Québec et Labrador : des communautés autochtones et leur train
Les nations autochtones existent d’abord et avant tout à travers leur territoire. Pour les Naskapis et les Innus, les 500 kilomètres qui séparent Sept-Îles et Schefferville représentent beaucoup plus que « quelques arpents de neige ». C’est le territoire qui a été foulé par leurs ancêtres pendant des milliers d’années à travers lacs et montagnes, à pied et en canot. C’est à travers ce territoire que la langue revit, que la culture s’affirme et que l’avenir se joue à travers l’exploitation de ses ressources. L’outil qui permet aujourd’hui d’occuper ce vaste territoire s’appelle Tshiuetin, le vent du nord. Montez à bord!
Simon-Pierre Astor est un Innu de Maliotenam. À défaut de devenir astronaute comme il le rêvait petit, il est devenu conducteur de train, ce qu’on appelle un mécanicien de locomotive. Il vient de terminer son quart de travail aux commandes de Tshiuetin lancé en direction de Uashat (Sept-Îles).
« J’aime ça prendre le temps de regarder dehors. C’est comme une sorte de méditation. Ici on a le temps. »
Bien assis sur un siège dans le wagon de passagers après avoir laissé les commandes à un collègue, Simon-Pierre regarde défiler le paysage fait de montagnes, d’épinettes rabougries, de rivières et de lacs gelés, tous couverts d’une neige qui apparaît plus blanche qu’ailleurs.
Le temps s’arrête. En fait, le temps n’existe plus. Il a été dissous par l’immensité du paysage en noir et blanc, immobile depuis mille ans.
De toute évidence cette pensée émeut ce jeune Innu qui est aussi passé par Montréal avant de revenir dans le Nitassinan, le nom donné par les Innus au territoire des ancêtres.
Il s’est engagé d’abord comme chef de train en 2011, pour peu à peu passer sa licence de mécanicien de locomotive.
« On est privilégié d’avoir un train qui ne coûte pas cher à utiliser. »
Une nouvelle occupation du territoire
Simon-Pierre se lève de son siège au moment où le train s’arrête dans un endroit qui semble au milieu de nulle part.
« Là, c’est mon oncle et ma tante qui montent. Ils reviennent de leur campement ».
Tout le long de la voie ferrée surgissent ainsi des camps de bois, jamais loin de la ligne de chemin de fer. Des « chalets » fort simples, avec la cheminée qui laisse échapper une légère fumée grise dégageant une odeur d’épinette qui brûle mal, parce que trop résineuse. Ces installations représentent autant de petites gares où Tshiuetin s’arrête sur demande.
Tshiuetin sert de porte d’entrée aux Innus pour renouer avec leurs racines, leurs coutumes, leur langue, leur culture. Il s’agit de consolider une identité liée au territoire, même si les motoneiges et les téléphones satellites ne sont jamais loin. La réappropriation du Nitassinan n’est pas incompatible pour les Innus avec la modernité.
Une ville qui dépend du train
« Sans le train, Schefferville n’existerait tout simplement pas. »
Georges Roy est un Innu élevé en partie à Montréal, mais qui est retourné « chez lui ».
Il gère le vieil hôtel Royal, un symbole de Schefferville qui nous ramène aux années 1950. La nourriture qu’on y sert, l’alcool qu’on y vend, le détergent qui lave les draps, les ampoules électriques qui éclairent le bar, les matériaux qui serviront à la nécessaire rénovation de l’hôtel, tous ces produits sont « montés » par le train.
« Tout tourne autour du transport. […] Si on veut développer, ça nous prend du matériel de l’extérieur, faut tout coordonner ça. C’est quand même pas évident. C’est une problématique. Tout coûte tellement cher. »
Le train permet aussi de se projeter dans l’avenir avec l’arrivée des nouvelles technologies qui profitent du couloir utilisé par le train.
Georges rêve du jour où l’Internet sans fil irriguera tout le territoire des Innus. On pourrait alors penser, dit-il, à développer le tourisme d’aventure, à installer une banque à Schefferville, à concevoir des applications pour mieux gérer les caribous, toutes des activités créatrices d’emplois. Bref le train, couplé aux nouvelles technologies, constitue pour lui le centre du développement présent et futur de la région.
