Long format – Dix chiens et l’immensité devant soi : une course dans la taïga canadienne

Le meneur de la course André Longchamps traverse un des derniers lacs le séparant de Fermont, dans le nord du Québec. (Olivier Paradis-Lemieux/Radio-Canada)
Depuis cinq ans, la communauté québécoise des meneurs de chiens de traîneaux (mushers) a fait de la lointaine ville de Fermont, à 300 kilomètres au nord de Sept-Îles et à la limite du Labrador, le point d’orgue de sa saison.

Des 14 conducteurs d’attelages de 10 chiens qui prendront le départ ce vendredi après-midi de la fin mars, seulement 8 compléteront les 218 kilomètres de la course. Les plus rapides prendront plus de 15 heures pour rallier l’arrivée dans des conditions éprouvantes, en pleine tempête de neige. Les plus lents auront besoin d’une journée entière.

Récit d’une aventure canine et humaine au-delà du 52e parallèle.

Au cœur de la taïga

Une fois que nous avons été enfoncés d’une quarantaine de kilomètres dans la taïga québécoise, le moteur de nos motoneiges fermé, le silence est total sur le lac gelé. Seule marque humaine dans cette immensité, nos propres traces dans la neige et un sentier damé la veille, balayé par le vent, presque invisible.

Après un moment, en prêtant l’oreille, on perçoit au loin un halètement, qui devient progressivement 10 halètements distincts et réguliers au fur et à mesure que l’attelage s’approche. Debout sur les patins de son traîneau, le meneur observe ses chiens le tirer doucement dans notre direction. Il ne remarque notre présence au bord de la piste qu’au dernier moment, tant il est concentré sur les besoins de son équipée, qui a quitté Fermont depuis déjà plus de 12 heures pour le simple plaisir sportif de courir dans la nature.

Sans s’arrêter ni ralentir, il opine et nous dépasse. La taïga avale à nouveau le souffle de ses chiens et le glissement de son traîneau sur la neige.

Derrière, le deuxième concurrent suit à une poignée de minutes.

Ils sont huit en tout qui rallieront l’arrivée dans quelques heures.

Fermont, ville minière

La veille, ils étaient 14 à Fermont au départ du Défi Taïga 200, la course la plus longue et la plus difficile de l’est du Canada. À plus de 200 kilomètres, elle est la seule qui permet aux meneurs de chiens de moyenne et de longue distance du Québec et de l’Atlantique d’éprouver leurs attelages chez eux, les uns contre les autres.

Le groupe est hétéroclite. Quatorze entrepreneurs, pompiers, agentes de la faune, trappeurs, forestiers qui dédient une grande partie de leur vie à leurs chiens de traîneau. On dénombre des recrues comme Crystelle Arsenault, de Petit-Rocher au Nouveau-Brunswick, ou la jeune vedette locale de 12 ans Florence Shaw. Sans oublier d’anciens gagnants du Défi Taïga comme Martin Massicotte ou Denis Tremblay, qui ont aussi déjà terminé la Yukon Quest, une des deux grandes courses annuelles de plus de 1600 km du Nord-Ouest avec l’Iditarod en Alaska. Aucun n’en vit directement.

Tous sont liés par cette passion pour ces athlètes canins qui les ont menés, pour les 10 qui ne sont pas de Fermont, à traverser les 579 kilomètres de la tortueuse route 389 qui relie, parfois sur l’asphalte, parfois sur la terre battue, Baie-Comeau à la ville minière de la MRC de Caniapiscau.

« Il y a quelques curieux, des touristes d’aventures, qui viennent pour aller au bout de la 389, pour toucher au Labrador, explique le président de l’Association touristique de la ville, Serge Côté. Mais le Défi, c’est le prétexte qui donne une raison aux gens de l’extérieur de venir à Fermont. »

Si peu de gens viennent en touriste à Fermont, personne même n’y vivrait si le sol de la fosse du Labrador ne regorgeait de minerais de fer à extraire. Fondée en 1974, quelques années après les deux seules autres villes de la région, Labrador City (8622 habitants) et Wabush (1906 habitants), elle est longtemps restée une ville uniquement de travail. Encore aujourd’hui, de nombreux mineurs font la navette toute l’année entre le sud du Québec et Fermont, sans s’y établir. Mais les temps changent.

