Blogue: Le grand silence du Grand Nord
Le Canada, c’est un cliché, est une terre de grands espaces. Notre journaliste Émilie Dubreuil s’est rendue au nord du Québec cet automne pour faire une série de reportages sur l’impressionnante logistique que commande le ravitaillement de ces grands espaces, notamment des 14 villages du Nunavik qui ne sont reliés par aucune voie terrestre au reste de la province. Dans les reportages qu’elle nous a ramenés de ce voyage, notre collègue nous parle, certes, de ravitaillement, mais aussi de tuberculose, de déchets, de succès économiques et d’un art qui se perd… et de la difficulté de parler d’une région longtemps réduite au silence.
C’est un parfum très doux, très subtil, très difficile à définir. Le Nord sent quelque chose, mais quoi? La pierre, le froid, le vent, l’air gorgé d’eau? Une odeur de ciel d’hiver avant la neige, le sel de l’immensité de la baie d’Hudson?
Je suis arrivée à Puvirnituq seule, un lundi. Après un arrêt à Radisson, là où la route arrête, l’avion d’Air Inuit a survolé pendant plus d’une heure une terre d’infini, sans arbres, trouée d’eau. Quand les moteurs se sont arrêtés sur la piste, j’ai eu l’impression d’arriver sur la Lune. À 1500 kilomètres de chez moi, atterrissage sur une planète gorgée de silence. Ça sent quoi, le Nord? Ça sent peut-être ça : un silence singulier parce qu’il résonne, un silence enveloppé d’une neige qui semble toujours imminente.
Une arrivée en douce, un long rêve
Il est rare dans notre métier que nous partions seuls, mais je tenais à arriver dans le Nord le plus discrètement possible. J’avais envie d’aller à la rencontre des gens avec qui j’avais l’intention de faire des entrevues, d’abord sans la présence tonitruante d’une caméra. Comme tout coûte très cher dans le Nord, j’avais décidé que pendant ces trois jours où je parcourrais le village avant l’arrivée d’Isabelle Barzeele, ma fidèle caméraman, je ne louerais pas de voiture et me déplacerais à pied dans le village.
Le Nunavik, cela faisait bien des années que je rêvais d’y mettre les pieds. Cela remonte à un après-midi d’été sur une terrasse du Plateau-Mont-Royal, il y a peut-être 10 ans, où je fis la connaissance de Raynald Lapierre, un grand chauve sympathique avec qui, je ne me souviens plus pourquoi, nous nous étions mis à bavarder. Et toi qu’est-ce que tu fais dans la vie ? Raynald travaillait à la Fédération des coopératives du Nouveau-Québec (créée il y a 50 ans) où il gérait l’approvisionnement. Le Nunavik, c’est 14 villages qui ne sont accessibles que par bateau ou par avion. Et le mot approvisionnement prend ici un sens spectaculaire, le symptôme d’un éloignement grandiose. L’histoire que me raconta Raynald, cet après-midi-là, me fit rêver. Car non seulement acheminer des vivres dans le Nord est-il impressionnant du point de vue logistique, mais la donnée historique derrière cette entreprise tient un peu du conte de fées.
« Fonctionner sans les Blancs? Bien sûr! »
Au début des années 50, le marché de l’art inuit connaissait un réel essor au sud. Les collectionneurs et les musées étaient friands de l’exotisme que racontaient ces animaux et ces chasseurs sculptés dans la pierre à savon. Mais c’est la Compagnie de la Baie d’Hudson, qui, comme depuis des siècles déjà, faisait du profit avec le labeur des Inuits.
