Atiqput, un recueil de photographies pour « décoloniser les archives »

Le livre « Atiqput : Inuit Oral History and Project Naming » collige des photographies d’archives d’Inuit des quatre coins du Nord canadien et découle d’un vaste projet d’identification. Cette photographie en noir et blanc montre Joe Ulurksit et sa femme, Gemma, près de Kugluktuk, en 1949. (Richard Harrington/Bibliothèque et Archives Canada)
Les presses des universités McGill et Queen’s ont lancé mercredi le recueil Atiqput : Inuit Oral History and Project Naming qui collige des photographies d’archives d’Inuit des quatre coins du Nord canadien. Son objectif? Identifier les visages inuit au cœur des photographies, et réécrire leurs descriptions de manière plus culturellement adaptée.

Une large fissure s’est formée dans la banquise près de Taloyoak, au Nunavut, barrant visiblement la route d’un homme et de ses qimmiit, ses chiens de traîneau, dans la toundra. Résolu à poursuivre son chemin, le chasseur s’active à faire passer ses compagnons de l’autre côté de la crevasse. L’opération est risquée. Un seul faux pas, et l’homme risque de perdre un membre de son convoi.

D’une main, il saisit la corde qui relie le harnais de l’un de ses qimmiit à son qamutik, son traîneau de bois, et il se donne un vif élan. Le chien s’élance et déploie ses pattes vers l’autre côté de la fissure, suspendu au-dessus de l’eau le temps d’une fraction de seconde.

À cet instant précis, le photographe Richard Harrington appuie sur l’obturateur de son appareil et cristallise cette scène, en monochrome.

Le chasseur Phillip Napacherkadiak aide son attelage de chiens de traîneau à sauter au-dessus d’une crevasse dans la banquise, près de Taloyoak, en 1949-1950. (Richard Harrington/Bibliothèque et Archives Canada)

L’homme sur le cliché se nomme Phillip Napacherkadiak. À l’époque, la description retenue dans les archives nationales ne donnait pas son identité. Or, en 2002, un projet orchestré conjointement par Bibliothèque et Archives Canada, le programme collégial Nunavut Sivuniksavut et le gouvernement du Nunavut a permis de l’identifier.

Le livre Atiqput : Inuit Oral History and Project Naming, lancé mercredi, est l’aboutissement de ce partenariat.

En inuktitut, atiqptut signifie « nos histoires ». « Nommer est très important dans notre culture inuit, donc [le livre] célèbre en quelque sorte cette pratique », souligne l’une des quatre coautrices, Deborah Kigjugalik Webster, une chercheuse en patrimoine inuit.

Plusieurs chapitres du livre, rédigés par des aînés, s’intéressent d’ailleurs à l’importance de cette tradition dans la culture inuit. Les aînés y décrivent des souvenirs et histoires personnelles éveillées par ces photographies d’époque. Parmi ces aînés figurent Sally Kate Webster, Manitok Thompson et Piita Irniq.

Selon la chercheuse, originaire de la communauté de Baker Lake, au Nunavut, le recueil s’adresse à « tous les résidents du Nord qui s’intéressent aux pratiques d’attribution de noms », dont des étudiants. Elle espère d’ailleurs qu’il sera utilisé dans des écoles.

La couverture du livre « Atiqput : Inuit Oral History and Project Naming » publié par les presses des universités McGill et Queen’s. (McGill/Queen’s University Press)
Identifier des visages inconnus

Le projet Un visage, un nom, qui a mené au livre, a commencé avec la numérisation d’environ 500 clichés du fonds Richard Harrington. Le photographe a immortalisé plusieurs familles inuit du Grand Nord au milieu du XXe siècle.

La collection regroupait principalement des portraits individuels et des scènes de la vie quotidienne de familles de Kugluktuk, de Gjoa Haven, d’Igloolik et de l’ancienne communauté de Padlei, dans la région de Kivalliq.

Avec l’aide d’étudiants du collège Nunavut Sivuniksavut, à Ottawa, les responsables du projet sont par la suite parvenus à retracer les noms d’environ les trois quarts des personnes figurant sur ces images.

Un étudiant du collège Nunavut Sivuniksavut d’Ottawa, Tommy Akulukjuk, trie des photographies appartenant à Bibliothèque et Archives Canada en 2002. (Nunavut Sivuniksavuk/McGill-Queen’s University Press)

« Les étudiants ont apporté [les photographies] dans leurs communautés durant leur congé de Noël pour les montrer à des aînés », explique la gestionnaire principale de projet pour Bibliothèque et Archives Canada et coautrice du livre, Beth Greenhorn.

« Ils sont revenus avec un certain nombre d’informations, de noms, d’histoires et de détails sur les événements liés aux personnes illustrées sur les photos », poursuit celle qui a coordonné le projet à ses balbutiements, il y a environ 20 ans.

Le projet a par la suite été étendu à d’autres communautés du Nord canadien puis, en 2015, à des photographies d’archives de Métis et de membres de Premières Nations d’un peu partout au pays.

Le résultat de ce travail de numérisation et d’identification est aujourd’hui accessible sur le site web de Bibliothèque et Archives Canada.

L’aînée Eva Muyunaganiak (à gauche), la résidente d’Arviat Louisa Gibbons (au centre) et l’aînée Mary Ayaq (à droite) tentent d’identifier des personnes sur des images d’archives, à Ottawa, en 2012. (David Know/McGill-Queen’s University Press)
« Décoloniser les archives »

La doyenne adjointe de la recherche et de l’international à l’Université Carleton, à Ottawa, Carol Payne, est aussi coautrice du livre Atiqput : Inuit Oral History and Project Naming.

Derrière le travail exhaustif de recherche qui en découle, l’idée a surtout été de commencer graduellement à « décoloniser les archives », explique-t-elle.

À l’époque, les archivistes ne modifiaient jamais un titre original [même s]’il était insultant, raciste ou incorrect.Carol Payne, coautrice et doyenne adjointe à l’Université Carleton

Elle ajoute que l’identité des personnes non inuit figurant sur les photographies comme des agents de la Gendarmerie royale du Canada ou des missionnaires était la plupart du temps précisée dans les titres et les descriptions des images d’archives.

Les gendarmes spéciaux de la Gendarmerie royale du Canada, le gend. McLaughlin et le gend. Marchbank (à droite) sur un navire de patrouille de l’Arctique de l’Est. Parmi les trois Inuit figurant sur cette photographie datant de 1944, un seul a pu être identifié. Il s’agit de Muusa, au centre. (NWT Archives/Kirk Family Fonds/N-2005-001:0249)

« Esquimau », « Homme inuk » : tels étaient, à l’inverse, certains des termes retenus pour identifier des Inuit lorsqu’ils étaient photographiés.

« C’était très irrespectueux », déplore Carol Payne. « Ajouter leurs noms a donc été une manière de reconnaître leur existence et de la respecter. »

Les coautrices s’entendent pour dire qu’il faudra des années avant que les photographies et les documents de Bibliothèque et Archives Canada soient passés au peigne fin pour en extirper leurs termes coloniaux.

Matisse Harvey, Radio-Canada

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