Carte de la province du Québec indiquant l’emplacement de la ville de Fermont. (Radio-Canada)

La première fois que ses enfants ont vu des personnes âgées, raconte Mathieu D’Amours, un ex-cadre d’Arcelor Mittal qui nous faisait office de guide pendant notre séjour, c’est à un restaurant à Sept-Îles, puisqu’il n’y a pas si longtemps, Fermont n’en comptait tout simplement pas. Aujourd’hui, la ville minière commence à garder davantage de retraités comme lui parmi ses quelque 2500 habitants. Ils ont fait leur vie dans la Caniapiscau et l’éloignement des grands centres ne les dérange pas, au contraire. Et puis, leurs enfants commencent aussi à travailler dans les mines de la région.

La vie communautaire s’organise de plus en plus et, depuis 2011, Fermont a son carnaval d’hiver. Au départ, la course de traîneaux à chiens était une simple démonstration amicale sur quelques kilomètres entre les conducteurs d’attelage de la ville. Une épreuve de sprint comme on en retrouve ailleurs au Québec. « À chaque consultation publique, c’était l’activité qui revenait en tête de liste », poursuit l’ancien sculpteur sur neige, devenu organisateur du Défi Taïga.

Le souvenir d’une compétition trois fois plus longue de l’autre côté de la ligne de partage des eaux a poussé les fondateurs du Défi, Serge Côté et le meneur de chiens Michel Lécuyer, à voir plus grand. Le Labrador 400 (milles, donc 640 km) s’est tenu sept fois dans la province voisine avant de disparaître il y a 20 ans.

« Pourquoi une course de 200 km? C’était l’occasion d’innover au niveau des courses de mi-distance parce qu’au Québec, on n’en a pas. On a des courses sous formule sprint. Ça, il y en a beaucoup, surtout dans les territoires habités. Et ça se comprend, les terrains sont tous clôturés. C’est beaucoup plus complexe, raconte M. Côté. On a le territoire ici, on a un immense territoire chargé de neige, vraiment blanche, on n’a pas beaucoup de routes à traverser. On en traverse une et après, on est dans la taïga. »

Vue de Fermont et du lac Daviault depuis le mont Daviault. Au loin, les quelques touches orange sont celles du Mur de Fermont, le bâtiment multifonctionnel de 1,3 kilomètre de long et de cinq étages qui comporte la majorité des services de la ville et des résidences, tout en coupant une partie du vent venu du Nord. (Olivier Paradis-Lemieux/Radio Canada)

Les défis organisationnels étaient nombreux – et le sont encore -, mais la population fermontoise s’est ralliée à l’événement. Cette année, le Défi Taïga pouvait s’appuyer sur 150 bénévoles locaux. Avec une centaine d’autres pour le reste des activités du carnaval, c’est 10 % de la ville qui s’implique. Puis, il y a tous ceux qui sont venus de l’extérieur, six vétérinaires, six aides-vétérinaires, une quinzaine de membres de la communauté innue Uashat de Sept-Îles et des bénévoles d’aventure d’aussi loin que l’Abitibi, tous interpellés par l’idée de la course de chiens de traîneau.

« Le mushing, c’est aussi une image, un rêve. Ces gens qu’on admire tant, on les admire parce qu’ils vivent tous un peu un rêve qu’on aurait tous envie de vivre. Le rêve de liberté, d’authenticité. La liberté de vivre au quotidien, à l’instant présent. Eux, ils le vivent pleinement et c’est ce qui rejoint les gens. »

Des chiens nés pour la course

Dans l’aire de départ dans les heures avant la course, les chiens, attachés au camion de leur propriétaire, attendent patiemment qu’on les ausculte. Quelques rares jappements se font entendre, mais pour l’heure, le calme règne dans le périmètre réservé aux équipes, malgré la présence rapprochée de 140 huskies, en très grande majorité des alaskans.

La première chose qui frappe l’oeil quand on voit ces chiens de traîneaux de longue distance, c’est leur minceur et leur relative petitesse, loin de l’image qu’on se fait des robustes huskies sibériens ou des malamutes. Les alaskans sont une race mixte développée avec les années en choisissant les individus qui combinaient le mieux des qualités d’endurance, d’appétit, de résistance des pattes, et, bien sûr, du désir inné de tirer.

