Pour en finir avec le postcolonialisme – une entrevue avec la romancière groenlandaise Niviaq Korneliussen

Originaire du Groenland, Niviaq Korneliussen propose un premier roman, Homo Sapienne, où elle jette les bases d’un renouveau de l’écriture du Nord, à mille lieues d’une littérature plus traditionnelle.
Dans ce livre, cinq jeunes dans la vingtaine y vivent difficilement le passage à l’âge adulte, sous fond de tensions personnelles et de crises parfois exacerbées par la société qui les entoure.
Résolument campé dans le XXIe siècle, le récit élimine la nordicité attendue et propose plutôt un décor urbain, technologique. De soirées arrosées dans des discothèques à de criants moments de solitudes, l’auteure décortique les relations amoureuses et les peurs de ses personnages pour en révéler une thématique universelle : la nécessité d’établir une communication efficace avec son entourage.
Niviaq Korneliussen se présente en groenlandais :
L’intérêt pour Homo Sapienne est tel qu’en plus d’une édition francophone au Canada (2017), l’ouvrage sera bientôt publié dans près d’une dizaine de marchés, incluant des traductions en islandais, suédois, finlandais, norvégien, ainsi qu’en anglais et en allemand. Au Groenland, plus de 3000 exemplaires de l’oeuvre de la jeune auteure alors âgée de 23 ans ont été vendus depuis 2014, pour une population totale de 56 000 personnes.
Pourquoi ce roman coup de poing, ces quelque 200 pages d’amour et de tristesse entrelacés dans l’interdit, dans la confrontation avec soi-même? Jean-François Villeneuve, de Regard sur l’Arctique, en a discuté avec Niviaq Korneliussen lors de son passage à Montréal.

Q: Qu’est-ce qui motive votre écriture?
R: J’ai grandi dans un très petit village dans le sud du Groenland qui compte 1500 habitants (Nanortalik). Écrire est devenu ma façon de créer quelque chose qui n’existait pas vraiment dans notre société, ma façon de communiquer avec les autres, de m’exprimer.
Q: Vos personnages évoluent en toute liberté entre différentes langues et, tout au long du livre, la communication est un thème de premier plan. Est-ce une particularité du Groenland?
R: Lorsque j’ai commencé à rédiger ce livre, il était très important pour moi d’écrire un roman dans lequel les gens pourraient se reconnaître. Les cinq personnages communiquent ensemble, ils se parlent et s’écrivent, ils utilisent les textos et Facebook. En même temps, ils ne réussissent pas vraiment à se comprendre.
Au Groenland, nous utilisons plusieurs langues. Il y a le groenlandais en premier lieu, mais il faut tout traduire en Danois puisque nous sommes une population mixte. Maintenant, les gens souhaitent écrire davantage en anglais, parce que nous essayons de nous éloigner de la période postcoloniale.
Je trouve ça très intéressant parce que ces personnages sont toujours entourés de gens. Ils font la fête, ils s’envoient des textos, ils s’aiment ou se détestent, mais en même temps, ils sont souvent seuls.

Q: Est-ce que certaines personnes au Groenland sont en colère de la façon dont vous présentez votre pays [État autonome, le Groenland appartient au royaume du Danemark]? Vous a-t-on dit que vous n’auriez pas dû parler de certaines choses, particulièrement en ce qui a trait à l’identité de genre et à l’orientation sexuelle?
R: Pas en ce qui a trait à la thématique queer. On ne m’a jamais dit que je n’aurais pas dû en parler. Nous sommes une société très ouverte et nos droits sont les exactement les mêmes que ceux des hétéros.
Mais il y a le chapitre « Walk of Shame », celui d’Arnaq. Elle est une alcoolique qui a été abusée par son père et elle blâme tout le monde pour ses problèmes. Au Groenland, certains croient que j’ai écrit ce livre simplement pour devenir populaire au Danemark, puisqu’il y a de nombreux stéréotypes envers les Groenlandais là-bas. Les Danois disaient « Alors c’est vrai, vous êtes des alcooliques et des agresseurs d’enfants ». Notre société n’est pas aussi simple qu’elle peut le paraître.
Les plus vieux ont critiqué mon utilisation de la langue. Pourtant, plusieurs personnes trouvent mon livre libérateur parce qu’ils croient qu’il est important de parler de ces choses. Nous avons plusieurs problématiques et il est nécessaire que la société soit critiquée par ses propres gens.
Groenland : déjà publié
Danemark : déjà publié
France/Canada français : déjà publié
États-Unis/Canada anglais : à être publié à l’automne 2018, sous le titre Last Night in Nuuk
Royaume-Uni : à être publié en mai 2018, sous le titre Crimson
Allemagne : déjà publié, sous le titre Nuuk #OhneFilter
Norvège : à être publié à l’automne 2018
Suède : à être publié 2019
Source : milik publishing
Q: Même si votre récit se déroule à Nuuk, la capitale du Groenland, ses personnages pourraient évoluer dans l’une des grandes villes occidentales du monde, comme Montréal ou même New York…
R: C’était vraiment important pour moi de le montrer. Lorsque j’étudiais au Danemark, des gens très intelligents me demandaient « Pourquoi tu parles danois? Comment peux-tu connaître l’anglais? Comment fais-tu, puisque vous êtes stupides? Avez-vous internet? Vivez-vous dans de petites maisons au milieu de nulle part? »
Cette vision est même pire dans d’autres pays, où certains croient que le Groenland n’est qu’une île avec de la glace et que nous vivons dans des igloos avec des ours polaires comme animaux de compagnie. Oui, nous vivons dans une petite société, mais je trouvais important de montrer que nous vivons une vie moderne. Nous sommes juste isolés géographiquement.

