Le voyage au bout de soi de Daphné-Anne Olepika

D’origine inuit, Daphné-Anne Olepika est une jeune femme qui a grandi à Montréal et qui a été élevée par une mère blanche. (Matisse Harvey/Radio-Canada)
Que faut-il pour être Inuk? Adoptée à la naissance, puis élevée au Sud, Daphné-Anne Olepika s’interroge depuis son jeune âge sur ses origines inuit. Pour s’approprier une culture qui lui échappe autant qu’elle la fascine, elle se lance sur les 3500 km vers Grise Fiord qui la mèneront jusqu’aux siens.

Le soleil a balayé le ciel de son dernier rayon il y a plusieurs heures déjà. Il est 18 h et le vent siffle sous les pilotis des maisons, perçant le silence le plus absolu. Le temps semble être suspendu. La vie, ralentie. Pourtant, un halo de lumière brille à l’extrémité du village de Grise Fiord, au Nunavut. À travers ses fenêtres déjà bien givrées pour un 18 octobre, la maison de la famille Kiguktak déborde de vie.

Trois générations y sont réunies pour la première fois depuis un long moment. Cette réunion familiale a l’allure d’un plan-séquence improvisé sur le vif. Oncles, tantes, cousins, enfants… Les convives, fébriles, savent que ce moment unique restera cristallisé dans le temps. Qu’il sera leur point de référence.

La famille Kiguktak réunie pour un souper. (Matisse Harvey/Radio-Canada)

Une odeur de nourriture traverse la cuisine. Un mijoté de phoque est posé sur la gazinière, tandis qu’un plat d’omble de l’Arctique vient de sortir du four. « Mamaqtuq! », lancent plusieurs personnes à l’unisson. C’est signe que le repas fait l’unanimité.

La sonnerie du téléphone retentit au fond de la pièce, mais personne ne semble y prêter attention. La jeune Caitlyn, vêtue d’une robe de tulle rose, se faufile entre les jambes des invités en riant. La singularité de la scène lui échappe, mais elle parvient déjà à déceler, du haut de ses deux ans et demi, l’exaltation générale qui règne autour d’elle.

La jeune Caitlyn Kiguktak, deux ans et demi, attend patiemment qu’on lui serve son repas. (Matisse Harvey/Radio-Canada)

« Caitlyn veut du gâteau! Elle a attendu ce moment toute la journée! », lance sa mère, Lisa, en pointant la pâtisserie posée sur la table à café. Le gâteau, confectionné avec soin, est nappé d’une épaisse couche de glaçage coloré. Plusieurs s’arrêtent pour lire ce qui y est inscrit : « Bienvenue Uliipika, de la part de toutes tes familles ».

J’aperçois Daphné-Anne Olepika, un sourire au coin des lèvres. « Comment te sens-tu? », je lui demande, l’appareil photo entre les mains.

Le Nunavut au Canada. (Matisse Harvey/Radio-Canada)
Le premier souffle

3 décembre 1993, 14 h 30.

Les premiers cris d’une nouveau-née fusent d’une chambre de l’aile d’obstétrique de l’Hôpital général de Qikiqtani d’Iqaluit. Daphné-Anne Olepika Takpanie Kiguktak vient tout juste d’inspirer sa première bouffée d’air. Sa percée vers la vie ne lui a pris que huit courtes minutes. Elle pèse à peine 4,5 livres, mais s’accroche de toutes ses forces au monde qui s’ouvre devant elle. Sa tignasse d’ébène trahit déjà une force de caractère.

Mary est allongée sur le lit où elle vient de lui donner naissance. À côté d’elle, Louise, 42 ans, tient dans ses bras l’enfant qu’elle a si longtemps espéré. C’est un cadeau du ciel : elle est enfin maman. « C’était la plus belle chose que je n’avais jamais vue au monde », se souvient-elle, l’émotion dans la voix.

Daphné-Anne Olepika a grandi au Québec avec sa mère adoptive, Louise Lafond. (Photo fournie par Daphné-Anne Olepika Takpanie Kiguktak)

Mary lui avait annoncé sa grossesse huit mois auparavant, alors que les deux femmes travaillaient à l’hôtel Discovery d’Iqaluit. Mais elle lui avait surtout demandé si elle accepterait d’adopter l’enfant qu’elle mettrait au monde.

Louise avait acquiescé sans hésiter, en se donnant pour mission intérieure d’élever cette enfant près de celle qui lui donnerait la vie.