« À plusieurs égards, ils sont presque une espèce séparée des chiens en raison des choses extraordinaires qu’ils montrent au niveau physiologique », mentionne le Dr Jerry Vanek.

Depuis 1992, l’ancien musher du Minnesota devenu vétérinaire et chercheur a fait partie de l’équipe médicale de 124 courses aux quatre coins du monde, à raison de 4 ou 5 par année. Bien qu’unique, sa présence à Fermont n’est pas fortuite. Il y termine une étude longitudinale sur ce qu’il qualifie de « plus grands athlètes de la planète ».

Tous les mammifères, dont l’humain, explique-t-il, ont un coeur qui pèse l’équivalent de 0,6 % de leur masse corporelle. Celui des chiens, comme celui d’un marathonien d’élite entraîné, est 25 % plus gros, à 0,8 % de leur masse corporelle. « Celui des chiens de traîneaux s’élargit à l’entraînement jusqu’à représenter de 1 à 1,2 % de leur poids. Et ça se produit également chez les loups. »

Le meneur de chiens Denis Tremblay flatte l’un de ses alaskans avant le départ. (Olivier Paradis-Lemieux/Radio-Canada)

Établi selon les études entre 220 et 260, leur VO2max (la capacité maximale d’un organisme à absorber de l’oxygène) est le triple de celui du plus grand athlète jamais mesuré, le skieur de fond norvégien Bjorn Daelhie (96,0 ml/min/kg).

« Nous ne savons pas quel est leur vrai VO2max, et il pourrait être au-dessus de 500, parce que l’équipement gèle avant qu’on puisse refroidir le bâtiment suffisamment (en dessous de -30 °C) pour que le chien ne surchauffe pas.

« Alors, si vous deviez aller sur l’arche de Noé et prendre un animal pour courir de longues distances, vous choisiriez le loup ou le chien de traîneau. »

Un à un, les chiens reçoivent la visite d’un des membres de l’équipe de vétérinaires, qui notent scrupuleusement leurs observations afin de pouvoir suivre leur état aux examens prévus à nouveau à la mi-course, lors de l’arrêt obligatoire de six heures, et après l’épreuve.

« À ce point-ci, on ne cherche pas de problème », insiste la vétérinaire Camille Potvin. Pendant toute sa visite, le conducteur demeure à proximité, autant pour répondre aux questions sur la condition de son équipe que pour en poser lui-même.

« Ce sont des chiens en santé et on veut s’assurer qu’il n’y a rien de dramatique qui fera qu’ils vont mourir au début de la course. On s’assure qu’ils sont bien hydratés, qu’ils sont de bonne humeur, que tout le monde va bien dans l’équipe et qu’il n’y a pas de chiens trop maigres […] Et on porte vraiment attention au système cardiorespiratoire. »

Quand il y avait moins de vétérinaires lors des compétitions (il n’y en avait qu’un seul à la première Iditarod en 1973, contrairement à 45 aujourd’hui dans la plus célèbre des courses de chiens de traîneaux), explique le Dr Vanek, ils devaient agir davantage comme des policiers, qui disqualifiaient les chiens mal nourris ou mal traités, que comme des médecins. « Mais c’est de l’histoire ancienne. »

Regardez la vétérinaire Dre Camille Potvin procéder à l’examen des chiens de la famille Shaw :

« Aujourd’hui, insiste le spécialiste, les vétérinaires et les mushers sont des collègues qui interagissent étroitement afin de garder les chiens en santé parce qu’ils s’entendent sur le fait que ce sont des chiens en santé qui leur permettent de gagner. »

Il y a un vieil adage dans le monde des conducteurs de traîneau, ajoute le Dr Vanek : les courses sont gagnées par les chiens laissés dans le camion.

Des chiens déterminés

Ce n’est vraiment qu’une fois attelés qu’on peut ressentir la puissance du désir de ces chiens de tirer. Leurs rares jappements sont devenus des hurlements soutenus. Certains bondissent sur place dans l’attente du départ, d’autres arquent le dos et étirent leur harnais en essayant de faire avancer un traîneau solidement ancré dans la neige. Leurs tentatives sont incessantes.

