Femmes autochtones au Canada : le rapport corrigé discrètement après publication

Le rapport final de l’ENFFADA est remis au premier ministre Justin Trudeau lors d’une cérémonie le 3 juin dernier à Gatineau, près d’Ottawa. (Adrian Wyld/La Presse canadienne)
Le rapport final de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées (ENFFADA) a surestimé le pourcentage de femmes et de filles autochtones victimes d’homicide au Canada en citant de manière erronée des données de Statistique Canada. Et après que CBC News eut soulevé des questions, la commission d’enquête a modifié la version en ligne de son rapport sans en aviser le public et sans apporter les mêmes corrections dans les documents officiels.

L’erreur la plus importante, confirmée à CBC News par la directrice de la recherche de l’ENFFADA, Karine Duhamel, consiste en une omission, qui touche à la fois les versions anglaise et française du document.

Le rapport initial signalait que les « femmes et les filles autochtones représentent désormais près de 25 % des victimes d’homicide », laissant croire qu’elles sont les victimes d’à peu près le quart de tous les homicides au Canada, incluant donc les hommes comme les femmes. Or, il aurait fallu indiquer que « les femmes et les filles autochtones représentent désormais près de 25 % des victimes féminines d’homicide », ce qui représente forcément un nombre moins élevé, d’autant plus que davantage d’hommes que de femmes sont tués dans la population générale.

La statistique de 25 % était associée à une note de bas de page renvoyant à l’analyse de 2017 de Statistique Canada Les femmes et le système de justice pénale. « En 1980, les filles et les femmes autochtones représentaient 9 % de toutes les victimes d’homicide de sexe féminin, comparativement à 24 % en 2015 », y est-il écrit.

La nouvelle version en ligne, plus précise, indique d’ailleurs que « les femmes et les filles autochtones représentent désormais 24 % des femmes et filles qui sont victimes d’homicide.

Dans les quatre dernières années, c’est en fait un peu moins de 6 % de toutes les victimes d’homicide du pays qui étaient des Autochtones de sexe féminin, selon les vérifications de CBC.

« Bien que nous n’ayons pas vu ce chiffre de 6 % utilisé auparavant, il semble à peu près correct. »

Karine Duhamel, directrice de la recherche de l'ENFFADA

« Ceux qui travaillent dans le domaine depuis longtemps savaient déjà cela », a déclaré Dawn Lavell-Harvard, présidente de l’Association des femmes autochtones de l’Ontario et présidente de la First Peoples House of Learning de l’Université Trent.

Ce n’est là que l’une des données mentionnées dans le rapport de l’ENFFADA qui contredisent celles recueillies par le gouvernement du Canada ou encore d’autres données figurant dans le même rapport. Dans certains cas, les notes de bas de page citent des documents gouvernementaux qui n’appuient même pas les déclarations annotées.

« On s’attend à ce que tout rapport soit exact, et c’est un vrai drame que ce type d’erreur ait été commise, car cela détournera l’attention de la bien réelle surreprésentation des femmes et des filles autochtones », a déploré Dawn Lavell-Harvard, en rappelant que leur taux d’homicide était toujours disproportionné pour un groupe qui ne représente que 2,5 % de la population canadienne.

Ces erreurs, en effet, peuvent généralement être considérées comme des détails. Elles ne changent en rien l’une des principales conclusions de l’enquête : la proportion de femmes et de filles autochtones victimes de violence et d’homicide est plus élevée que chez les femmes et les filles non autochtones.

Nous devons regarder la situation dans son ensemble. Bien qu’il y ait eu des faux pas, [l’enquête] met en lumière la réalité des femmes et des filles autochtones dans ce pays.

Sheila North, ancienne grande cheffe du Manitoba
Le rapport de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, intitulé Réclamer notre pouvoir et notre place. (Jean-François Villeneuve/Radio-Canada)
Corrections faites en catimini

Le rapport final de l’ENFFADA a été présenté au public le 3 juin et a fait grand bruit dans les médias du monde entier en dénonçant « un génocide canadien ».

Trois jours plus tard, CBC News contactait la commission d’enquête une première fois après avoir remarqué des données divergentes. Lors d’échanges qui ont duré neuf jours, la commission a reconnu une erreur, mais en a réfuté d’autres.

Lorsqu’on lui a demandé si la commission entendait reconnaître et corriger les erreurs, sa directrice des communications, Catherine Kloczkowski, a cessé de répondre.

Une semaine après la dernière communication, la commission a modifié sur son site web le lien menant au rapport, mais sans indiquer qu’il y avait eu des changements. Le lien mène maintenant à un nouveau site web comportant une version modifiée du rapport, différente de celle imprimée par Publications Canada. (Les certificats de sécurité de ces pages web semblent avoir expiré, et certains navigateurs pourraient les bloquer.)

Le document corrigé a été mis en ligne le 22 juin, soit 19 jours après la présentation publique du rapport final original. Le document non corrigé existait alors toujours sur un autre site, mais il n’y avait plus de lien vers celui-ci.

