Quinn, Eye on the Arctic)
Qikiqtarjuaq, au Nunavut, compte environ 600 habitants. (Eilis Quinn, Eye on the Arctic)

En 2015, le taux de tuberculose chez les Inuits se situait à près de 166,2 cas pour 100 000 personnes. C’est 270 fois plus élevé que chez les Canadiens non autochtones, selon un rapport de l’Agence de la santé publique du Canada publié au mois de mars.

Depuis janvier, il y a déjà eu 21 nouveaux cas de tuberculose diagnostiqués au Nunavut.

En 2015, 25 % de tous les cas de tuberculose rapportés au Nunavut touchaient des enfants et des jeunes de moins de 24 ans.

Qikiqtarjuaq, qui compte environ 600 habitants, est une des communautés du Nunavut qui est équipée d’une infirmière spécialisée en tuberculose. Selon le Département de Santé du Nunavut, toutes les communautés ne bénéficient pas d’une telle infirmière, mais leur répartition est ajustée en fonction des besoins des communautés.

Le Département refuse de dévoiler combien des 21 cas rapportés cette année proviennent de Qikiqtarjuaq, mais révèle que 13 de ces cas sont situés dans la région entourant la communauté, qui a également abrité plus de 90 % des cas de tuberculose survenus au Nunavut entre 2007 et 2014.

Geela Kooneeliusie soutient que les symptômes d’Ileen ont débuté il y a deux ans avec des maux de tête. Elle raconte qu’Ileen était souvent essoufflée, mais que les infirmières de Qikiqtarjuaq attribuaient cela à des crises de panique.

Dans les semaines précédant son anniversaire, le 22 décembre 2016, les symptômes d’Ileen sont devenus plus prononcés.

« Elle toussait plus que d’habitude », se souvient Geela.

« Elle sortait avec ses amis, mais revenait à la maison plus tôt que prévu parce qu’elle était essoufflée. Elle a commencé à avoir peur. »

Geela a emmené sa fille au centre de santé trois jours avant son quinzième anniversaire. Geela dit que les infirmières ont placé Ileen sous traitement intraveineux et ont demandé un vol medevac (un service d’évacuation médicale d’urgence).

Le vol a toutefois été annulé – la famille ne sait toujours pas pourquoi – et Ileen a été envoyée à la maison avec des comprimés Tylenol et Motrin.

Dans les jours suivants, l’état d’Ileen avait empiré. Geela a alors emmené sa fille au centre de santé une nouvelle fois, seulement pour être renvoyée chez elle à nouveau.

L’état d’Ileen a continué de se détériorer. Elle a perdu le contrôle de sa vessie et de ses intestins et ne pouvait plus marcher.

« Elle ne pouvait pratiquement rien faire. Elle ne pouvait plus aller à la salle de bain et rampait pour se déplacer parce qu’elle ne pouvait pas marcher », raconte Geela.

« Elle avait peur d’elle-même. »

Des signaux d’alarme ignorés
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Une jeune fille court sur une colline surplombant le village d’Iqaluit, au Nunavut, en 2002. (André Forget/AFP/Getty Images)

Le 27 décembre, Ileen a été transportée à Iqaluit par vol medevac. Elle a passé une radiographie de la poitrine et les médecins lui ont diagnostiqué une pneumonie, selon Geela. Elle a été mise sur tube respiratoire et transportée à Ottawa.

Les docteurs du Centre hospitalier pour enfants de l’est de l’Ontario ont traité Ileen pour une pneumonie, mais il n’est pas dit s’ils ont posé leur propre diagnostic ou s’ils se sont basés sur les informations reçues des docteurs à Iqaluit.

Les symptômes de la tuberculose et d’autres cas de pneumonie sont similaires, selon Dr Gardam, mais le cas d’Ileen présentait des « signaux d’alarme ».

« La principale différence entre une tuberculose et d’autres cas de pneumonie, c’est que la plupart des causes bactériennes et virales se déclenchent assez rapidement. Une tuberculose prend beaucoup plus de temps », explique le médecin.

« Le gros indice [dans le cas d’Ileen] serait le fait que ses symptômes pulmonaires ne s’amélioraient pas après plusieurs semaines, c’est certainement un signal d’alarme. Ensuite, le fait qu’elle avait de la difficulté suggère que quelque chose se passait dans sa colonne vertébrale ou son cerveau, c’est un signal d’alarme encore plus grand. »

Pendant qu’Ileen se trouvait dans l’unité de soins intensifs à Ottawa, ses organes ont arrêté de fonctionner, un à un. Sa mère se souvient qu’elle a perdu la vue, et qu’elle avait des crises d’épilepsie.

Le 14 janvier, les médecins se sont adressés à la famille d’Ileen.

« Vers 19 h, les patrons sont venus nous rencontrer », raconte Geela.

« Ils nous ont dit qu’ils avaient testé ses poumons et sorti du liquide. C’est là qu’ils ont trouvé qu’il y avait une tuberculose active. Et la même nuit où ils ont trouvé, elle est morte. »

Au moment où les médecins ont compris qu’Ileen souffrait de tuberculose, Geela soutient que la maladie s’était déjà propagée à chacun de ses poumons, ainsi qu’à son cerveau.