Quelques minutes avant le début de l’épreuve, les conducteurs ont sorti leurs chiens qui se reposaient après la visite du vétérinaire dans leurs petites niches aménagées dans des camions modifiés. Ils ont attendu le plus longtemps possible avant d’attacher leurs équipiers à la ligne de trait pour qu’ils ne s’épuisent pas complètement avant même d’avoir parcouru le premier des quelque 218 kilomètres de l’épreuve.

Pour lancer ses athlètes vers l’avant, un meneur de chiens n’a pas besoin d’utiliser de commande vocale, de cris ou encore moins de fouet. Leur volonté de courir en meute, innée, mais canalisée par des années d’entraînement, est si forte que simplement le son des freins qui quittent la neige entraînera le groupe à se lancer.

« La plupart des mushers, s’ils disent quelque chose aux chiens, c’est surtout pour la foule, confie le Dr Vanek. La chose la plus difficile qu’ils ont à faire, c’est d’arrêter l’équipe, pas de la démarrer. »

« La job d’un musher, confirme Martin Massicotte, ce n’est pas de pousser les chiens, ou de pousser en arrière du traîneau, c’est de les retenir et de les garder en santé. C’est ça sa job. »

Pour ralentir ou stopper les chiens, chaque traîneau est équipé de deux freins, l’un en métal, l’autre en caoutchouc, d’une ou deux ancres et d’une corde pour l’attacher à un arbre, au besoin.

« Et puis, vous pouvez toujours renverser le traîneau sur le côté, les chiens vont cesser de vous tirer », ajoute tout sérieusement le Dr Vanek.

Dans la cohue du départ, diriger doucement les chiens jusqu’à la ligne s’avère d’ailleurs fort compliqué. De quatre à six bénévoles par attelage tentent de retenir les bêtes insouciantes du protocole. Certains tombent et sont traînés sur quelques mètres dans la neige avant de relâcher les laisses.

Regardez le départ du Défi Taïga 200 :

Arrivés sous la banderole à intervalle de trois minutes, les meneurs de chiens remettent l’ancre le temps de saluer la foule de quelques centaines de Fermontois, massés des deux côtés, et de flatter une dernière fois leurs 10 équipiers.

Chaque classe de l’école située non loin, à même le Mur, a adopté un des participants, qui s’étaient prêtés au jeu la veille en répondant à toutes leurs questions sur leur art. Pendant que les conducteurs relâchent les freins pour de bon, les étudiants scandent le nom de leur préféré et brandissent des affiches personnalisées jusqu’à ce que les 10 chiens et leur fardeau aient disparu au loin.

L’un après l’autre, les attelages foncent vers la taïga.

Bientôt, ils atteignent le premier lac et les mushers se retrouvent à nouveau seuls avec les halètements de leurs chiens pour les 109 prochains kilomètres, jusqu’au point de contrôle.

Le sentier du Défi Taïga 200 file plein sud pendant 50 kilomètres en traversant lacs et rivières le long de la ligne de partage des eaux qui fait office de frontière entre le Québec et le Labrador. Puis, après avoir atteint la hauteur de la mine de Fire Lake, les attelages doivent bifurquer au nord et couvrir la même distance en direction du camp de nuit, installé à quelques kilomètres de Fermont. Après l’arrêt obligatoire de six heures, ils emprunteront à nouveau le sentier, dans le sens inverse, jusqu’à la ligne d’arrivée. (Olivier Paradis-Lemieux/Radio-Canada)
Une course difficile

Au nord du 52e parallèle, le printemps n’a pas encore chassé l’hiver. Dès les premiers instants de la course, les 14 équipes doivent faire face à une tempête de vent et de neige – il en tombera plus de 15 centimètres avant le matin suivant – qui effacera vite les efforts de l’organisation d’offrir un sentier bien dégagé et rapide.

Dans ces conditions, les pattes des chiens percent plus facilement la croûte neigeuse, augmentant les risques de foulures. D’autant qu’à Fermont, décrit le gagnant de l’année dernière, Denis Tremblay, la neige est comme du sel en raison de la froideur de l’hiver. Elle ne se tape pas.