Au début des années 60, un missionnaire va rassembler quelques sculpteurs de Puvirnituq et leur dire : « vous n’êtes pas tannés de vous faire exploiter par les Blancs? Pourquoi ne pas vous lancer vous-mêmes en affaires? » Dans une entrevue accordée en 1967 à l’émission Focus de la CBC, le père André Steinmann raconte cet épisode : « Au début, les Inuits étaient dubitatifs. Fonctionner sans les Blancs? J’ai dit : bien sûr! Vous en êtes parfaitement capables, vous êtes aussi intelligents qu’eux! »
C’était le début des coopératives du Nouveau-Québec qui constituent, à l’échelle du Nunavik, un peu l’équivalent du « Maître chez nous » des Québécois. Au lieu d’acheter la farine, le tabac ou le sucre à la Compagnie de la Baie d’Hudson, les Inuits pouvaient désormais se procurer des denrées dans les magasins de la coopérative et vendre leur art à une entreprise qui la revendait au sud. Comme me l’a confié Noah Sheshamush, un aîné de Whapmagoostui qui était là aux premiers jours : « Les Blancs nous ont pris beaucoup. C’est eux qui faisaient de l’argent avec nos sculptures et nos fourrures. Pourquoi ce ne serait pas nous qui ferions du profit avec nos ressources? »
Partis de rien, la Fédération et ses 14 magasins généraux forment aujourd’hui une grande entreprise. 363 millions de dollars de chiffre d’affaires annuel, plus de 11 millions de dividendes remis aux membres l’an dernier, 1370 employés. Elle est de plain-pied dans la modernité. Si elle distribue toujours de l’art inuit au sud, elle oeuvre maintenant aussi dans tous les services de proximité : vente de produits pétroliers, câblodistribution, gestion immobilière, hôtellerie, restauration, garages, services bancaires. Elle fait du transport minier et elle est associée au groupe Desgagnés dans le transport par cargo à destination du Nunavik.
Raynald a commencé à travailler pour la Fédération au début des années 70. Il emballait et déballait de la sculpture dans les entrepôts de Québec. Il a vu l’entreprise grandir et c’est lui qui, jusqu’à sa retraite en octobre dernier, gérait depuis des années le transport de toutes ces marchandises qui partent des entrepôts de Montréal vers les 14 villages. C’est la partie de son histoire que j’avais préférée cet après-midi-là sur cette terrasse. Imaginer que tout tout tout, sauf la nourriture fraîche expédiée sur les ailes d’Air Inuit est mis sur un grand bateau qui relie Montréal aux villages parsemés autour des baies d’Hudson et d’Ungava. Du papier de toilette aux spaghettis, en passant par les meubles, les jouets, les vêtements. Tout cela ne se pointe que deux fois par année, car les voyages sont rythmés par les glaces. Un au printemps, quand la glace fond, et un à l’automne, avant que la glace reprenne ses droits.
Je suis donc arrivée à Puvirnituq un lundi d’octobre, bien des années après cette rencontre avec Raynald Lapierre, pour y attendre le bateau et faire le reportage que je rêvais de faire depuis tant d’années, c’est-à-dire accompagner l’équipage du Camilla Desgagnés sur la route du ravitaillement. Mais je voulais profiter de mon séjour dans le Nord pour aborder d’autres questions absorbées par le grand silence médiatique qui entoure les questions nordiques. Que connaît-on du Nord? Quand en entend-on parler? Sinon que dans des reportages lugubres où il est question de suicides?
Facebook et le « Canadian Tire »
Moi, je voulais parler d’un grand bateau sur la mer, de réussite économique. Je voulais aussi parler de l’art, un art un peu folklorique qui se perd, parce que les jeunes Inuits, comme tous les jeunes du monde, ont d’autres choses à faire. Passer du temps sur Facebook, écouter du rap. Cette économie de la sculpture inuite, ossature du mouvement coopératif, connaît donc des heures difficiles.
Je voulais aussi parler d’environnement. Dans le Nord, les résidents parlent des dépotoirs comme d’une sorte de quincaillerie anarchique. Je vais au « Canadian Tire », disent-ils. Comme on ne peut creuser le pergélisol, les déchets s’accumulent en surface. Beaucoup font donc au dépotoir de la récupération de bois, d’outils, de pièces pour réparer l’auto et le 4-roues. Mais, les déchets forment des montagnes de « restes » de machines à laver, de camions, de bidons d’essence, de bicyclettes, de motoneiges, etc., etc. Que faire avec ça? Rapporter des déchets par la mer coûte cher, mais c’est à l’évidence une voie d’avenir pour les transporteurs et certaines compagnies en environnement qui commencent à offrir leur expertise pour décontaminer des sols.
