Les espèces envahissantes menacent l’écologie et l’économie du monde
Les invasions d’espèces non indigènes existent depuis toujours, mais elles se produisent à un rythme de plus en plus effréné et à plus grande échelle que par le passé. Les changements climatiques ne font qu’exacerber le problème. « Les invasions d’espèces envahissantes sont une forme sans précédent de changement global », s’inquiète un spécialiste de l’écologie invasive de l’Université McGill, à Montréal, au Canada.
Tous ont entendu parler de l’agrile du frêne, de la moule zébrée, de la carpe asiatique ou de la renouée du Japon. Mais Anthony Ricciardi, professeur d’écologie invasive à l’Université McGill, croit que le public n’est pas conscient de l’ampleur du problème.
« Le public ne traite pas les espèces invasives comme un phénomène à grande échelle. On parle souvent d’une invasion dans un lac ici, une forêt là-bas… Elles sont traitées comme des histoires de monstres isolées », dit Anthony Ricciardi.
Et pourtant, selon l’Union internationale pour la conservation de la nature, les espèces non indigènes envahissantes sont la deuxième plus grande menace pour la biodiversité à l’échelle mondiale, après la destruction des habitats. Les espèces non indigènes envahissantes ont contribué à près de 40 % de toutes les extinctions d’animaux dont la cause est connue.
Dans la majorité des cas, l’humain est responsable de ces invasions. Transport de marchandises, tourisme, marché horticole et animal; dans un monde globalisé, le rythme d’introduction de nouvelles espèces végétales envahissantes ne cesse de croître.
Qui est affecté?
Aucun pays n’échappe aux invasions d’espèces non indigènes, explique Jacques Brisson, de l’Institut de recherche en biologie végétale à l’Université de Montréal.
Selon une étude publiée dans le journal Nature, on estime que 17 % de la surface de la Terre (excluant l’Antarctique et le Groenland) est à haut risque d’invasion d’espèces non indigènes. Par ailleurs, 16 % des régions de haute biodiversité (ex.: taïga de Sibérie orientale ou les chaparral et forêts claires de Californie, Everglades de la Floride) sont également vulnérables aux espèces envahissantes.
Comme on peut le voir sur ce graphique (voir graphique a dans le lien suivant, en anglais seulement), les endroits densément peuplés et où il y a plusieurs ports et aéroports sont particulièrement à risque, en raison du va-et-vient de marchandise, et d’animaux.
Par contre, ce sont les pays à faible revenu qui sont les plus vulnérables. Par exemple, la polyphyllophage, la chenille du papillon (noctuelle américaine du maïs), qui attaque le maïs, le mil, le sorgho, le coton et le sucre, cause présentement des ravages dans une trentaine de pays africains. Cette année, le Kenya risque de perdre la moitié de sa récolte de maïs et faire face à une crise alimentaire. En Asie, la punaise pentatomide, originaire de la Malaysie, détruit annuellement jusqu’à 35 % des récoltes de riz.
Le Cambodge, le Vietnam et les Philippines sont aux prises avec la jacinthe d’eau, une plante dévastatrice qui recouvre d’immenses étendues d’eau. Les poissons meurent par manque d’oxygène et les pêcheurs ne peuvent plus utiliser leurs bateaux.
La présence du python birman dans les Everglades de la Floride ou l’introduction de bars (Cichla monoculus) dans un lac au Panama ont pour leur part un impact sur la santé humaine. Ces prédateurs ont décimé certains mammifères et poissons qui se nourrissent d’insectes. Ainsi, le nombre de moustiques est dramatiquement en hausse, augmentant par conséquent les risques de propagation de maladies comme la dengue, la malaria et le Zika.
Les pays qui ont d’importantes industries agricoles, comme la Chine et les États-Unis, risquent également de surbir de lourdes pertes économiques.
Une équipe internationale de chercheurs du CNRS au laboratoire Écologie, systématique et évolution estime à près de 38 milliards de dollars, le coût minimal annuel des dégâts provoqués uniquement par les insectes envahissants dans le monde. Le coût total des invasions (pathogènes, mammifères, insectes) dépasse les 10 milliards de dollars annuellement dans plusieurs pays.
La maladie hollandaise de l’orme, le crabe vert, la moule zébrée, l’agrile du frêne, la salicaire commune et le phragmite commun d’Europe figurent parmi les envahisseurs les plus agressifs au Canada.
La présence de plantes envahissantes dans les cultures et les pâturages coûte au Canada environ 2,2 milliards de dollars par année. On estime que les pertes économiques et écologiques causées par les espèces non indigènes envahissantes s’élèvent à 5,7 milliards de dollars annuellement dans la région des Grands Lacs seulement.