Le meneur de chiens Martin Massicotte conduit son attelage dans une section forestière du parcours. (Olivier Paradis-Lemieux/Radio-Canada)

Pour l’habitué du circuit de l’Est américain de moyenne distance (entre 200 et 400 km), le Défi Taïga 200 est la plus courte épreuve de leur saison. « Mais c’est la plus difficile. Il y a beaucoup de neige. C’est la seule course de l’année où on fait autant de lacs. On ne sait jamais à quoi s’attendre de la piste.

« Une compétition de 200 kilomètres dans le Midwest américain va nous prendre de 11 à 12 heures de temps de sentier. Ici, ça peut nous prendre de 17 à 18 heures. Ça prend vraiment une bonne préparation. »

Pour tous les conducteurs, l’entraînement des chiens a commencé à la fin de l’été et s’est étalé pendant tout l’automne. C’est au minimum, trois fois par semaine, au maximum cinq fois, précise Denis Tremblay, en augmentant la distance tous les mois, jusqu’à arriver à un kilométrage précis pour la première course, la première semaine de janvier.

« À l’entraînement, je dépasse rarement de 60 à 75 kilomètres. Un des secrets que je ne me cache pas de dire, ajoute Martin Massicotte, c’est de ne jamais amener un chien dans un état de fatigue. Que ce soit à l’entraînement, et si possible aux courses. C’est de prendre le chien et de l’amener à un autre niveau d’énergie, puis on le reprend là, et on le remonte. »

En autonomie complète pour le Défi, les conducteurs ont avec eux les 25 kg de viande que consommeront leurs chiens dans la prochaine journée, soit environ 5000 calories par tête.

Les mushers Florence Shaw et Michel Lécuyer filent dans le sentier du Défi Taïga 200. (Olivier Paradis-Lemieux/Radio-Canada)

Le premier signe de faiblesse d’un chien à l’effort est d’ailleurs la perte de son appétit. Les meilleurs individus ont été sélectionnés pour leur nécessaire gloutonnerie. Lorsqu’on leur présente un bol, il faut qu’ils le mangent immédiatement et entièrement, même en course. S’ils ne le font plus, c’est que quelque chose cloche.

La chose la plus importante pour garder ses chiens en santé en compétition, c’est toutefois l’eau. Il faut que le chien boive de 2 à 4 litres d’eau lors d’un effort de 24 heures, assure Denis Tremblay. « C’est une science faire boire les chiens, ça peut être vraiment difficile. »

Martin Massicotte est le premier des prétendants à la victoire à devoir retirer un de ses chiens de son attelage. Malgré l’absence de soleil direct (l’ennemi de l’alaskan, dont les performances athlétiques augmentent avec la chute de température), il soupçonne un coup de chaleur. Pendant quatre heures, jusqu’à la tombée de la nuit et l’arrivée d’un air plus frais, le chien restera dans l’espace réservé à cette fin dans son traîneau.

« Retirer un chien dans ton équipe, ce n’est jamais une question facile, mais c’est nécessaire. Si ton chien a un malaise, qu’il nuit à ton équipe ou qu’il ne t’aide pas, il va être mis de côté de telle sorte que s’il y a une course une ou deux semaines après, le chien soit viable », explique le vétéran meneur de Saint-Tite, vainqueur en 2016.

« Si le chien a un malaise, c’est un malaise temporaire 99,9 % du temps. La décision que tu dois prendre : est-ce que tu veux en faire un malaise permanent? »

Avec les années, le Dr Jerry Vanek a vu une réelle hausse dans la vitesse à laquelle les chiens sont retirés d’une équipe. « Dans les années 1970, on disait : “J’ai un chien éclopé, qu’est-ce que je peux faire pour le garder dans mon équipe?” Ça n’arrive plus en 2018. »

Il y a un autre vieil adage chez les conducteurs d’attelage, poursuit-il : il est seulement possible d’aller aussi vite que son chien le plus lent.

Au camp de nuit, un alaskan se repose. (Olivier Paradis-Lemieux/Radio-Canada)
Courir la nuit

Dans la nuit sans étoile ni aurore boréale en raison du couvert nuageux et de la neige qui n’en finit plus de tomber, le conducteur n’a qu’une puissante lampe frontale pour éclairer son chemin et aider ses chiens à rester sur la bonne piste, parfois insuffisamment balisée.