Je voulais aussi aborder le sujet de la tuberculose. Cette maladie qui ne touche presque plus personne dans les pays occidentaux est revenue hanter le Nord du Canada. Dans un triste palmarès de statistiques (1) colligées en 2015, le Nunavik arrive en 9e place des endroits les plus touchés par l’infection ravageuse dans le monde. Juste après le Bangladesh et les Philippines.
Ce problème de santé publique s’explique notamment par le surpeuplement. Les Inuits manquent encore de logements, même si le gouvernement fédéral a fait construire pas mal de maisons dans les dernières années. Comme il fait très froid par là, on n’ouvre pas les fenêtres. Les logements manquent d’aération et la bactérie y prospère.
Solitude et funérailles
Je suis donc arrivée un lundi à Puvirnituq armée de mes recherches, de contacts, de rendez-vous pour travailler sur des sujets qui n’avaient aucun lien avec le suicide ou l’alcoolisme.
Si le silence du Nord m’a tant frappé les oreilles, c’est sans doute parce que ce jour-là, le village était encore plus silencieux qu’à son habitude. Durant la fin de semaine, un Inuit très intoxiqué s’était enlevé la vie. On avait fermé les écoles, l’hôtel de ville et les commerces pour permettre à la population de se rendre aux funérailles. Les jours suivants, pendant que je marchais seule dans le village, plusieurs m’ont abordée avec une sorte de rancoeur sourde. « Vous allez encore parler de suicides? On en a assez que ce soit le seul sujet! On en a assez des journalistes qui viennent ici et parlent à travers leur chapeau!» On m’a beaucoup répondu, en anglais, lorsque je demandais des entrevues : « No, I do not want to talk with you. I do not like medias! » (Non, je ne veux pas vous parler, je n’aime pas les gens des médias.)
Beaucoup de Blancs (travailleurs sociaux, travailleurs de la santé) m’ont aussi dit ne pas vouloir m’accorder des entrevues, car ce qui ressortait presque toujours des couvertures médiatiques était, selon eux, « négatif ». « Pourquoi ne faites-vous pas des reportages positifs sur les Inuits? » m’a demandé une jeune femme à l’esprit un peu missionnaire en me citant des reportages faits par divers journalistes qui ne rapportaient que le visage sombre du Nord, avec « exagération et malhonnêteté intellectuelle », selon elle.
Une travailleuse de rue à qui j’avais demandé de réunir quelques jeunes pour qu’ils puissent s’exprimer sur divers sujets a refusé de m’aider. Dans un courrier électronique au parfum de paternalisme noyé de bonnes intentions, elle m’explique qu’elle va censurer cette rencontre pour le bien des Inuits : « Compte tenu des barrières langagières, culturelles et sociales que ces jeunes ont à franchir pour livrer leur message, nous n’avons pas assez de temps pour nous préparer à des sujets aussi complexes. Ces jeunes vivent à l’écart du monde médiatique, culturel et social des gens à qui va s’adresser le reportage et ils n’en maîtrisent que très peu les codes de communication. »
Le silence du Nord est aussi meublé de diverses censures.
J’avais beau répéter que j’étais là pour parler d’économie et d’environnement, d’art, de santé publique et d’un grand bateau rempli de vivres, je rencontrais sur mon chemin beaucoup de méfiance. « Qui vous a donné la permission de parler de nous? », m’a demandé une femme inuite. Cette phrase, je l’ai beaucoup méditée. La permission de qui? Pourquoi? Le silence du Grand Nord, c’est aussi ça : se demander si on a le droit de parler de cette région quand, historiquement, le peuple qui y habite n’a pas été entendu.
Une histoire d’indiférence
Faire une recherche bibliographique sur le Nunavik constitue déjà un indice d’un silence scientifique. Très peu de livres. Le plus souvent, des récits de voyageurs, de belles photos, quelques romans, des nouvelles, des récits d’aventuriers, de médecins, de missionnaires, quelques thèses, mais l’Histoire avec un grand H des Inuits du Québec? C’est dans un long texte de Claude Marcil publié sur le site du Kiosque Médias que j’ai trouvé le plus d’informations sur leur histoire, celle d’une indifférence institutionnelle qui se déploie à travers les époques.