« Je me faisais un devoir qu’elle ait des liens avec sa famille biologique. »Louise

Daphné-Anne Olepika passe ses premiers mois de vie à Iqaluit, mais elle change de cap pour le Québec, après que Mary et son conjoint, le père de Daphné-Anne Olepika, eurent élu domicile près de Rimouski. « On allait les voir régulièrement, au moins une fois par année », raconte Louise, Québécoise d’origine.

Mais ce lien s’étiole lentement au fil des ans. Mary traverse une période difficile, puis ne donne plus signe de vie.

Les années qui suivent gravitent autour des campagnes des Laurentides, de l’Estrie et de la Montérégie, puis plus tard dans le quartier Rosemont, à Montréal.

Certains objets, chers aux yeux de Louise, se fraient un chemin entre les déménagements. Parmi eux figurent deux illustrations de l’artiste inuk Joe Pee, de Pangnirtung. L’une d’elles montre un phoque dansant sur la banquise; l’autre met en scène un chasseur au harpon et son chien devant un ciel bleu azur.

Après plusieurs déménagements, l’illustration de l’artiste inuk Joe Pee a fait son chemin pour aboutir dans le salon de Daphné-Anne Olepika, à Montréal. (Matisse Harvey/Radio-Canada)

Dès son jeune âge, Daphné-Anne Olepika a conscience de leur caractère singulier. « C’est la seule chose avec laquelle j’ai grandi qui me faisait voir une partie de la culture [et] du territoire d’où je venais », décrit-elle.

« Je savais que je venais de là. Mais je ne savais pas c’était où, LÀ. »Daphné-Anne Olepika

Le Nord, l’Arctique, le Nunavut; ces mots que Louise glisse à ses oreilles tout au long de son enfance évoquent pour elle un territoire mystique, secret, abstrait. Elle sait qu’il coule dans ses veines et qu’il fait d’elle une Inuk.

Une Inuk. Mais quel est ce mot qu’elle n’a ni lu dans des livres ni entendu à l’école?

Le Nunavut au Canada. (Matisse Harvey/Radio-Canada)
Une identité indélibile

« Daphné-Anne! Daphné-Anne! »

La voix d’une enseignante traverse la classe. Derrière son pupitre, Daphné-Anne Olepika n’entend rien. Elle est plongée dans un roman de Patrick Senécal qu’elle a habilement dissimulé entre ses cahiers. C’est sa routine, surtout pendant les cours de mathématiques.

Son passe-temps : défier l’autorité. « J’étais tannante et un peu rebelle au secondaire, se souvient-elle. J’étais souvent dans le bureau du directeur. J’aimais mieux m’évader dans des romans. »

Un jour, pendant une période de retenue, l’enseignant chargé de faire les présences la questionne sur l’origine de son nom de famille. Takpanie, assure-t-il, a des sonorités inuit.

Cet épisode est son tout premier éveil culturel. Daphné-Anne Olepika se cherche, mais pour d’autres raisons que la moyenne des adolescentes de son âge. Elle tente d’apprivoiser les deux solitudes qui grandissent en elle.

« Mes mères m’ont chacune donné un nom », explique-t-elle.

Pendant un temps, Daphné-Anne devient à ses yeux un prénom sans couleurs ni saveurs, une façon de se fondre dans la masse. « À un moment donné, je n’étais pas Daphné-Anne, confie-t-elle. J’étais fâchée d’être si loin de mon territoire et si loin de ma culture. »

Daphné-Anne Olepika se souvient d’avoir été une adolescente rebelle qui n’aimait pas l’autorité. Cette image la montre avec un garçon dont elle avait l’habitude de s’occuper. (Photo fournie par Daphné-Anne Olepika Takpanie Kiguktak)

Elle réserve Olepika, le prénom choisi par sa mère biologique, à une poignée de personnes qui constituent son cercle rapproché; les seules à bénéficier de ce laissez-passer privilégié.

O-le-pi-ka. Quatre syllabes qui, ainsi assemblées, semblent si différentes des prénoms de ses camarades de classe. « Je savais que ce nom-là n’était pas sur mes papiers, qu’il n’était pas tangible », raconte-t-elle. Elle éprouve un besoin viscéral de s’approprier ce nom, de le comprendre, de l’apprivoiser, de lui donner vie.