Les alaskans, eux, s’en soucient guère, même qu’ils raffolent de courir la nuit.

« C’est la nature du chien, c’est un chasseur, proche du loup. Ils sont réellement plus dans leur élément la nuit, ils sont plus animés que le jour », soulignait quelques heures plus tôt Martin Massicotte.

Au point de contrôle, la première des lumières à percer l’obscurité est celle d’André Longchamps, près de sept heures après son départ de Fermont. Vingt minutes plus tard, c’est celle de Martin Massicotte qui scintille jusqu’au camp de nuit.

Celles de six autres concurrents suivront dans l’heure. Puis les arrivées se feront plus rares. Une fois par heure, une maigre lueur se pointera au loin jusqu’aux deux fanaux conjoints de la jeune adolescente Florence Shaw et de son mentor à la barbe blanche Michel Lécuyer, qui ne rallieront la mi-course, épuisés, qu’à 4 h du matin, après près de 14 heures sur la piste.

La neige tombe sur les chiens endormis. (Olivier Paradis-Lemieux/Radio-Canada)

Même si les conducteurs doivent rester au moins six heures avec leurs chiens à cet endroit avant de repartir, leur empressement est palpable à leur arrivée. Le plus vite qu’ils auront nourri leurs chiens et que les vétérinaires auront procédé à leurs examens, le plus rapidement pourront-ils laisser leurs bêtes prendre du repos. Peut-être qu’eux-mêmes pourront dormir une heure ou deux avant de réveiller leurs chiens et de repartir, pour les premiers, avant que le soleil se lève.

Pour les plus lents – Florence ne croisera son père Yann que 10 minutes au point de contrôle -, c’est le moment de faire face à la réalité. Repartir serait risqué, le sentier est presque impraticable par moments pour des concurrents inexpérimentés, certains de leurs chiens boitent et doivent être laissés derrière. Puis, si vous avez eu besoin de 10, 12, 14 heures pour parcourir la première moitié de l’épreuve, avez-vous les ressources et l’énergie d’en faire autant pour rentrer?

« Juste parce qu’une personne abandonne, ça ne veut pas dire que c’est un échec parce que leur but peut être différent de quelqu’un qui souhaite gagner et qui a fait la course à de nombreuses reprises, analyse le Dr Vanek. Prenez Florence, tout ce qu’elle ne sait pas, c’est ce dont a l’air l’autre côté des arbres. Mais ce sont les mêmes arbres. »

Pour la jeune de 12 ans, laisser aller son rêve de terminer le Défi Taïga prendra près de trois heures pendant lesquelles son mentor et les vétérinaires tenteront de ne pas lui imposer leur décision. Lentement, elle se résignera à ne pas quitter le camp de nuit. Ses chiens de tête se sont blessés aux chevilles, sans doute, ne le réalise-t-elle pas, à force de les retenir pour rester dans le sillage de l’attelage bien plus lent du vétéran forestier.

« Mes chiens ne sont pas des chiens de course comme les siens, mais elle ne voulait pas faire la course sans moi. C’est elle qui m’a demandé de l’accompagner, vous savez, parce qu’elle voulait que son père puisse aller à son rythme, nous confie à l’aube Michel Lécuyer dans une des tentes du point de contrôle.

« Je n’ai jamais vu un enfant de même. Elle a 12 ans et elle s’occupe déjà de son traîneau comme une professionnelle. À mon âge, ce qui m’intéresse, c’est de voir la relève. Et la relève, c’est elle. C’est Florence. Faire la course avec elle, c’était un honneur. »

C’est dans le coin d’une tente du point de contrôle, les yeux mi-clos, flattant doucement un de ses deux chiens blessés, que l’on découvre la jeune fille assise. « C’est sûr que je suis déçue, mais mon premier objectif, c’était de me rendre au checkpoint, dit-elle en ouvrant les yeux à notre approche. Comme c’est pour le bien de mes chiens, ça ne me dérange pas de ne pas repartir. »

Les écueils des dernières heures n’ont pas entamé sa détermination. Déjà, elle songe à refaire le Défi l’an prochain, mais cette fois en suivant le traîneau de son père. Après quelques minutes passées à ses côtés, nous la laissons enfin se reposer, non sans se demander si elle se rend compte de la rareté de la force qui l’anime.

