L’art inuit contemporain, un art brut

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«Disaster», de Kavavaow Mannomee. 2007. (Marion Scott Gallery)
CAPE DORSET (KINNGAIT), Nunavut – Quand on demande à Ningeokuluk Teevee si le réchauffement global a eu des répercussions sur sa communauté, on voit ses mains trembler imperceptiblement.

« J’en suis convaincue depuis que j’ai vu deux jeunes hommes perdre la vie à un endroit où il y avait habituellement de la glace…»

L’artiste inuite s’interrompt, ferme les yeux et prend une grande respiration avant de poursuivre : « Ils sont passés au travers…

« La fonte de la glace réduit la durée de la pêche, donc cela nous touche. Ça me fait peur quelquefois. Je me demande ce qui se passerait si on n’arrivait plus à tirer autant de nourriture de la mer et de la terre. Le coût de la vie est très élevé ici. »

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Sans titre (Sedna sur le bord de la mer) (2001-2002) de Ningeokuluk Teevee. (Courtoisie de Dorset Fine Arts)

Ningeokuluk Teevee s’est d’abord fait connaître par son travail sur les légendes inuites et la vie sauvage. Mais rapidement, d’autres thèmes se sont imposés à elle : environnement, pollution, toxicomanie, alcoolisme… Son expression devient sérieuse lorsqu’elle décrit Sedna by the Sea, un dessin à l’encre représentant la déesse inuite en train de fumer une cigarette au milieu de bouteilles d’alcool vides dans un endroit pollué.

Il y a également le dessin d’un ours polaire nageant vers une bouteille de Coca-Cola. « Un jour, alors que j’étais à Ottawa avec mon fils, j’ai vu une de ces bouteilles représentant un ours », dit-elle, évoquant la mascotte utilisée par la compagnie dans sa campagne de sensibilisation aux changements climatiques et à leurs effets sur la population mondiale de l’espèce.

« Mais nous, ici, on voit des cannettes de Coke flotter partout », ajoute-t-elle en levant la main vers la mer. Ça, c’est la réalité. Je pense que j’ai appelé le tableau L’ironie

Politique, environnement et identité

Le réchauffement global a de profonds effets sur le monde circumpolaire. La glace s’y forme plus tard et fond plus tôt, ce qui modifie le comportement des animaux et le tracé des routes utilisées par les Inuits depuis la nuit des temps pour la chasse traditionnelle. Ces fractures dans les pratiques de chasse menacent le tissu social de nombreuses communautés inuites, déjà aux prises avec des problèmes importants tels que la toxicomanie et un taux de suicides élevé.

Ces questions politiques, environnementales et identitaires, Ningeokuluk Teevee et d’autres artistes inuits, comme Jutai Toonoo et Kavavaow Mannomee, les abordent de plus en plus souvent. S’ils vivaient à Vancouver, à Toronto ou à Montréal, leurs œuvres seraient louangées, critiquées ou portées aux nues pour leur caractère provocateur. Mais le monde de l’art contemporain et des arts visuels du Sud ne leur accorde souvent aucune attention. Or, selon certains spécialistes, les gens ne savent pas ce qu’ils manquent.

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« Legend of the Blind Man and the Bear », de Joseph Pootoogook (1959). (Courtoisie de Dorset Fine Arts)
Les débuts d’un phénomène artistique

Au début du 20e siècle, le gouvernement canadien a largement soutenu la production de sculptures dans la population autochtone du Grand Nord canadien. Il espérait aider les Inuits à être autosuffisants, alors qu’on était en train de leur faire abandonner la chasse et la pêche traditionnelles pour les pousser à s’établir dans des communautés sédentaires.

Dans les années 1950, l’artiste canadien James Houston s’est installé à Cape Dorset, une communauté insulaire de la côte sud-ouest de l’île de Baffin. Il a appris aux habitants inuits l’art de la gravure. À partir de 1959, leurs œuvres ont paru dans une collection annuelle diffuseé encore de nos jours. Bien que les sculptures produites dans le Nord soient demeurées très populaires, ces gravures décrivant la nature dans l’Arctique ainsi que la vie inuite traditionnelle se sont taillé une place de choix dans le monde artistique et auprès des collectionneurs.

