Les brise-glaces polaires canadiens, entre réalisme et politique

Les flocons de neige sont éclairés par les phares d’un brise-glace naviguant dans l’Arctique. (Sam Kingsley/AFP/Getty Images)
Au moment même où trois ministres fédéraux annonçaient fièrement la construction de deux brise-glace polaires, un navire flambant neuf entrait dans les eaux canadiennes.

Si tout se passe comme prévu, l’Arvik 1 arrivera au port de Québec demain.

À lui seul, ce navire contraste avec la lourdeur et les cafouillages d’une stratégie gouvernementale mise en place en 2010 et qui n’a toujours pas accouché d’un seul nouveau brise-glace.

Les choses ont tellement tardé au Canada que l’Arvik 1 deviendra dans les prochaines semaines le brise-glace canadien le plus moderne à opérer dans l’Arctique.

Le brise-glace Arvik 1, de l’entreprise Fednav, est en route vers le Canada après avoir quitté le chantier japonais où il a été construit. (Fednav)

Fraîchement sorti d’un chantier japonais, il est la propriété de l’entreprise montréalaise Fednav, un des grands joueurs internationaux du transport maritime de vrac.

L’Arvik 1 a une mission à la fois stratégique et économique : transporter le concentré de nickel de la minière Glencore, au Nunavik, jusqu’au port de Québec.

« Le point clé est que ce navire va passer 12 mois dans des conditions arctiques, sans escorte, ce que personne d’autre n’est capable de faire au Canada », explique le PDG de Fednav, Paul Pathy.

Glencore ne peut se permettre de point de rupture dans le transport de son minerai. L’Arvik 1 lui assure une prévisibilité et une fiabilité parce qu’il peut avancer dans une glace épaisse de deux mètres.

Aucun des brise-glace de la Garde côtière canadienne n’est encore capable d’opérer en hiver dans l’Arctique.

En attendant, les brise-glaces polaires d’Ottawa n’existent que sur papier et Paul Pathy se questionne. « Nous avons conçu la solution pour notre client parce que nous partons du principe que la Garde côtière n’a pas la capacité de faire quoi que ce soit. Nous sommes pourtant une nation de l’Arctique. Est-ce normal? »

Le pont du brise-glace Arvik 1. (Fednav)

Le Canada a perdu de précieuses années en reportant la construction du Diefenbaker dont la mise à l’eau était initialement prévue pour 2017.

Stratégie navale chancelante, lobby intense des chantiers et batailles politiques régionales au sein du cabinet sont venus plomber le dossier.

Et voilà qu’Ottawa veut non pas un, mais deux brise-glace polaires identiques construits dans des chantiers différents. Quand seront-ils livrés? Pas avant 2030, si tout va bien.

Ottawa reste en mode rattrapage dans un contexte géopolitique changeant.

La Russie investit massivement dans la modernisation et l’expansion de sa flotte avec une série de brise-glaces nucléaires. Même la Chine, qui a des ambitions dans les pôles, se dote de bâtiments lui permettant de naviguer dans les glaces de l’Arctique.

Le brise-glace russe à propulsion nucléaire Arktika quitte le port de Saint-Pétersbourg. (Olga Maltseva/AFP/Getty Images)

Les Américains, qui avaient pris un sérieux retard face au Canada, mettent le pied sur l’accélérateur et prévoient entreprendre d’ici la fin de l’année la construction d’un tout nouveau brise-glace polaire qui sera livré en 2024.

Cette volonté de Washington de développer une flotte de brise-glace à la hauteur de ses prétentions maritimes explique peut-être ce changement de cap d’Ottawa de construire deux brise-glace polaires.

Après tout, le Canada doit proclamer sa souveraineté dans l’Arctique et dans le passage maritime du Nord-Ouest.

Le brise-glace Amundsen navigue dans le passage du Nord-Ouest. (The Washington Post/Getty Images)

Il est difficile de croire que la politique intérieure n’a pas joué un rôle dans cette décision, même si les ministres libéraux prétendent publiquement le contraire.

Pas plus tard qu’en décembre dernier, la Garde côtière canadienne faisait toujours allusion à la construction d’un seul brise-glace polaire dans ses présentations en interne et aux entreprises maritimes.

À quelques mois des élections, deux navires offrent la perspective de diviser le travail entre les chantiers de deux régions du pays où les libéraux veulent maintenir des sièges. Mais un élément clé pourrait déterminer la suite : le coût de ces deux brise-glace.

Le gouvernement fédéral, qui n’a jamais commandé des navires aussi imposants, refuse d’avancer un chiffre et n’offre aucun ordre de grandeur. Il répond que tout dépendra du résultat des négociations avec les chantiers.

En 2010, les coûts d’un seul navire avaient d’abord été évalués à 720 millions de dollars avant d’être révisés à 1,3 milliard de dollars en 2017.

Le prix d’un seul brise-glace polaire devrait tourner autour de deux milliards de dollars, indiquaient des sources à Radio-Canada en décembre.

Le futur brise-glace polaire de la Garde côtière canadienne. (Garde côtière canadienne)

Se pourrait-il qu’Ottawa n’ait tout simplement pas les moyens de se payer deux brise-glace polaires?

Pour Stéphane Roussel de l’École nationale d’administration publique, la question est d’autant plus pertinente qu’Ottawa commence à subir les pressions de Washington pour moderniser le système de défense d’alerte du Nord.

« On estime que cette modernisation coûtera 11 milliards de dollars. 40 % de la facture devra être payée par le Canada. Ces projets de brise-glace viennent pratiquement en concurrence. »

Le professeur fait partie des sceptiques. « Historiquement, dans les grands projets de ce genre annoncés par le gouvernement fédéral, il y en a très peu qui voient le jour. La route est encore très chaotique et incertaine. »

L’intention de construire un brise-glace polaire au chantier de la Davie permet de raviver l’espoir. Mais ce contrat est conditionnel à la conclusion des négociations visant à faire officiellement de Davie le troisième chantier de la stratégie navale fédérale.

Le gouvernement soutient que les négociations avancent rapidement. Mais des sources indiquent à Radio-Canada qu’elles sont plutôt difficiles, voire « pénibles ». Davie demande qu’Ottawa investisse dans la mise à niveau des infrastructures du chantier. Les deux parties ne s’entendent pas et seraient campées sur leurs positions.

Un employé du chantier naval Davie marche devant un bâtiment. (Marc Godbout/Radio-Canada)

Un contexte préélectoral facilitera-t-il les pourparlers? Qui de Seaspan ou de Davie s’entendra avec Ottawa en premier?

Si, pour des raisons fiscales, il ne devait y avoir qu’un seul brise-glace polaire, où sera-t-il construit?

Au Canada, l’histoire récente a prouvé qu’il y a tout un monde entre annoncer la construction de navires et leur mise en chantier.

Si jamais un premier brise-glace polaire entrait en service en 2030 au Canada, il se sera écoulé en tout 22 ans entre l’annonce du projet initial et la mise à l’eau du navire.

Combien de temps a-t-il fallu pour construire l’Arvik 1 de Fednav au Japon? Un peu moins de deux ans.

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