Un soir d’automne, elle entre dans un salon de tatouages de la rue Ontario et demande que l’on inscrive ces sept lettres sur son avant-bras. Cette partie de son corps, marquée à l’encre indélébile, est l’ancre qui la lie enfin à sa culture : « Quand je regardais mon bras, je savais que j’avais une mère inuk… quelque part. »

Mais est-ce cela, être Inuk? Lorsque des années plus tard, militant dans des groupes environnementaux, on la presse de prendre la parole comme Autochtone, elle éprouve un sentiment de confusion qui lui laisse en bouche un goût âpre. Elle se sent comme un imposteur.

« Je me sentais comme si je n’étais pas Inuk. »

Dans les traces de Mary

L’année de ses 25 ans est déterminante. Elle lance sa première bouteille à la mer et entre en contact avec la famille Takpanie, qui réside à Iqaluit, sa ville de naissance. Elle souhaite rencontrer ceux qui ont vu naître et grandir sa mère biologique. L’occasion de remonter le sentier emprunté par Mary, à reculons dans le temps, pour comprendre le revers de cette femme dont elle n’a le legs que des gènes et un prénom.

Un portrait de famille des quatre sœurs Kiguktak, à Grise Fiord. De gauche à droite : Tivai, Hannah, Meeka et Mary. (Photo fournie par Hannah Kiguktak)

« Je vais retourner sur mon territoire », se promet Daphné-Anne Olepika. Ce territoire, lunaire et millénaire, qui berce ses rêves depuis l’enfance et dont elle dessine les moindres contours dans son imagination, est le seul endroit au monde où la suite peut avoir un sens. Mais sa tentative la plonge dans un néant imprévu. On lui apprend que sa mère biologique a elle aussi été adoptée.

Propulsée des années en arrière, Daphné-Anne Olepika comprend que sa quête personnelle est imbriquée dans une série de poupées russes.

Toute jeune, Mary a été confiée aux Takpanie par adoption coutumière, une pratique courante dans la culture inuit où l’enfant est élevé par un proche des parents. Pour retrouver les siens, lui dit-on, il lui faudra se tourner vers la famille Kiguktak.

On la met sur la piste de Lisa Kiguktak, une cousine de quelques années son aînée, qui se trouve par hasard à Iqaluit. Elle communique avec elle sur Facebook et planifie de la rencontrer en personne à son arrivée.

« C’est là que tout a commencé », résume-t-elle.

Le Nunavut au Canada. (Matisse Harvey/Radio-Canada)
Retour au territoire

Daphné-Anne Olepika n’a plus de raisons d’attendre plus longtemps. Elle lance une campagne de sociofinancement dans l’espoir de remplir la cagnotte nécessaire à son pèlerinage Montréal-Iqaluit. Son objectif : 4000 $. Le coût des billets d’avion est colossal, mais elle parvient à en amasser la moitié, ce qui suffit à la convaincre de plier bagage. « Ça s’est fait super vite, je suis partie avec deux valises », raconte-t-elle.

Le 6 avril 2019, elle découvre pour la première fois la ville qui l’a vue naître. C’est un rêve de longue date qui prend forme quand, dans une brève secousse, le Boeing 737 se pose sur le tarmac de la piste d’atterrissage.

Elle arrive le cœur plein d’espérances. Elle se dit qu’elle ira cueillir des baies dans la toundra, qu’elle verra des aurores boréales, que son territoire la fera sentir entière. À Iqaluit, elle sera enfin chez elle.

Une vue hivernale d’Iqaluit, à la tombée de la nuit. (Matisse Harvey/Radio-Canada)

Bien vite, pourtant, toutes ses attentes s’écroulent comme un château de cartes. « Je ne suis pas sortie de l’avion avec une famille qui m’attendait en ouvrant les bras », relate-t-elle, la déception dans la voix. « Ce sont des inconnus qui m’ont accueillie chez eux et c’est une Québécoise qui est venue me chercher à l’aéroport. »

Elle met du temps à s’acclimater, mais ne baisse pas les bras. Un soir, après un concert, elle fait la rencontre de la chanteuse inuk Kelly Fraser, sans qui, dit-elle, son intégration n’aurait pas été la même. « Cette soirée-là, elle m’a présentée à plein de monde. Tous mes contacts inuit, ça a été grâce à Kelly », dit-elle.

