Donner la vie en terre inconnue, le traumatisme invisible des Inuit

Paasa Lemire a accouché de son premier enfant à Montréal. Elle aurait aimé pouvoir rester au Nunavik, mais son état de santé ne le lui permettait pas. (Photo : Paasa Lemire)

C’est l’un des moments les plus forts et aussi les plus éprouvants qu’une femme peut vivre : donner la vie.

Pour certaines mères inuit, l’épreuve est encore plus difficile à traverser lorsqu’elles doivent accoucher à plus de 1500 km de chez elles, sans leurs familles, avec du personnel médical qui ne parle pas leur langue. Des voix s’élèvent pour dénoncer les traumatismes qu’entraîne un tel voyage.

Paasa Lemire pensait donner naissance à son fils à Kuujjuaq, chez elle, au Nunavik. Sa santé en a décidé autrement. La jeune femme de 23 ans a dû aller accoucher à Montréal, car à 32 semaines de grossesse, Paasa a fait une éclampsie, un syndrome qui entraîne entre autres des convulsions.

« Les sages-femmes m’ont réservé une place dans un vol dès le lendemain. C’était un vol d’urgence, mais pas médicalisé, sur une ligne régulière », raconte la jeune Inuk, qui a ainsi pu partir avec son conjoint, Alec.

Dans son malheur, Paasa a été chanceuse. Certaines femmes inuit sont transportées dans un avion-ambulance, en urgence, et n’ont pas le droit d’être accompagnées. Si elles ne veulent pas être seules, le voyage et l’hébergement de leur accompagnateur sont à leurs frais, comme l’ont fait justement Paasa et Alec.

Le ministère de la Santé et des Services sociaux justifie ce non-accompagnement par un problème de place.

« À bord des avions-hôpitaux, cet enjeu demeure. L’ajout d’un accompagnateur peut pénaliser d’autres patients nécessitant une évacuation », dit-il.

L’isolement de certaines communautés du Nunavik les empêche d’avoir accès à une maison de naissance. Ici, la communauté de Kangiqsujuaq. (Eilís Quinn/Regard sur l’Arctique)

À leur arrivée à Montréal, certaines femmes sont accueillies par Hilah Silver, une infirmière du Centre universitaire de santé McGill (CUSM). « Sur 30 femmes que je vois, il y en a au moins une ou deux qui sont inuit », dit-elle.

Un chiffre qui pourrait sembler faible… sauf lorsqu’on regarde la proportion que les femmes inuit représentent au sein de l’ensemble des femmes québécoises.

Véritable choc culturel

Ces futures mamans vivent en fait un déracinement. Paasa, elle, reconnaît qu’elle a eu de la chance : elle parle anglais en plus de l’inuktitut, et a vécu à Montréal de sa naissance à 2 ans. Mais pour d’autres, le choc culturel est violent.

Paasa Lemire croit qu’il faudrait plus de sages-femmes inuit au Nunavik pour accompagner les futures mamans. (Photo : Paasa Lemire)

Les femmes inuit sont souvent laissées seules, à des milliers de kilomètres de leur communauté, au milieu d’allochtones qui ne parlent pas leur langue, sans compter la nourriture servie dans le Sud qui n’a rien à voir avec leurs plats traditionnels.

Paasa, bien qu’elle parle anglais, était toutefois plus à l’aise lorsqu’elle était suivie au Nunavik par une sage-femme qui parlait inuktitut. « Je me sentais bien avec elle, c’était confortable de parler ma langue », raconte-t-elle.

C’est tellement clair que la plupart des femmes ne veulent pas être là. Mais personne ne m’avait expliqué pourquoi. C’est comme accoucher dans un pays étranger pour elles.Hilah Silver, infirmière au CUSM

« Ça fait une grande différence pour une femme de parler sa propre langue, d’être prise en charge par une sage-femme inuk. Être dans nos propres communautés est plus rassurant. La femme aura des gens de sa communauté pour prendre soin d’elle », confirme Aileen Moorhouse, une sage-femme inuk qui exerce à Inukjuak.

Hilah Silver travaille en collaboration avec les Inuit pour que les solutions viennent d’eux. (Ivanoh Demers/Radio-Canada)

Kimberly Moorhouse, une autre sage-femme inuk, ajoute : « À Montréal, sans leur famille, elles se sentent seules, elles ont peur. Surtout si c’est leur premier accouchement. »

La naissance est considérée comme un événement collectif chez les Inuit, rapporte de son côté l’infirmière du CUSM Hilah Silver.

« Chaque personne dans la communauté a un rôle. En emmenant les femmes inuit à Montréal, on coupe le lien entre générations. Résultat, les femmes qui ont accouché dans le Sud ont perdu beaucoup de savoirs et de connaissances », dit-elle.

Il y a une maternité dans la communauté de Puvirnituq. (Myriam Fimbry/Radio-Canada)

Aussi, l’accouchement, d’après ce que les deux jeunes sages-femmes inuit racontent, est souvent vu comme une « maladie » dans le Sud.