Dehors, les lampes frontales se sont éteintes. L’aube laisse enfin entrevoir l’ampleur des problèmes vers lesquels se dirigent ceux qui ont persisté.

Regardez les meneurs faire face à des décisions difficiles la nuit, au point de contrôle :

 

Une piste dégradée

Devant les conducteurs et leurs attelages, le sentier a disparu dans la bordée de neige. Le retour vers Fermont leur prendra de deux à quatre heures de plus tant les conditions de piste se seront dégradées. À un moment, le meneur André Longchamps en aura même assez d’être celui qui ouvre la piste et rebroussera chemin jusqu’à rencontrer le deuxième.

« Il n’y avait plus de trail devant lui, relate Denis Tremblay. Je lui ai dit : “Retourne de bord, suis-moi, je vais t’ouvrir la piste.” Je savais qu’il était plus vite que moi, quand on est retourné 10 à 12 milles plus loin, je lui ai dit : “André, passe, tu es plus vite que moi.” Il m’a passé et il est allé gagner la course. »

Même si les organisateurs rêvent depuis ses débuts de transformer le Défi Taïga en une épreuve de plus longue distance, qualificatives pour les grandes courses à étapes du Nord-Ouest américain, les 218 kilomètres de cette cinquième édition se sont avérés une commande trop lourde pour près de la moitié des participants.

Le Défi Taïga n’appartiendra probablement jamais au même mythe que la Yukon Quest ou l’Iditarod. Mais en raison de son climat tout aussi nordique, la course de Fermont offre les mêmes pièges.

De leur propre aveu, certains n’avaient tout simplement pas l’expérience pour affronter des conditions aussi difficiles.

Et si le vent avait soufflé encore plus fort, diront les conducteurs les plus chevronnés lors d’un conciliabule, si les lames de neige sur les lacs avaient été plus hautes, si les températures avaient chuté en bas de moins -30 °C, les conséquences auraient pu être nettement plus importantes que quelques abandons.

Un meneur et ses chiens émergent de la taïga. (Olivier Paradis-Lemieux/Radio-Canada)

Ceux qui n’ont jamais fait une course aussi longue, proposeront-ils, devraient être arrêtés au point de contrôle, emmagasiner l’expérience, puis revenir par la suite faire la totalité de l’épreuve.

Aux trois quarts de la course, les chiens de Guillaume Lizotte et de l’Américaine Amy Dionne prendront la décision pour eux de mettre la fin à l’aventure, en s’écrasant dans la poudreuse, éreintés d’avancer dans la neige molle. Il y a cinq moyens mécaniques d’arrêter un traîneau, expliquait le Dr Jerry Vanek, mais rien ne fera redécoller des chiens qui ont décidé qu’ils en avaient assez.

Pour Rémy Leduc, la décision d’abandonner sera la sienne, à seulement 30 kilomètres de l’arrivée.

« J’étais 4e. J’avais trois chiens qui boitaient, mais eux voulaient continuer. Ils tiraient encore. Il a fallu que je mette les deux freins pour arrêter le traîneau.

« Ce qui est vraiment dur… »

À ce moment de son récit, sa voix craque, ses yeux se mouillent.

« C’est que je suis complètement responsable d’eux. Eux, ils auraient continué en boitant, sur trois pattes, jusqu’à l’arrivée, pour me faire plaisir, et je ne sais pas dans quel état ils seraient arrivés. C’est moi qui devais prendre la décision pour eux d’arrêter. On les aime, on ne veut pas qu’il leur arrive quelque chose. »

Il est 21 h 30 quand Carole Vulsteke émerge finalement de la forêt pour clamer sa lanterne rouge. Alerté par le suivi du GPS, un petit groupe de bénévoles et de meneurs de chiens est venu accueillir leur doyenne, huitième et dernière à rallier Fermont. Elle était partie 31 heures plus tôt.

Dans la taïga, le vent a déjà effacé les quelques milliers de traces de pattes laissées dans la neige.

Olivier Paradis-Lemieux, Radio-Canada

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