Nombre de passagers : 15 000
Nombre de wagons de carburant : 350
Nombre de wagons de nourriture : 350
Nombre de wagons de fret (machinerie lourde, véhicule, etc.) : plus de 300
Tonnes de minerais transportées : 2,6 millions de tonnes
Une vie traditionnelle chamboulée par l’exploitation minière
Notre homme au visage rond surmonté d’une casquette incarne les changements qui ont affecté les Innus en quelques décennies.
Georges Roy est le petit-fils de Mathieu André, surnommé Mistanapeo, qui veut dire le « grand homme ».
Mathieu André et sa famille prenaient deux mois à partir de Maliotenam (près de Sept-Îles) pour atteindre leur territoire familial situé au nord-est de Schefferville dans les années 1950. Le parcours était parsemé de déplacements en canot, avec d’interminables portages, avant de reprendre l’embarcation pour traverser des lacs aux dimensions de mer intérieure.
Alors, même si la durée du voyage en train entre Sept-Îles et Schefferville dure de 12 à 15 heures aujourd’hui, ce n’est rien par rapport aux deux mois de déplacement à l’époque.
C’est aussi le grand-père de Georges qui a indiqué aux géologues où se situait une des plus grandes réserves de fer du monde près de Schefferville. On lui avait promis primes et redevances, soutient sa famille. Il est mort sans que la promesse soit remplie.
Il reste que l’exploitation minière qui a commencé au milieu des années 1950 a changé à jamais le mode de vie des Innus.
Pour la première fois, certains Innus goûtaient au travail salarié, mais en plus, il est apparu dans le blanc immaculé de l’hiver du Nord un engin qui crachait une fumée noire, qui faisait fuir le caribou et apeurait les enfants : un train.
Un train réservé alors exclusivement aux travailleurs de l’Iron Ore. Pas question d’y laisser monter les « Indiens » qui occupaient ce territoire depuis des milliers d’années.
Mais après de rudes combats, les Innus ont finalement obtenu le droit de prendre le train.
En 1982, Brian Mulroney, alors président de l’Iron Ore et qui deviendra deux ans plus tard premier ministre du Canada, ferme la mine et la ville laissant derrière des équipements rouillés, des édifices publics démolis et des déchets miniers.
Les Innus et les Naskapis mettent la main sur le train
Il faudra cependant attendre jusqu’en 2005 avant que les Innus et les Naskapis ne mettent la main sur la portion nord de la ligne de chemin de fer entre Emerill au Labrador et Schefferville. Le coût : un dollar symbolique.
La Quebec North Shore and Labrador (QNSL) avait menacé de fermer définitivement cette portion de la ligne de chemin de fer, geste qui aurait isolé Innus et Naskapis du reste du monde.
Il y a toujours l’avion à 1000 $ le billet aller-retour pour Sept-Îles. Un prix inaccessible pour la très grande majorité.
La fierté retrouvée
Tshiuetin Vollant, comme Simon-Pierre Astor, est mécanicien de locomotive. Par pur hasard, il porte le même prénom que le train. Prendre les commandes d’une locomotive constitue sa passion.
La propriété du train aurait même changé le regard des non-Autochtones sur les Innus.
« Ça a permis de se faire respecter, parce que notre bilan et notre travail [ont démontré] qu’on est capables de l’exploiter correctement [sans compter] que les clients sont aussi les propriétaires. C’est à nous, et il faut le garder. Il n’y a personne dans les communautés qui voudrait laisser partir ça. »
Même son de cloche pour James Bérubé, le directeur des opérations de Tshiuetin, un Naskapi originaire de Kawawachikamach, à une quinzaine de kilomètres de Schefferville.
Tshiuetin, selon les années, reçoit entre 1,5 et 2 millions de dollars en subvention d’Ottawa. Un programme qui vise à favoriser le transport en région éloignée et qui ne touche que la partie du transport des passagers.
Tshiuetin a aussi un contrat avec la minière indienne (de l’Inde!) Tata Steel. Le département du transport du minerai est rentable, assure James Bérubé.
Tshiuetin Vollant conduit aussi de temps à autre des trains remplis de minerais sortis des entrailles du Nitassinan. Du minerai de fer envoyé en Asie.
Il se rappelle son expédition entre Uashat et Schefferville en canot, histoire de suivre les traces de ses ancêtres.
« Quand je ramais à contre-courant sur la rivière Moisie, je pensais à mon grand-père qui regardait passer le train et qui n’avait pas le droit de le prendre. Les temps ont bien changé. Aujourd’hui, c’est nous qui décidons ceux qui montent dans le train et ceux qui ne montent pas. »
Une douce revanche… nommée Tshiuetin.