Un succès qui a inspiré d’autres communautés du Nord comme Ulukhaktok (Holman), dans les Territoires du Nord-Ouest, Baker Lake, au Nunavut, et Puvirnituq, au Québec, qui ont mis sur pied des studios ou des centres d’art similaires. L’art inuit était né.

Les changements climatiques et sociaux modifient l’art inuit
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« No Drinking », de Kavavaow Mannomee. (Courtoisie de Marion Scott Gallery)

Toutefois, toute médaille a son revers. La vente des sculptures traditionnelles et de son imagerie a eu un tel succès dans le Sud que l’art inuit est devenu synonyme aux yeux d’un grand nombre de personnes de représentation d’un passé idéalisé du Nord canadien.

Cinquante ans après avoir fait son entrée dans la collection de Cape Dorset, l’artiste Kenojuak Ashevak demeure la star canadienne pour son imagerie de la nature et de la faune sauvage de l’Arctique. Ses œuvres sont reproduites sur toute sorte de supports qui vont du timbre-poste au vitrail. Pour les artistes du Nord qui explorent des thèmes contemporains, en revanche, ce genre de succès est inimaginable.

Malgré le succès de l’artiste inuite Annie Pootoogook, dont les représentations de la vie quotidienne actuelle dans le Nord lui ont valu le prix Sobey Art 2006, l’un des plus prestigieux du Canada, le marché contemporain du sud du Canada a mis du temps à accepter cette nouvelle imagerie.

De nombreux artistes inuits se retrouvent ainsi coincés entre un marché de l’art du Sud qui réclame des représentations d’un mode de vie inuit idéalisé, qui n’existe plus, et un monde de l’art contemporain dont ils sont exclus.

« Il y a des raisons à la fois sociales, historiques et géographiques », dit Leah Sandals, critique d’art de Toronto au quotidien canadien National Post et éditrice associée du magazine d’art visuel en ligne Canadian Art, l’un des les plus en vue du pays.

« Mais aucune de ces raisons ne ressort clairement. Par conséquent, l’art inuit est généralement étiqueté, exposé et distribué en dehors de la scène artistique canadienne contemporaine. Laquelle est généralement centrée sur un petit nombre de thèmes, de centres, de styles et formations particuliers. »

Robert Kardosh, conservateur à la galerie Marion Scott, à Vancouver, en Colombie-Britannique, organise régulièrement des expositions d’artistes inuits qui traitent de thèmes contemporains. « Rien que d’y faire venir les critiques et les journaux relève de l’exploit », dit-il.

« Je ne sais pas si ce sont des préjugés, poursuit M. Kardosh. Mais tant que l’art inuit ne sera pas traité comme « de l’art « , ou simplement comme de l’art ethnique, les gens n’auront pas l’occasion de le découvrir. »
« L’art inuit classique est spectaculaire et doit absolument être reconnu. Mais l’art change. Ce serait idiot de penser que ce n’est pas le cas de l’art inuit. »

Dans les Studios Kinngait
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« Not Me Anymore », de Jutai Toonoo (2010). (Courtoisie de Dorset Fine Arts)

Cape Dorset, Kinngait dans la langue locale, est une communauté à prédominance inuite d’environ 1200 habitants. Le programme de gravure lancé par Houston il y 50 ans marche toujours très bien. Dans les Studios Kinngait, qui l’hébergent désormais, beaucoup de grands noms de l’art inuit continuent de travailler.

En ce matin d’hiver, Shuvinai Ashoona est la première artiste à arriver. Elle se dirige droit vers une vaste table à dessin dans une des pièces du fond. Elle s’installe sur un tabouret et ramène ses jambes sous elle. Elle se penche et s’étend de tout son long sur un dessin de grand format, d’allure psychédélique en face d’elle. Puis elle approche son visage du papier et se met à appliquer une couche de couleur après l’autre.

« Je dessine une femme-banane qui se déplace en amauti [mot inuit désignant la parka dans laquelle on transporte les bébés] dans l’eau salée », explique Shuvinai d’un ton neutre. « L’amauti porte aussi une palourde de la plage…», continue-t-elle en décrivant le monde imaginaire qu’elle a créé sur le papier.

Plus tard, c’est au tour de Jutai Toonoo de se présenter. Il arbore un t-shirt aux couleurs du club de hockey des Canadiens de Montréal. L’artiste est connu pour créer des sculptures et des dessins qui explorent tous les sujets, de l’identité aux troubles émotionnels en passant par la religion et la culture dans l’Arctique.