La grossesse transformée en maladie
La plupart des femmes veulent accoucher naturellement, [mais dans le Sud, NDLR], on les traite comme si elles avaient une maladie. Accoucher naturellement fait partie de la vie, ce n’est pas une maladie.Aileen Moorhouse, infirmière inuk

« Elles sont obligées de donner naissance couchées sur le dos, il y a plus de pression pour l’épidurale et pour d’autres interventions chirurgicales qui ne sont pas des choses naturelles pour elles », ajoute encore l’infirmière Hilah Silver.

L’accouchement chez les Inuit est quelque chose de très collectif. Celles qui vont à Montréal pour donner la vie vivent une expérience bien différente. (Photo : Radio-Canada)

Paasa, elle, aurait aimé que sa meilleure amie coupe le cordon ombilical de son fils, comme le veut la tradition inuit. C’était impossible à Montréal. « Cela aurait fait d’elle une arnaqutik. Ça aurait voulu dire que le premier poisson que mon fils aurait pêché, le premier caribou qu’il aurait chassé, ils auraient été pour elle », raconte la jeune maman.

Les conséquences de cet éloignement forcé sont immenses, selon l’infirmière Hilah Silver. Et elles sont connues depuis bien longtemps, appuie-t-elle.

Les Inuit sont parfois transportées en urgence à bord de cet avion-hôpital. (Photo : Radio-Canada)

« Elles vivent une détresse psychologique énorme. Ce voyage a un impact physique sur elles, car elles ne mangent plus leurs plats traditionnels. À cause du stress, certaines vont boire plus, fumer plus. Cela risque de nuire à leur allaitement. Elles sont aussi plus vulnérables et certaines peuvent être recrutées par des gangs pour être travailleuses du sexe », rapporte-t-elle.

Il y a aussi des dommages collatéraux. Car celles qui ont déjà des enfants au Nunavik se retrouvent à devoir les laisser, parfois seuls, sans moyen de garde. « Nous sommes des fois obligés de placer ces enfants à la DPJ le temps de l’accouchement », dit Mme Silver.

On les amène ici, car elles sont à haut risque. On gère les risques médicaux, mais on ne considère pas les risques sociaux et émotionnels.Hilah Silver, infirmière
Des maisons de naissance pour toutes

Que faire alors?

Mmes Kimberly Moorhouse et Aileen Moorhouse plaident pour la création de maisons de naissance dans chacune des 14 communautés du Nunavik et la formation de plus de sages-femmes inuit.

« On a besoin de nos propres maisons de naissance, où on peut se sentir à la maison, dans un endroit sûr », insiste l’infirmière inuk Kimberly Moorhouse.

Les enfants sont très importants dans la société inuit. (Beatrice Deer/Radio-Canada)

Le ministère de la Santé et des Services sociaux souligne que des efforts ont été faits en ce sens dans les communautés les plus densément peuplées. Actuellement, il y a des maisons de naissance dans 4 des 14 communautés du Nunavik.

« Toutes ces conditions essentielles à un accouchement sécuritaire en région isolée ne sont pas présentes dans les villages de plus faible densité de population, où l’organisation des soins est différente et axée sur la consultation à distance », explique-t-on.

L’installation d’une maternité à Inukjuak a changé beaucoup de choses, selon les deux sages-femmes inuit. Cela permet que les enfants ne soient pas seuls et cela évite des situations de violences conjugales.

« L’accouchement dans la communauté renforce la relation et change la dynamique familiale », disait Kimberly Moorhouse dans une publication de l’Université McGill, il y a quelques mois.

Un projet en cours

L’infirmière Hilah Silver travaille justement sur un projet de recherche actif, qui a pour but de trouver de véritables solutions, pour limiter au maximum ces transferts du Nunavik vers le sud de la province.

Les femmes enceintes du Nunavik tiennent à accoucher sur leur territoire. (Nathan Denette/La Presse canadienne)

Son projet, qui est aussi le nom de sa thèse, s’intitule Decolonizing birth with Nunavik woman. Elle se demande comment on peut donner naissance de la bonne manière, comment soutenir les familles en respectant leur culture et leur vision et comment essayer de maintenir le plus possible les accouchements dans le Nord.

Ses conclusions rejoignent les demandes exprimées par les deux sages-femmes inuit.

La communauté souhaiterait aussi une maison de famille à Montréal, qui donnerait aux Inuit un plus grand sentiment d’avoir un « chez soi », un programme de service intégré en périnatalité et petite enfance et la présence d’une sage-femme inuit à Montréal.

En attendant, Paasa est retournée à Kuujjuaq avec son nouveau-né. Elle espère déjà que son deuxième enfant pourra naître sur ses terres. Et que les premiers mots qu’il entendra seront prononcés en inuktitut.

Cet article a été réalisé en complément de la diffusion de l’émission Enquête du 23 septembre, « On m’a volé ma fertilité ». Un second article suivra et portera sur la nouvelle clinique de périnatalité, la Clinique Minowé (mot algonquin qui signifie être en santé) située au Centre d’amitié autochtone de Val-d’Or.

Delphine Jung, Radio-Canada

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