Quand un Inuit rêve à la conquête de l’espace
L’artiste multidisciplinaire Jesse Tungilik est à Venise, où il participe, avec une importante délégation d’Inuits, à la 58e biennale d’art contemporain qui débutait le 11 mai. Avant son départ, il dévoilait à l’Université Concordia de Montréal sa dernière création, une combinaison spatiale en peau de phoque.
À Iqaluit au Nunavut, dans l’est de l’Arctique canadien, où est né Jesse Tungilik et où il vit depuis près de 35 ans, l’infinité du ciel et l’immensité du territoire ont permis au petit garçon et à l’adulte qu’il est devenu de rêver à profusion et de créer.
Enfant, il observait sa mère lui cousant des vêtements traditionnels en peau de caribou, qu’il trouvait particulièrement encombrants et lourds. « J’avais l’impression de porter une combinaison spatiale », se remémore-t-il.
L’artiste devenu un touche-à-tout — céramiste, sculpteur, créateur de bijoux — n’avait pas encore manié l’aiguille pour un de ses projets artistiques.
C’est chose faite avec la réalisation de son rêve d’enfance, cette fameuse combinaison spatiale « en peau de phoque parce que c’est moins lourd et plus imperméable que le caribou » qu’il a créée dans le cadre d’une résidence d’artiste pendant le trimestre d’hiver à l’Université Concordia.
« Quand Heather [Igloliorte] m’a expliqué qu’elle souhaitait représenter un art inuit contemporain se projetant dans l’avenir, je lui ai proposé mon idée de combinaison. »
Heather Igloliorte joue un rôle central pour bien des artistes autochtones.
Cette curatrice inuite du Nunatsiavut (région inuite du Labrador), professeure adjointe d’histoire de l’art à Concordia, commissaire indépendante d’expositions d’art inuit et autochtone, fait tout pour favoriser la participation inuite dans le secteur des arts.
C’est en grande partie grâce à elle que Jesse a eu « mal aux doigts » à assembler et à coudre les huit ou neuf peaux de phoque au cours des dernières semaines, peaux obtenues d’une tannerie à Winnipeg, dans les Prairies.
« Je cherchais des peaux argentées, celle de jeunes phoques, plus petites, mais les meilleures. » Manquant d’expérience en couture, il a demandé conseil à sa mère restée à Iqaluit.
Il a également pu compter sur une équipe de collaborateurs du Nunatsiavut et du Nunavik (région inuite du Nord québécois). « Je suis venu avec le concept. Heather m’a fourni le financement, l’espace de travail et les collaborateurs », dont Glenn Gear.
Ce dernier est un artiste en animation expérimentale et intermédia originaire du Labrador. Ensemble, ils ont travaillé en étroite collaboration pour créer entre autres le logo perlé d’un programme spatial inuit fictif, que Jesse a cousu sur une épaule.
Sur l’autre, le drapeau du Nunavut, perlé cette fois par Heather Igloliorte.
Si la combinaison est presque terminée, l’artiste doit encore confectionner les accessoires, dont un casque et des gants.
Son concept d’origine était de créer une série de combinaisons intégrant différents modèles régionaux, en plus d’en concevoir une pour femmes et une pour enfants, « mais pour le moment, nous allons essayer de terminer celle-ci et nous verrons ».
Une galerie d’art de Winnipeg a déjà montré de l’intérêt pour l’œuvre de Tungilik et aimerait l’inclure lors de l’exposition inaugurale de son nouveau centre artistique inuit en construction.
Art contemporain ou autochtofuturisme?
« Je laisse cette interprétation à d’autres. Mais ma pratique artistique des dernières années a pris en quelque sorte cette trajectoire futuriste », constate Jesse Tungilik qui dit vouloir « repousser les limites de ce que l’on considère comme l’art inuit ». Il expérimente déjà divers médiums artistiques avec des matériaux jamais utilisés auparavant dans l’art inuit.
Sculpteur conceptuel, Jesse Tungilik a profité de sa résidence d’artiste à Concordia pour collaborer à un événement hivernal incontournable, la Nuit blanche à Montréal.
Il a participé, avec sept autres artistes autochtones, dont la cinéaste et artiste contemporaine franco-algonquine Caroline Monnet au projet Memory keepers 1: Gardiens des mémoires.
« Au moyen de techniques mixtes, j’ai réalisé une sculpture que j’ai appelée Feeding my family (Nourrir ma famille) ». Son œuvre représente un chasseur inuit abattant un phoque, le chasseur et le phoque sont tous deux recouverts de reçus d’épicerie qu’il a cumulés pendant cinq ans en faisant ses courses aux magasins Northmart et Northern à Pangnirtung et Iqaluit, au Nunavut.
L’artiste espère ainsi conscientiser le plus de monde possible à la problématique entourant l’insécurité alimentaire dans le Nord.
L’avenir prometteur de l’art inuit
Les sculpteurs traditionnels inuits ont conquis le monde avec leurs œuvres en stéatite et en serpentine représentant leur mode de vie.
Mais une nouvelle génération d’artistes, dont fait partie Jessie Tungilik, a commencé à émerger. « Nous ne sommes pas encore nombreux, mais un petit groupe s’est bien développé ».
Il pense à Tarralik Duffy de Coral Harbour (Nunavut), une designer de mode et de bijoux qui a emprunté un chemin très contemporain et à d’autres artistes qui font partie de ce mouvement en pleine croissance.
« Il existe certaines choses vraiment passionnantes que les artistes inuits ont réalisées en art contemporain », se réjouit-il et les gens, partout sur la planète, le remarquent de plus en plus.