Pourquoi s’inquiéter?
Pour M. Ricciardi, la présence de plus en en plus d’espèces non indigènes est une bombe à retardement pour la planète. Plusieurs espèces non indigènes qui ont pris racine dans un nouveau milieu sont inoffensives. En fait, la plupart d’entre elles ne survivent pas puisqu’elles n’ont pas de nourriture, le climat est trop hostile ou parce qu’elles ne réussisent pas à se reproduire.
Mais selon M. Ricciardi, ces « cellules dormantes » peuvent soudainement se ranimer des décennies plus tard si les conditions favorables sont réunies.
Parfois une espèce invasive prépare le terrain pour une autre espèce invasive. « Elles travaillent en gang. Une espèce envahissante perturbe un milieu, ce qui met en place les conditions idéales pour autre invasion. »
C’est le cas du gaspareau (Alosa pseudoharengus) qui a été introduit dans les Grands Lacs, mais qui n’arrivait pas à s’établir de façon permanente.
Lorsque la lamproie marine a été introduite, elle a décimé la population de truites, détruisant du même coup le prédateur du gaspareau. Ainsi, ces deux espèces non indigènes se sont entraidées.
Plus d’espèces non indigènes sont introduites en un endroit, plus le risque devient élevé de créer une synergie susceptible de créer une invasion.
« Nous accumulons une « dette d’invasion » que nous devrons payer un jour ou un autre. Nous ne pouvons pas ignorer les espèces qui ne causent pas présentement de problèmes », croit M. Ricciardi.
L’effet des changements climatiques
D’ailleurs, les coûts reliés aux invasions risquent d’augmenter à cause des changements climatiques. Plusieurs milieux seront transformés en raison de feux de forêt et de tempêtes plus intenses, d’hivers plus clément ou de sécherese. Cette altération biologique profitera à certaines espèces non-indigènes.
« Un milieu stable est plus résistant aux plantes envahissantes », explique M. Brisson. « Il y a beaucoup d’espèces envahissantes qui profitent de notre action sur l’environnement. Les plantes envahissantes sont la manifestation de problèmes comme la pollution. »
Déjà, les espèces se propagent de plus en plus aux endroits où le climat se réchauffe.
Par exemple, jusqu’à tout récemment, l’Arctique avait échappé aux vagues d’invasion massives et dévastatrices par des espèces. Mais la fonte des glaces ouvre la voie à davantage de navigation maritime, d’exploitation minière et pétrolière, de pêche, de tourisme et d’aménagement du littoral – qui favorisent l’introduction d’espèces exotiques. « Près de 200 espèces ont envahi l’Arctique », dit M. Ricciardi, qui a notamment mené une étude dans cette région avec des chercheurs internationaux.
Pour l’instant, le Canada a été épargné par certaines espèces d’origine sud-tropicale, comme la jacinthe d’eau. « Mais avec les changements climatiques, le risque va grandir », dit M. Brisson.
La propagation du dendroctone du pin ponderosa, qui attaque les forêts de pin de l’ouest du Canada, est favorisée par des hivers plus doux et des étés plus chauds. On trouve désormais en Ontario, le kudzu, une plante d’origine japonaise introduite par un jardin botanique américain, qui est surnommée « la vigne qui a mangé le sud » des États-Unis.
La prévention pour limiter les dégâts
Il est impossible d’éliminer toutes les espèces envahissantes, dit M. Brisson. Toutefois, il est possible de limiter la quantité, ce qui en retour, limite les dégâts.
« C’est rare qu’on puisse éradiquer une espèce et arrêter la lutte. C’est une lutte continuelle. Si on arrête, ça revient », dit Jacques Brisson, en ajoutant qu’il est néanmoins possible de cohabiter avec certaines espèces non indigènes.
Par exemple, le phragmite (roseau commun) est considéré envahissant au Québec, mais apporte un « service écologique » puisqu’il épure l’eau des fossés. « Ça suscite de grosses discussions chez les écologistes. Il faut choisir nos guerres, mais il ne faut pas baisser nos bras. »
Les deux experts s’entendent pour dire que ce problème transfrontalier nécessite un système de surveillance et d’échange d’information international. Certains pays comme la Nouvelle-Zélande et l’Australie ont des départements de biosécurité, une idée que devrait adopter le Canada, ajoute M. Ricciardi.
Ce dernier estime que les gouvernements doivent se préparer aux invasions d’espèces non indigènes comme ils le font pour les catastrophes naturelles. « On ne peut pas arrêter un séisme, mais on peut déterminer les causes et construire les infrastructures en conséquence. Pour les espèces invasives, Il faut comprendre et trouver de nouveaux modèles qui permettront d’anticiper les prochaines invasions. »