En 1912, Ottawa va découper le Nord pour en remettre une partie aux provinces. Québec hérite de l’Ungava (Nunavik). En 1919, le fédéral crée un conseil des territoires du Nord composé de fonctionnaires blancs. Les Inuits ne sont même pas au courant! Dans les années 30, on commence à envoyer un bateau avec médecins et dentistes… l’été.
À la même époque, au Groenland, où les Inuits relèvent de la Couronne danoise, les enfants sont scolarisés et on encourage ceux qui ne veulent pas devenir chasseurs à terminer leurs études. L’école est publique et en langue inuite, l’inuktitut. Or, chez nous, un rapport officiel du gouvernement stipule en toutes lettres le mépris de l’époque : « Les besoins en éducation des Esquimaux de cette région sont très simples et leurs capacités mentales pour assimiler des matières scolaires limitées. »
Dans les années 40, ce sont des militaires américains qui ont des bases militaires au Nord et croisent des Inuits qui vont se scandaliser publiquement de leur sort. « Pourquoi les Esquimaux ne sont-ils pas protégés contre l’exploitation de la baie d’Hudson? Pourquoi n’ont-ils pas reçu d’éducation ou de soins de santé? », écrit un général américain au gouvernement canadien.
L’importance de la littérature
C’est par la littérature que les Canadiens vont finalement prendre conscience de ce qui se passe au nord de chez eux. L’écrivain Farley Mowat publie en 1952 People of the Deer, traduit en français sous le titre Mœurs et coutumes des Esquimaux caribous. Le roman met au jour la misère noire dans laquelle vivent les Inuits et ceux qui en sont responsables : la Compagnie de la Baie d’Hudson, la Gendarmerie royale du Canada et les églises. Le prestigieux magazine The Atlantic publie des extraits du livre qui devient un best-seller.
Devant le scandale – les Inuits meurent de faim dans l’indifférence – Ottawa réagit et crée le Comité des affaires esquimaudes (Eskimo Affairs Committee). Il y invite des représentants des églises, de la Compagnie de la Baie d’Hudson et des agents de la GRC, mais pas d’Inuits! Pourquoi? Claude Marcil cite le rapport d’un fonctionnaire : « les Esquimaux n’ont pas atteint un stade de développement leur permettant de participer à une telle discussion… »
On pourrait continuer longtemps avec le récit troublant des rendez-vous manqués du Québec et du Canada avec les Inuits colligés patiemment par Claude Marcil. Comment on leur a mis, comme à du bétail, des bracelets avec des numéros pour les identifier, comment on a tué leurs chiens pour les sédentariser. Bref, comment, jusqu’à tout récemment dans notre histoire, on ne les a non seulement pas écoutés, mais on n’a pas même pas pensé à le faire.
Alors, comment parler du Nord sans verser dans l’angélisme néocolonial patiné de culpabilité historique? Comment ne pas tomber dans le piège du romantisme folklorique tout en ouvrant la porte à la magie du vide et de la toundra?
Comment parler du Nord et de ses problèmes affolants sans verser dans le misérabilisme?
Je suis arrivée un lundi à Puvirnituq. J’en ai ramené cinq reportages et pourtant je cherche mes mots. Me suis-je donné la permission à moi-même de parler d’eux puisqu’ils sont aussi nous? Le vent et le froid balaient brutalement la tentation de faire cette équation simpliste. Je suis rentrée à Montréal depuis plusieurs semaines et, pourtant, je suis toujours là-bas, en pensées, hantée par les multiples silences de ce Grand Nord.
(1) Source : Régie régionale de la santé et des services sociaux du Nunavik
Corrections : Noah Sheshamush est un aîné Cri de Whapmagoostui et non un aîné Inuit de Kuujjuarapik tel qu’indiqué dans une version précédente de ce texte.