Les 30 jours qu’elle devait passer à Iqaluit se transforment en six mois. Elle s’envole brièvement pour Clyde River, une communauté de l’île de Baffin, pour y suivre le programme Piqqusilirivvik du Collège de l’Arctique du Nunavut. Elle y apprend à coudre à la main des mitaines, à tenir une arme à feu et à camper dans la toundra.

Sa rencontre avec sa cousine Lisa, à Iqaluit, est aussi un moment phare de ses retrouvailles avec sa ville de naissance. « C’était la première fois de ma vie que je sentais que j’avais une famille et que j’avais de l’amour », raconte-t-elle.

La chaleur qui l’habite aux côtés de Lisa la rend invincible. Elle découvre un sentiment nouveau, celui de l’amour pour un être cher qui partage le même arbre généalogique. « Quand j’ai vu son visage, j’ai pu constater un air de famille », se remémore Lisa.

Trop vite, pourtant, la vie les rattrape et balaie du revers de la main leur état de quiétude. Lisa doit retourner chez elle auprès de sa famille, les Kiguktak, à plus de 1500 km au nord d’Iqaluit.

Daphné-Anne Olepika a le cœur brisé. Ce qui lui a pris des années à trouver, à des milliers de kilomètres d’où elle a grandi, s’est volatilisé en un claquement de doigts. « Je me sentais vide et je ne comprenais plus pourquoi j’étais à Iqaluit, décrit-elle. J’étais ici pour connaître ma famille, pour connaître ma culture [et] pour connaître les Inuit. »

Trop de chapitres sont toujours manquants, pense-t-elle, mais l’histoire ne s’arrêtera pas là. Elle se rendra au bout des choses et rencontrera les Kiguktak.

Elle se rendra dans le village de sa mère biologique.

Elle ira à Grise Fiord.

Le Nunavut au Canada. (Matisse Harvey/Radio-Canada)
Un nouveau souffle

15 octobre 2020.

La traînée d’un avion a strié le ciel bleu qui surplombe les montagnes de l’île d’Ellesmere, dans l’Extrême-Arctique. Un petit cardinal à moteur plane à 4000 mètres d’altitude dans un décor de carte postale. Cinq passagers se sont entassés à bord, derrière un monticule de valises.

Le son du moteur est si fort qu’il semble vouloir s’égosiller. Daphné-Anne Olepika ne parvient même pas à entendre la voix du pilote lorsqu’il se tourne vers eux : « Est-ce que tout va bien? », crie-t-il depuis son poste de pilotage. Daphné-Anne Olepika sent son cœur battre à toute allure dans sa poitrine. Au loin, elle aperçoit des points de couleur nichés dans le creux de deux immenses montagnes.

Grise Fiord. Les Kiguktak. Sa famille.

Une vue aérienne de l’île d’Ellesmere, au Nunavut, à travers le hublot d’un Twin Otter. (Matisse Harvey/Radio-Canada)

Assise derrière elle, je la regarde scruter l’horizon, le visage collé sur son hublot couvert de givre : Comment vivra-t-elle cette rencontre? Se sentira-t-elle enfin chez elle? Réussira-t-elle à se faire comprendre?

La secousse de l’atterrissage la sort de son état second. Deux femmes l’attendent dans le petit aéroport. Daphné-Anne Olepika reconnaît d’emblée l’une d’elles par ses yeux rieurs et son sourire contagieux : Lisa. Leur longue étreinte est l’accomplissement de mois d’attente et de communications virtuelles intermittentes. Lisa est accompagnée de sa mère, Meeka, la matriarche des Kiguktak, mais aussi celle de Grise Fiord, dont elle est la mairesse.

Grise Fiord est la communauté la plus septentrionale du Canada. Elle compte aujourd’hui quelque 130 habitants. (Matisse Harvey/Radio-Canada)

Daphné-Anne Olepika pressent que les deux semaines qui s’amorcent seront parmi les plus importantes de sa vie. « Être ici, rencontrer mes tantes, mes cousins, mes cousines, c’est le monde entier. C’est mon futur », pense-t-elle.

Il lui aura fallu parcourir plus de 3500 km vers le Nord pour trouver dans cette famille la pièce manquante de sa quête identitaire.

À mesure qu’elle avance doucement sur le chemin de sa propre guérison, elle prend conscience des similitudes qui lient sa trajectoire à celle de Grise Fiord.

Celle d’un double abandon.