Le nouveau rapport ne contient aucun erratum ni reconnaissance de modification. Le public n’a pas été avisé du fait qu’il y a deux versions du rapport final en circulation. Et aucune mesure n’a été prise pour le réimprimer et remplacer les exemplaires physiques qui comportent des erreurs.

La commission n’a pas non plus remplacé le rapport original erroné qui a été déposé auprès de Bibliothèque et Archives Canada. Ainsi, le compte rendu officiel des conclusions de la commission contient toujours des erreurs et des contradictions.

Le premier ministre Justin Trudeau a reçu un exemplaire du rapport le 3 juin lors d’une cérémonie à Gatineau, et s’est engagé à donner suite à ses conclusions.

CBC News a récemment demandé au Cabinet du premier ministre si la commission avait déjà tenté de remplacer l’original ou de préciser que des modifications avaient été apportées. Un porte-parole a répondu : « Tout ce que je peux dire, c’est que le premier ministre en a reçu une copie lors de l’événement du 3 juin. »

De plus, la version du rapport proposée au public par le biais de la boutique en ligne Amazon reste l’originale non corrigée.

CBC a demandé la semaine dernière à la commissaire Michèle Audette si les chiffres avaient été révisés ou si la publication d’un correctif avait été envisagée. Elle n’a pas répondu.

Michèle Audette, une des commissaires de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues ou assassinées. (David Lipnowski/La Presse canadienne)
Les statistiques et le terrain

D’autres passages du rapport ont été corrigés dans la version en ligne.

Michèle Audette avait écrit dans sa préface que « les statistiques démontrent que les femmes et les filles autochtones sont douze fois plus susceptibles d’être victimes de violence que les femmes non autochtones ». C’est le tout premier chiffre cité dans le rapport.

Mais la publication de Statistique Canada Les femmes et le système de justice pénale indique plutôt qu’en 2014, « chez les Autochtones de sexe féminin, le taux de victimisation avec violence […] était 2,7 fois plus élevé que celui observé chez les non-Autochtones de sexe féminin. »

Questionnée à ce sujet en juin, Mme Audette a dit être à l’aise avec son affirmation.

« Avec cette enquête, nous étions sur le terrain, nous étions avec les familles. Parfois, nous avons pu constater que les chiffres ne correspondaient pas à la réalité sur le terrain. »

Michèle Audette, commissaire de l'ENFFADA

« Il y a des endroits où je suis allée où les enseignants me disaient : « Dans ma classe, il y a 35 enfants ou 25 ou 15, et 100 % d’entre eux, au moins une fois dans leur vie, ont subi de la violence sexuelle ou physique. » »

« C’est donc un chiffre avec lequel je suis à l’aise – c’est triste à dire – un chiffre que je peux avancer avec certitude : au moins 12 fois plus », a-t-elle persisté.

Le passage a tout de même été modifié en ligne : « Au Canada, les statistiques montrent que les femmes et les filles autochtones sont 12 fois plus susceptibles d’être assassinées ou portées disparues », est-il maintenant écrit.

Le rapport indique que cette affirmation est basée sur des chiffres présentés dans la série documentaire Taken, produite par la cinéaste anichinabée Lisa Meeches.

Il y a environ six ans, Statistique Canada a entrepris d’améliorer ses méthodes pour dénombrer les victimes autochtones. Depuis, son rapport annuel sur les homicides comprend des ventilations plus détaillées.

Les quatre rapports complets produits par l’agence fédérale depuis 2014 font état de 2381 décès par homicide au Canada, dont 655 femmes. De 2014 à 2017, 138 femmes autochtones ont été tuées et 142 accusées d’homicide. Les femmes autochtones représentaient donc 5,8 % des victimes d’homicide.

Bien que le dernier de ces quatre rapports ait été publié plus de six mois avant la publication du rapport final de la commission, celle-ci a peu utilisé les données les plus récentes.

Mme Audette a affirmé que c’était en partie dû à un manque de temps, mais aussi parce que les commissaires ne faisaient pas pleinement confiance aux statistiques : « Vous voyez que les chiffres sont très bas, mais que le taux de violence est beaucoup plus élevé. Parfois, les chiffres ne représentent pas la réalité. »

Dans sa nouvelle version, la préface de la commissaire Audette a été révisée pour faire référence aux chiffres de Statistique Canada de 2001 à 2015, qui révèlent toujours une violence disproportionnée à l’égard des femmes autochtones même si les taux ont légèrement diminué.

Cela dit, les erreurs ne doivent pas occulter la gravité de la situation, reconnaissent même les critiques de l’ENFFADA.

« L’écart entre 25 % et 6 % mérite certainement de faire l’objet de discussions, ne serait-ce que parce qu’il soulève la question suivante : Combien de femmes autochtones mortes cela prend-il pour qu’on y voie un enjeu de sécurité? »

L'ancienne commissaire Marilyn Poitras, qui a démissionné en 2017

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