Dans le Grand Nord canadien, les robinets de Grise Fiord bientôt à sec
À Grise Fiord, la communauté la plus au nord du Canada, l’eau est une ressource que l’on ne gaspille pas. Ses quelque 130 habitants ont dû apprendre, à leurs dépens, à la consommer avec parcimonie. À mesure que les changements climatiques se manifestent davantage dans la région, l’approvisionnement en eau y est de plus en plus menacé.
Assise derrière son bureau jonché de papiers, l’agente principale d’administration de la Municipalité de Grise Fiord, Marjorie Dobson, fixe au loin les immenses montagnes qui surplombent le village. Sans la neige, sur ces falaises, Grise Fiord se retrouverait à court d’eau.
« Nous nous approvisionnons en eau grâce à la fonte des glaces, explique-t-elle. Le ruissellement qui provient de la neige permet d’accumuler l’eau dans un étang [artificiel]. »
Au printemps, l’eau est drainée vers deux énormes réservoirs capables d’emmagasiner environ 4 millions de litres chacun, une quantité nécessaire pour desservir la communauté tout au long de l’année. « Au courant du mois de juillet, nous commençons à collecter l’eau jusqu’à ce que les deux réservoirs soient remplis au maximum », explique Marjorie Dobson.
Ausuittuq, ou « l’endroit qui ne fond jamais »
Grise Fiord ne dispose pas d’autres sources fiables pour s’approvisionner. Elle dépend donc entièrement de la fonte printanière des neiges. Elle est aussi l’une des huit communautés du Nunavut à ne pas avoir de réservoir d’eau naturel, comme un lac ou une rivière.
Les changements climatiques font craindre la raréfaction de l’eau potable dans la communauté. D’ailleurs, les conséquences du réchauffement planétaire s’y observent déjà depuis plusieurs années, à commencer par l’évolution inquiétante d’un glacier à proximité.
En inuktitut, Grise Fiord est appelée Ausuittuq – « l’endroit qui ne fond jamais » – en référence à ce glacier situé à plusieurs kilomètres de la collectivité.
Ce nom s’éloigne de plus en plus de la réalité, constate avec regret le chercheur de la Commission géologique du Canada (CGC) David Burgess. « [Le glacier] envoie les mêmes signaux [d’alarme] que plusieurs autres », dit-il, en faisant référence au dégel rapide observé depuis le milieu des années 2000.
La CGC estime que le glacier près de Grise Fiord a perdu plus de 55 % de sa superficie entre 1960 et 2014, soit l’équivalent d’environ 4,5 km2.
La Commission a commencé à s’y intéresser en 1960 en compilant de l’imagerie satellite et des photos aériennes. Des équipes de chercheurs, dont fait partie David Burgess, s’y rendent aussi depuis 1999 pour mesurer l’évolution annuelle du bilan massique du glacier.
Des saisons de plus en plus imprévisibles
L’équipe de la CGC a fait appel au savoir de Jimmy Qaapik, un habitant de Grise Fiord qui a transmis aux chercheurs ses connaissances du territoire, en plus de leur servir de guide local. Depuis son arrivée, en 1987, il observe que les températures et les précipitations de neige sont de plus en plus variables et imprévisibles dans la région.
« Pendant l’hiver 2019-2020, nous avons eu plus de précipitations de neige que je n’en avais jamais vu ici, dit-il. C’était assez inhabituel, certaines routes étaient bloquées. »
À l’inverse, il affirme qu’il a souvent été témoin d’automnes et d’hivers durant lesquels Grise Fiord était à peine drapée d’un mince voile de flocons. « Il n’y a pas très longtemps, nous avons fêté l’Halloween sans la moindre neige », raconte-t-il.
Ces constatations corroborent une tendance généralisée dans l’Arctique canadien. La région se réchauffe à un rythme près de trois fois plus rapide que le reste de la planète, en plus de recevoir de plus en plus de précipitations annuelles, selon un rapport d’Environnement Canada paru en 2019.
« La variabilité sera d’autant plus importante d’une année à une autre », estime David Burgess. Il croit surtout que la communauté ne pourra pas dépendre éternellement des précipitations de neige qui lui permettent de s’approvisionner en eau.
« Priorité à la conservation »
L’an dernier, la Municipalité a été prise au dépourvu lorsque l’affaissement de la base d’un des réservoirs d’eau l’a contrainte à ne le remplir qu’à moitié. Une situation similaire s’était produite en 2008 lorsque, devant une pénurie d’eau causée par un manque de précipitations, la collectivité avait dû remplir une partie d’un réservoir avec des morceaux d’iceberg.
En 2020, le gouvernement du Nunavut a dépêché d’urgence une équipe d’ingénieurs pour réparer le réservoir et a fait acheminer environ 100 000 litres d’eau sur un navire de ravitaillement, des dépenses imprévues s’élevant à plus d’un demi-million de dollars.
« Bien que l’enquête soit toujours en cours, le dégel du pergélisol est considéré comme la cause la plus probable » de l’affaissement du sol, indique le ministère territorial des Services communautaires et gouvernementaux, dans un échange de courriels.
Depuis ce temps, la Municipalité recommande à ses quelque 130 habitants de limiter leur consommation d’eau. « Notre priorité est la conservation de l’eau », résume l’agente principale d’administration de Grise Fiord, Marjorie Dobson.
Le gouvernement territorial s’attend encore à dépenser une somme d’environ 600 000 $ pour des travaux d’inspection et des réparations sur la base et la paroi du réservoir endommagé qui auront lieu au courant de l’été.
La Municipalité souhaiterait cependant être en mesure de s’approvisionner à partir d’une deuxième source d’eau pour limiter sa vulnérabilité à de futures pénuries. « Nous devons être proactifs et penser à notre avenir en commençant à faire des plans », affirme Marjorie Dobson.
Bien qu’aucune mesure ne soit officiellement à l’ordre du jour, le ministère des Services communautaires et gouvernementaux étudie la possibilité d’avoir recours à une technologie de désalinisation de l’eau de mer à Grise Fiord.
Aucune communauté du Nunavut n’est toutefois munie de ce type de technique de traitement de l’eau. La désalinisation étant un procédé particulièrement énergivore, l’utilisation des installations requises revient cher.
« Il ne s’agit pas seulement d’une préoccupation de la communauté, affirme Marjorie Dobson. C’est une préoccupation à l’échelle du Nunavut. »
« Si les scientifiques nous disent que les glaciers fondent à un rythme effréné, alors une question se pose : jusqu’à quand serons-nous en mesure de compter sur [la fonte des neiges] pour nous approvisionner en eau? »
Écoutez l’épisode sur Grise Fiord dans Immersion, un balado en son 3D disponible ici