Larry Audlaluk est l’un des aînés les plus respectés de la communauté de Grise Fiord au Nunavut. (Matisse Harvey/Radio-Canada)
Guérir les blessures du passé

Daphné-Anne Olepika est assise dans l’un des bureaux de la mairie de Grise Fiord. Autour d’elle, les murs sont tapissés de cartes du Nunavut. Elle est venue rencontrer Larry Audlaluk, l’un des aînés les plus respectés de cette communauté de quelque 130 habitants.

« Ça me fait souffrir de ne pas parler français », lui confie-t-il.

Daphné-Anne Olepika comprend très bien cette souffrance, puisqu’elle aussi a grandi loin d’une langue qui aurait pu la lier à sa culture. « Moi aussi, je ressens la même chose avec l’inuktitut », lui répond-elle, en hochant la tête.

Tout comme elle, Larry Audlaluk a été séparé des siens à un âge où les souvenirs ne sont que de vagues images croquées par des yeux candides. Tout comme elle, il s’est longtemps demandé ce qu’il serait aujourd’hui si le destin en avait décidé autrement. Tout comme elle, il a tenté de se réconcilier avec son passé.

Larry Audlaluk avait presque trois ans lorsqu’on l’a arraché à une partie de sa famille. En 1953, le gouvernement canadien avait assuré à ses parents, ainsi qu’à six autres familles inuit de Port Harrison (aujourd’hui Inukjuak), au Nunavik, qu’ils connaîtraient des jours meilleurs s’ils acceptaient d’être réinstallés quelque 2000 km plus au nord, sur la côte sud de l’île d’Ellesmere.

Les familles ont dû quitter de force Port Harrison, dans le nord du Québec, pour ce qui allait plus tard devenir les communautés de Grise Fiord et de Resolute Bay. (Radio-Canada)

Selon des chercheurs qui ont étudié la question, le gouvernement canadien espérait surtout asseoir sa souveraineté dans l’Extrême-Arctique et se délester à long terme de ses responsabilités financières à l’endroit des Inuit en promouvant le retour à leur mode de vie traditionnel.

Il leur avait promis une faune et une flore abondantes, des conditions propices à la chasse et à la cueillette, en plus de la possibilité de rentrer chez eux après deux ans. « Mais ça ne s’est pas passé de cette manière », raconte Larry Audlaluk. C’est plutôt un désert polaire, dénué de vie et de clarté, qui les attendait pour des décennies.

L’air pensif, il s’arrête et pose sur la table un cadre contenant une photo en noir et blanc d’un couple et d’un jeune garçon.

À Grise Fiord, Larry Audlaluk et sa sœur sont les deux derniers survivants du déplacement forcé de familles de Port Harrison (aujourd’hui Inukjuak) vers l’Extrême-Arctique canadien. (Photo fournie par Larry Audlakuk)

« L’un de mes tout premiers souvenirs douloureux est la perte de mon père, suivie par l’interminable période de noirceur et le souvenir d’être seul avec ma mère, envahie de chagrin », décrit-il, en fixant des yeux la photo.

Si on ne l’avait pas arraché à sa terre de naissance, Larry Audlaluk serait allé à l’école au Nunavik, où il aurait appris le français. Mais ces promesses brisées, dit-il, ont marqué au fer rouge des générations entières.

Daphné-Anne Olepika le regarde, attentive, les yeux voilés de larmes.

Daphné-Anne Olepika. (Matisse Harvey/Radio-Canada)
Bienvenue à Uliipika

Une pile d’assiettes et de couverts gisent dans le fond de l’évier de la cuisine. Les plats de service se sont vidés à la vitesse de l’éclair, surtout la fournée de macaronis qu’a concoctée Daphné-Anne Olepika. « C’est une de mes recettes préférées », lance-t-elle, visiblement satisfaite de la popularité de sa contribution.

Derrière elle, les enfants s’en sont donné à cœur joie pour redécouper le gâteau à leur avantage pendant que leurs parents avaient le dos tourné. Ils sont repus jusqu’aux oreilles, mais grisés par un taux de glycémie capable de les faire tenir jusqu’au bout de la nuit.

Les doigts toujours collants, Caitlyn se dandine sur la chanson Baby Shark en tapant vivement du pied. Daphné-Anne Olepika la cueille au sol et l’assoit sur ses genoux : « Je l’aime tellement », lâche-t-elle, en se tournant vers moi.

« Heureuse? », je lui demande. Elle me répond par un sourire qui transcende tous les mots.