Avec précaution, il étale sur une table une œuvre en cours. Sur le dessin, des centaines de petits bonshommes qui semblent marcher, ou danser, à l’intérieur de deux visages aux traits déformés par la douleur.

Jutai Toonoo la contemple calmement. Il frotte la paume de ses mains avec de la craie bleue puis il les applique sur la table. À présent, presque en position allongée, il passe ses paumes crayeuses sur le dessin en se tortillant pour parvenir dans les coins. Quand il a fini, l’arrière-plan est couvert de bleu clair, et le front de l’artiste, de sueur ruisselante.

« Peut-être vais-je l’intituler Mari et femme », dit-il en regardant le résultat.

Tout en poursuivant son travail, l’artiste déclare qu’il n’a pas l’intention de changer pour que ses œuvres répondent davantage aux critères des collectionneurs et des conservateurs d’art du Sud. « Il y a encore des sculpteurs qui s’en tiennent aux ours polaires et aux inukshuks, dit-il. Moi, j’essaie de faire autre chose. J’en souffre parfois. Actuellement, il n’y a que la coop qui achète mes œuvres. Je pense que, ici, on voit dans mes œuvres des choses que les autres ne voient pas. »

Bill Ritchie, artiste originaire de Terre-Neuve qui dirige les Studios Kinngait, considère que les œuvres de créateurs comme Ashoona et Toonoo représentent bien ce qui y est exposé. Avec entrain, il tire l’une après l’autre de ses tiroirs des œuvres qui illustrent la variété des thèmes : érosion sociale, politique environnementale, sexualité… « Le grand public n’en verra probablement jamais aucune », dit-il.

« Dans le Sud, on pense que les Inuits habitent dans des igloos, qu’ils se déplacent en traîneau à chiens, poursuit Bill Ritchie. Moi, je trouve normal que les artistes d’ici traitent de questions actuelles. Ils vivent certaines réalités, et moi, je les encourage à les montrer.» Toutefois, ce qui est frustrant, selon lui, c’est la façon dont cet art est vu, commenté et vendu dans le Sud.

« Je pense que ce sera aux conservateurs, aux marchands d’art intelligents, de faire un pas et de trouver les personnes qui ont déjà aimé l’art inuit pour sa nouveauté, son caractère brut. Ce sera ces personnes de porter un regard nouveau sur ce qui se fait aujourd’hui dans l’Arctique, pour en découvrir le nouveau caractère brut, et les nouvelles idées qui sont derrière. »

Un art à redéfinir
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« New Age Christ » de Jutai Toonoo (2008). (Courtoisie de Dorset Fine Arts)

Nancy Campbell, conservatrice d’art indépendante, fait partie des rares Canadiens qui cherchent à modifier la perception qu’on se fait de l’art inuit. Dans ses expositions les plus récentes, Scream et Noise Ghost, tenues à la galerie Justina M. Barnicke à Toronto, l’art contemporain inuit côtoyait celui du sud du Canada.

« Ma marge de manœuvre est ténue, dit-elle. Je présente des œuvres qui, souvent, ne sont pas assez « contemporaines » pour le marché contemporain, ou pas assez « inuites » pour les collectionneurs d’art inuit traditionnel. »

« Je pense que, dans les deux camps, les critiques ont des préjugés par rapport à l’Arctique. La plupart n’y sont jamais allés et n’ont donc pas pu constater par eux-mêmes à quel point cette contrée est à la fois magnifique et désolante. C’est cette dualité qui rend le Nord si fascinant, mais je pense que beaucoup de gens n’ont toujours pas envie de le voir. »

Toutefois, alors que les questions de la souveraineté dans l’Arctique et les changements de température à l’échelle planétaire font de plus en plus souvent les manchettes, certains pensent que la communauté artistique du Sud s’ouvre doucement à l’art contemporain de cette région du globe.

Wayne Baerwaldt, directeur et conservateur de la galerie Illingworth Kerr Gallery à l’Alberta College of Art and Design et ancien directeur de la réputée Power Plant Contemporary Art Gallery de Toronto faisait partie du jury qui a attribué le prix artistique Sobey 2006 à Annie Pootoogook.