Q: Quelle est votre relation envers le colonialisme et le postcolonialisme avec lesquels un État comme le Groenland doit vivre?
R: Les gens au Groenland essaient de revenir à leurs racines, ce qui est normal après avoir été colonisé. Je trouve que c’est nécessaire, mais en même temps, il y a de la haine envers les étrangers et beaucoup d’ignorance. Il s’agit d’un gros problème, puisque nous sommes une petite société et nous avons besoin que tous y prennent part et trouvent le moyen d’y collaborer.
Il y a un mouvement d’indépendance au Groenland et je le trouve très dur. Il divise les gens en différentes catégories. Qui est Groenlandais? Doit-on parler la langue locale?
Niviaq Korneliussen parle de sa rencontre avec des étudiants inuits au Canada :
J’ai découvert, en rencontrant des étudiants Inuits à Montréal, que j’étais privilégiée. Ils ont été colonisés d’une façon très dure, en comparaison. Ils sont en danger, leur langue est en danger et leur culture l’est tout autant. Je me sens privilégiée que mes colonisateurs n’aient pas été aussi méchants.
Q: Dans votre roman, vous ne parlez presque pas des parents. Est-ce une métaphore pour le Groenland?
R: Oui. Vous avez peut-être remarqué que la nature est absente elle aussi du livre, tout comme la narration traditionnelle. Tout a déjà été raconté. Je n’ai pas à répéter tout ce que les Groenlandais ont dit. Je croyais qu’il était important d’écrire un récit ciblé sur ces personnages et les relations qu’ils ont avec leurs proches.
Niviaq Korneliussen explique pourquoi elle a écrit Homo Sapienne :
Q: Votre roman se lit comme des cercles concentriques, comme une spirale. On peut encore y voir une sorte de vision du Groenland…
R: J’ai mes opinions envers la politique, envers les problèmes sociaux que nous avons. Je voulais mettre en mots ce que ma société vit la plupart du temps. Nous tournons en rond et nous ne pouvons aller nulle part puisque nous vivons sur une île, alors les problèmes se répètent constamment.
Par exemple, les Danois ont déplacé tout le monde dans les grandes villes durant les années 50 et 60. Les Groenlandais ont beaucoup critiqué cette situation. C’est la pire chose qui pouvait nous arriver, mais aujourd’hui, tout se répète. Le gouvernement déplace les gens hors des petites villes. Plusieurs villages ferment, il n’y a plus de vie. Il s’agit d’un cercle qui tourne sur lui-même et les problèmes ne sont jamais réglés, on ne fait que les transformer d’une autre façon.
Q: Croyez-vous que le Groenland, comme vos personnages, a besoin d’évoluer pour aller de l’avant?
R: Oui, définitivement! Je ne veux pas seulement critiquer mon peuple. Il y a plusieurs projets extraordinaires qui se mettent en branle, il y a de nombreux jeunes qui veulent regarder les problématiques sous un nouvel angle et ils veulent participer au changement dans notre société. Par chance, la culture est importante pour nous.
Q: Vous avez traduit vous-même votre roman du groenlandais au danois. Doit-on y voir un symbole?
R: J’ai réécrit mon livre en danois. Je voulais que tous puissent le lire, puisqu’il y a des Groenlandais qui ne parlent pas la langue locale, qui parlent seulement le danois.
Les deux langues sont bien sûr très différentes. La réécriture était très difficile parce qu’il y avait beaucoup de poésie dans la version originale. Certains textes ont été totalement transformés pour en conserver la force. Ça valait la peine d’avoir le droit de réécrire certaines parties pour les rendre plus réalistes. Je suis à l’aise que la traduction française ait été effectuée à partir du danois, puisque c’est mon propre texte.
Niviaq Korneliussen explique l’importance d’avoir traduit elle-même son ouvrage en danois :
Q : Était-ce important d’utiliser la langue des colonisateurs pour propager votre oeuvre?
R: Je sens qu’une langue est seulement un moyen de communication. Ma langue maternelle est bien sûr très importante pour moi. Mais je percevais que j’avais un devoir de montrer ce qu’était le Groenland. Et il fallait le faire en danois, puisqu’il y a de nombreux Danois qui pourraient en apprendre grâce à ce livre.
(Les questions et les réponses ont été éditées.)
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