La famille Kiguktak, à Grise Fiord. (Matisse Harvey/Radio-Canada)

Malgré l’excitation générale, la pièce semble enveloppée par un sentiment de sérénité. Daphné-Anne Olepika a trouvé sa place sans bouleverser l’équilibre familial.

« Je suis contente qu’elle accepte qui nous sommes et que nous acceptons qui elle est, confie Lisa. Elle est comme une sœur pour moi aujourd’hui. Tout le monde est très heureux de l’avoir ici. »

« Elle nous rappelle tous notre mère, complète sa tante Meeka, qui est l’hôte de la réunion familiale. Il suffit de regarder son visage pour constater qu’elle vient de notre famille. »

Le Nunavut au Canada. (Matisse Harvey/Radio-Canada)
La dernière étreinte

27 octobre 2020, 11 h 30.

Grise Fiord n’est reliée au reste du monde que par voie aérienne. L’aéroport est son unique porte d’entrée et de sortie.

Aujourd’hui, Daphné-Anne Olepika éprouve un sentiment de déjà-vu. Il y a à peine deux semaines, elle franchissait pour la première fois les portes de ce même bâtiment de quelques mètres carrés où sa tante et sa cousine l’attendaient impatiemment. Mais où sont passées les années qui semblent s’être écoulées depuis?

Meeka, la tante de Daphné-Anne Olepika, enlace sa nièce avant son départ. (Matisse Harvey/Radio-Canada)

Elle repense au chapitre qu’elle s’apprête à clore. En seulement quelques jours, Grise Fiord aura déclenché des sentiments enfouis au plus profond d’elle-même. La joie de retrouver les siens, le désarroi face à l’absence de souvenirs communs, la frustration de ne pas pouvoir s’exprimer en inuktitut, le choc d’un rapport différent au temps, mais aussi l’amour pour des êtres chers.

À Grise Fiord, elle aura trouvé le chemin de sa guérison. « Aujourd’hui, j’accepte vraiment mon histoire de vie. Ma vie est une aventure. Ce n’est pas tout le monde qui a la chance de pouvoir donner un sens à sa vie. »

Autour d’elle, ses tantes Meeka, Tivai et Eva, sa cousine Lisa et son oncle Kavavow sont venus lui faire leur dernière étreinte.

« J’ai trouvé ce que je cherchais. Je repars d’ici avec de l’espoir. »

Portrait de Daphné-Anne Olepika. (Matisse Harvey/Radio-Canada)
Épilogue

Plusieurs semaines ont passé quand, à la fin décembre, Daphné-Anne Olepika m’accueille dans son appartement de Mercier, dans l’est de Montréal.

C’est un après-midi d’hiver gris et humide, comme la métropole en a l’habitude à cette période de l’année. Daphné-Anne Olepika semble sereine et reposée. « J’ai arrêté de faire des cauchemars en revenant », confie-t-elle.

Elle décrit son passage à Grise Fiord comme un « rêve éphémère », un épisode lointain chevauchant le réel et l’imaginaire. « C’est comme si ça faisait vraiment longtemps. Quand je regarde des photos de Grise Fiord, je pense à ce que je m’imaginais de Grise Fiord avant d’y aller. »

Au mois d’octobre, les dernières lueurs de clarté annoncent l’arrivée de la noirceur hivernale pour près de quatre mois. (Matisse Harvey/Radio-Canada)

De fait, deux mondes séparent l’avant et l’après. Il y a eu, entre ces deux chapitres, un long processus de réflexion, de guérison et de réconciliation.

Quelques jours après notre rencontre, une publication de Daphné-Anne Olepika fait surface sur mon fil d’actualité Facebook. Elle est la pièce manquante qui clôt son histoire.

« Le monde du Sud. Le monde du Nord. Quand je suis dans le Sud, je rêve d’être auprès de ma famille, cueillir des baies, manger la meilleure nourriture au monde, apprendre tout ce que je veux apprendre dans mon cheminement vers mes racines. Et quand je suis dans le Nord, la personne qui m’a aimée comme sa propre fille me manque, la seule langue que je maîtrise me manque, toutes mes références sont ici. Mais autant que ces deux mondes me déchirent, [autant] ils me comblent en même temps. J’ai cette chance-là d’avoir une quête à ma vie, un but. Je porte le Nord et le Sud dans mon cœur et dans mon âme, dans mon histoire. »

Écoutez l’épisode sur Grise Fiord dans Immersion, un balado en son 3D disponible ici

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