« Après qu’ils eurent trouvé que c’était la tuberculose, ils ont compris que tous ces maux de tête, toutes ces douleurs, tout venait de la tuberculose. Ils ont aussi trouvé que la tuberculose avait causé l’explosion de certaines cellules dans son cerveau. C’est ce que nous avons compris. »

« On meurt encore de la tuberculose au Canada »
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L’insécurité alimentaire est un problème important dans les communautés nordiques. Ici, une mère paie pour son épicerie à Baker Lake, au Nunavut. (Nathan Denette/La Presse canadienne)

Selon le rapport de l’Agence de la santé publique du Canada, 8 % des gens atteints de tuberculose au Canada en 2014 sont morts pendant le traitement.

« On meurt certainement encore de tuberculose au Canada », déclare le Dr Gardam.

Je pense qu’une des raisons principales a moins à voir avec le traitement qu’avec le fait que, bien souvent, les gens ne reçoivent pas le diagnostic [de tuberculose] assez rapidement.

Dr Gardam

Dans sa stratégie sur la tuberculose spécifique aux Inuits, Tapiriit Kanatami cite les logements surpeuplés, le manque de sécurité alimentaire et les barrières à l’accès aux soins de santé, y compris la distance et la langue, comme des facteurs contribuant au taux élevé de tuberculose chez les Inuits.

Les parents d’Ileen sont d’avis que ce problème est bien réel.

Nous devrions tous travailler ensemble, mais les centres de santé jouent avec la vie des gens, particulièrement des Inuits.

Geela Kooneeliusie

« Je veux que les gens puissent avoir l’aide dont ils ont besoin », soupire Geela.

Le Coroner enquête

Le Bureau du Coroner en chef de l’Ontario a ouvert une enquête sur la mort d’Ileen. L’enquête se penche sur la qualité des soins apportés à Ileen en Ontario, et collabore avec le Coroner en chef du Nunavut pour déterminer ce qui s’est passé au Nunavut.

Le Département de Santé du Nunavut a refusé les demandes d’entrevue de CBC, mais le ministre de la Santé Georges Hickes a diffusé une déclaration disant que le gouvernement menait un examen interne, formellement appelé « Examen de l’amélioration de la qualité ».

Le ministre a également fait savoir que la mort d’Ileen est considérée comme un « incident critique », selon les termes du Manuel d’administration des infirmières en santé communautaire.

Le Centre hospitalier pour enfants de l’est de l’Ontario dit ne pas pouvoir discuter de cas spécifiques pour des raisons de confidentialité, mais assure que l’hôpital étudie chaque décès dans le but d’améliorer ses services de soins, et qu’il collabore pleinement à l’enquête du coroner.

À Qikiqtarjuaq, la plupart des possessions d’Ileen ont été emballées. Ses pièces d’art sont entreposées et sa chambre est vide, à l’exception des noms de ses amis qu’elle avait inscrits sur les murs.

Quand on lui demande ce qui doit changer pour éviter un drame semblable à celui d’Ileen, Geela répond que les centres de santé doivent être équipés d’employés inuits qui parlent inuktitut.

« Les Inuits ont une meilleure compréhension de la vie des Inuits », affirme Geela.

« Le rôle du centre de santé est d’aider les gens. Quand on essaie de recevoir de l’aide de leur part, ils refusent de croire ce que nous disons. »

Avec les informations de Nick Murray, de CBC News.

Radio-Canada

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Une réflexion sur “La mort d’une jeune Inuite atteinte de tuberculose soulève des questions au Nunavut

  • mercredi 5 avril 2017 à 22:35
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    « Le rôle du centre de santé est d’aider les gens. Quand on essaie de recevoir de l’aide de leur part, ils refusent de croire ce que nous disons. »
    J’ai subi moi-même une embolie pulmonaire que le médecin a diagnostiqué comme une pneumonie après la radiographie. Je parle anglais avec un petit accent français et j’habite en Colombie-Britannique. Elle m’a prescrit des antibiotiques. Deux jours plus tard, mon état empirant, je vois une autre médecin qui ne fait que changer d’antibiotique. Après deux semaines, durant laquelle ma santé empire au point de ne pas pouvoir me coucher, dormir assis et d’avoir des sueurs très abondantes, les douleurs n’étaient plus supportables du tout et je retourne à l’hôpital. Ce médecin là, le troisième que je vois, veut me faire un trou dans la poitrine pour enlever le liquide accumulé dans mes poumons. Mais avant, il pense à faire un di-dimer (test) et une échographie (pas faite) et consulte avec un médecin d’une ville plus importante. Le test montre que l’embolie est probable et il m’envoie par ambulance à l’hôpital à trois heures de là pour un cat-scan. Là, un traitement approprié a commencé et je revenais sur pied dans la semaine. Quatre ans plus tard, j’ai des séquelles au poumon.
    Je n’avais qu’une petite embolie au départ et les traitements inutiles ont fait que l’embolie a empiré pendant deux semaines où j’avais dit et redit que ça ne marchait pas, le traitement. Je parle anglais très bien et j’ai une maitrise en biologie cellulaire et malgré cela, les deux premiers médecins anglophones se foutaient de ce que je disais. J’aurais pu mourir de l’embolie ou d’une crise cardiaque provoquée par l’embolie. Il ne s’agit pas d’une barrière de langue mais bien d’un racisme latent!

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