« Beaucoup de membres du jury ne voulaient pas qu’Annie gagne, dit-il. D’après eux, étant originaire du Nord, elle n’était pas assez ‘informée’ et n’avait pas été exposée au modernisme, ni eu de formation en art comme les autres artistes. J’avais l’impression de me retrouver au 19e siècle ! »

« Je pense que, en raison de son histoire, on a toujours la perception que l’art inuit est une forme de production culturelle commerciale, et donc artificielle, alors que l’art contemporain des artistes du Sud est purement l’émanation de leur esprit, et donc authentique. Or, sait-on jamais ce qui motive un artiste, quel que soit l’endroit d’où il vient? »

Au-delà du monde artistique
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« Cross Current » de Ningeokuluk Teevee (2005). (Courtoisie de Dorset Fine Arts)

Comme cela coûte extrêmement cher de se rendre dans le Nord, la grande majorité des Canadiens n’aura jamais la possibilité de constater comment on y vit. Selon des spécialistes, les arts visuels contemporains constituent donc certainement un des meilleurs moyens de connaître les effets des rapides changements environnementaux et sociaux sur le Nord.

« Il faut absolument que le public s’intéresse à ce nouvel art inuit qui parle des questions actuelles, dit Norman Vorano, conservateur d’art contemporain inuit au Musée canadien des civilisations à Gatineau. En particulier parce que les Inuits ont un point de vue sur des questions qui nous concernent tous : les changements environnementaux, la société, la façon de traiter les personnes âgées et même le milieu des affaires. Et la liste n’est pas terminée…»

« L’art inuit moderne nous aide à aller au-delà de la vieille image coloniale, selon laquelle les Inuits appartenaient à un passé éloigné, et vivaient hors du présent, dit-il. Rendre compte de la vitalité, de la pertinence et de l’importance de l’art inuit moderne, c’est aussi, implicitement, reconnaître qu’Inuits et non-Inuits vivent dans le même monde, partageant un temps et un espace communs. »

En attendant, les artistes inuits comme Jutai Toonoo n’ont pas l’intention de modifier leur façon de faire. « Le monde de l’art ne m’intéresse pas vraiment», dit ce dernier. Il préfère travailler sur son dessin au lieu de réfléchir à la façon dont son travail répondra un jour aux canons du monde de l’art canadien.

« C’est comme ça que je crée. Je ne peux pas faire autrement, dit-il en ajoutant de délicats coups de pinceau sur le papier. Très souvent, j’observe une chose dans mon milieu et je ressens le besoin de l’insérer dans mon travail. Pour que cela soit vu. Et non caché. »

Écrivez à Eilís Quinn à eilis.quinn(at)radio-canada.ca

Eilís Quinn, Regard sur l'Arctique

Eilís Quinn est une journaliste primée et responsable du site Regard sur l’Arctique/Eye on the Arctic, une coproduction circumpolaire de Radio Canada International. En plus de nouvelles quotidiennes, Eilís produit des documentaires et des séries multimédias qui lui ont permis de se rendre dans les régions arctiques des huit pays circumpolaires.

Son enquête journalistique «Arctique – Au-delà de la tragédie » sur le meurtre de Robert Adams, un Inuk de 19 ans du Nord du Québec, a remporté la médaille d’argent dans la catégorie “Best Investigative Article or Series” aux Canadian Online Publishing Awards en 2019. Le reportage a aussi reçu une mention honorable pour son excellence dans la couverture de la violence et des traumatismes aux prix Dart 2019 à New York.

Son reportage «Un train pour l’Arctique: Bâtir l'avenir au péril d'une culture?» sur l'impact que pourrait avoir un projet d'infrastructure de plusieurs milliards d'euros sur les communautés autochtones de l'Arctique européen a été finaliste dans la catégorie enquête (médias en ligne) aux prix de l'Association canadienne des journalistes pour l'année 2019.

Son documentaire multimedia «Bridging the Divide» sur le système de santé dans l’Arctique canadien a été finaliste aux prix Webby 2012.

En outre, son travail sur les changements climatiques dans l'Arctique canadien a été présenté à l'émission scientifique «Découverte» de la chaîne française de Radio-Canada, de même qu'au «Téléjournal», l'émission phare de nouvelles de Radio-Canada.

Au cours de sa carrière Eilís a travaillé pour des médias au Canada et aux États-Unis, et comme animatrice pour la série «Best in China» de Discovery/BBC Worldwide.

Twitter : @Arctic_EQ

Courriel : eilis.quinn@radio-canada.ca

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