Détabouiser la sexualité inuite, un mot à la fois

Le Nunavut a récemment accueilli une nouvelle édition des célébrations de la fierté gaie après plus de 10 ans d’absence. La préparation de l’événement, dans une région où on peine encore à (re)trouver les mots pour décrire les réalités de la communauté LGBTQ, a fait l’objet d’un documentaire, Two Soft Things and Two Hard Things, présenté dans le cadre du festival Présence autochtone.
« Two soft things » et « two hard things » (deux choses douces et deux choses dures [qui se frottent], en français), c’est une traduction un peu grossière des mots « lesbienne » et « gai » en inuktitut.
Il aura fallu beaucoup de temps à la population locale, particulièrement à la jeunesse, pour retrouver ces expressions, enfouies sous des siècles de politiques d’assimilation mises en place par le gouvernement canadien et l’Église catholique.
Le documentaire, réalisé et produit par Mark Kenneth Woods et Michael Yerxa, des cinéastes connus pour leur implication dans la cause LGBTQ2, donne la parole à différentes générations d’Inuits qui se succèdent pour parler de leur identité qu’on a tenté d’effacer à plus d’une reprise dans l’histoire.
À travers leurs témoignages, on apprend que la tradition inuite a toujours fait une grande place à la diversité sexuelle, qu’il soit question de genre ou d’orientation.
C’est avec l’arrivée massive de missionnaires chrétiens au tournant des années 50 que le modèle hétéronormatif s’est imposé, de même que la pudeur et la honte associée à l’acte sexuel, raconte Jerald Sabin, doctorant en sciences politiques à l’Université de Toronto, dans le documentaire.
La polygamie, qui était autrefois assez répandue (parmi les couples hétérosexuels ou homosexuels), a également été complètement évacuée de la société inuite en vertu de ces mêmes préceptes religieux.

Une perte culturelle inestimable
L’Église, de par son rôle dans l’éducation et la documentation – les missionnaires ont longtemps été les seuls à oser s’aventurer dans le nord –, a contribué à faire disparaître une grande partie du vocabulaire associé à l’identité sexuelle.
Cette situation, combinée aux politiques gouvernementales de l’époque, comme le massacre de plus de 10 000 chiens de traîneau pour annihiler le mode de vie traditionnel inuit de même que les déportations, a contribué à une perte de repères culturels inestimable, soutiennent les différentes personnes sondées dans le film.
« Sans les mots, sans notre langue, on en est venu à oublier que ces réalités comme la polygamie existaient et étaient normales », témoigne Alethea Arnaquq-Baril, une réalisatrice qui habite Iqaluit.

Les conséquences de la domination de l’Église catholique se sont fait sentir durant de nombreuses années. En plus de la question morale judéo-chrétienne, les épisodes répétés et documentés d’abus au sein des pensionnats gérés par des prêtres ont contribué au développement de la méfiance à l’égard de la différence sexuelle.
À Iqaluit par exemple, d’où viennent la plupart des intervenants dans le documentaire, l’homosexualité a longtemps été associée à tort à la pédophilie.
Jesse Mike, une Inuite de la région, raconte que sa mère se montre toujours réticente à accepter son homosexualité même si cela fait plus de 15 ans qu’elle s’affiche comme lesbienne. « J’ai longtemps eu de la misère avec mon identité, ma mère faisait régulièrement des commentaires homophobes quand j’étais plus jeune, sans savoir que j’étais lesbienne », raconte-t-elle.
Nuka Fennell, également d’Iqaluit, explique pour sa part qu’il s’est senti obligé de quitter la communauté pour préserver sa santé psychologique et physique après un coming out forcé durant son adolescence. « J’avais le soutien de mes parents, mais à l’école, dans la rue, comme nous provenons d’un petit milieu, les gens me regardaient et jugeaient qui j’étais. Je me faisais battre. Je n’allais pas attendre le coup de trop. »
« J’ai choisi d’être un sans-abri à Ottawa plutôt que de retourner à la maison […] J’ai choisi de partir pour survivre », précise-t-il.
La volonté d’amplifier les voix

Au cours des deux dernières décennies, des mouvements ont toutefois vu le jour pour réaffirmer la place des minorités sexuelles dans la société inuite. Un premier festival de la fierté gaie a notamment vu le jour en 2001, à l’initiative de Maureen Doherty et Allison Brewer, deux militantes non autochtones, qui ont habité pendant quelques années à Iqaluit.
Les deux femmes racontent dans le documentaire que dans les premières années du festival, elles recevaient des avertissements des membres de la communauté leur disant que les « anciens » du village n’appréciaient pas leur initiative.
À force de discussions avec lesdits anciens du village, finalement plus sensibles aux questions de l’identité sexuelle que ce qu’on laissait entendre, une forme de libération s’est instaurée. Plusieurs membres de la communauté ont commencé à s’intéresser à la diversité sexuelle et à rechercher dans leur « inuit qaujimajatuqangit » (savoir traditionnel inuit) les traces du lexique employé pour décrire ces réalités.
Aujourd’hui, les mentalités ont évolué et rattrapent tranquillement l’ouverture affichée dans le reste du pays à l’égard des minorités sexuelles. À la fin du documentaire, on voit d’ailleurs une nouvelle génération d’Inuits, incarnée par Kieran D. Drachenberg et Kyla Gordon, deux enfants transgenres, raconter candidement que tant leurs amis que les adultes utilisent les bons pronoms pour les décrire.
La législation a également été mise à jour pour protéger les droits de la communauté LGBTQ2 sur le territoire; la discrimination sur la base de l’orientation sexuelle est interdite en vertu de la loi nunavutoise sur les droits de la personne. Toutefois, on attend toujours des changements sur la question de l’identité culturelle.
De leur côté, les réalisateurs, qui avaient fait le voyage pour présenter leur documentaire, ont dit espérer que les témoignages recueillis permettront de lever le voile sur les luttes de la communauté LGBTQ2 de la région. Il était important pour eux de laisser toute la place à leurs intervenants « de façon à ne pas parler pour eux et d’éviter de reproduire le schéma du colonisateur blanc », ont-ils expliqué au terme de la projection.
Mark Kenneth Woods et Michael Yerxa ont constaté au cours de leur tournage qu’il restait encore des combats à mener pour la reconnaissance des minorités sexuelles au Nunavut, mais assurent que le transfert des connaissances et la réconciliation avec le passé sont bien entamés.