Former des travailleurs sociaux inuit dans le Grand Nord canadien, un enjeu culturel et social

Le Collège de l’Arctique du Nunavut offre depuis près de 40 ans le programme de travail social, dont l’objectif est de former plus de travailleurs sociaux inuit. Sur cette photo, la professeure Sheila Higdon et l’étudiante Carmen Roswell. (Matisse Harvey/Radio-Canada)
Chaque année, un peu moins d’une dizaine d’étudiants terminent le programme de travail social du Collège de l’Arctique du Nunavut. Bien que peu nombreux, cette poignée de diplômés donne l’espoir de pallier un jour le manque de travailleurs sociaux inuit dans le territoire, une lacune mise en lumière dans un récent rapport de la vérificatrice générale du Canada.

Carmen Roswell a hésité pendant plusieurs années avant d’envisager une carrière en travail social. « Il y a beaucoup de stigmatisation entourant cette profession. Il a été en quelque sorte difficile pour moi de commencer ce programme parce qu’on entend de nombreux commentaires négatifs sur les travailleurs sociaux », dit-elle.

« Chaque fois que je dis à quelqu’un que je fais cette formation, ils me répondent : « Vas-tu nous enlever nos enfants, maintenant? » », relate Carmen Roswell. « Les gens plaisantent souvent, mais c’est une mauvaise blague. »

Son désir de venir en aide à des jeunes a cependant pris le dessus et l’étudiante originaire de Kinngait, dans l’est du territoire, s’est résolue à soumettre sa candidature. Elle vient de terminer sa première année, soit la moitié de la formation. « C’est difficile, mais j’ai toujours l’ambition de rester dans ce domaine », ajoute-t-elle.

Carmen Roswell explique qu’il y a encore de nombreux tabous entourant la profession de travailleuse sociale. (Matisse Harvey/Radio-Canada)
Pallier le manque de travailleurs sociaux inuit

Créé il y a près de 40 ans, le programme de travail social est offert à Arviat ainsi qu’en alternance à Iqaluit et à Rankin Inlet. Dans le passé, il a aussi été enseigné à Cambridge Bay, et depuis plus récemment, le Collège de l’Arctique du Nunavut délivre également un baccalauréat en travail social en partenariat avec l’Université Memorial de Terre-Neuve-et-Labrador. L’objectif est surtout de permettre aux finissants d’obtenir des postes de gestion ou d’enseignement.

Le bâtiment principal du Collège de l’Arctique du Nunavut, à Iqaluit. (Matisse Harvey/Radio-Canada)

L’instructrice Sheila Higdon a travaillé pendant près de 10 ans comme travailleuse sociale à Iqaluit avant de se tourner vers l’enseignement. Elle croit que cette formation est réellement pertinente dans un contexte où le territoire fait face à un manque criant de travailleurs sociaux inuit.

Selon le rapport de la vérificatrice générale du Canada, rendu public le 30 mai, seulement 14 des 47 postes de travailleuses et travailleurs des services sociaux et communautaires permanents et occasionnels étaient occupés par des Inuit, à la fin de mai 2022.

« En tant que non-Autochtone, j’ai constaté que je devais travailler très fort pour me renseigner sur l’histoire passée des peuples autochtones. Je m’appuyais souvent sur mes collègues inuit et sur les clients pour m’expliquer l’histoire et les traumatismes [liés au colonialisme] », raconte Sheila Higdon.

La professeure Sheila Higdon, lors d’un cours du programme de travail social, à Iqaluit, le 2 juin. (Matisse Harvey/Radio-Canada)
Sensibilité culturelle

Pour Carmen Roswell, il ne fait aucun doute que sa connaissance de la culture inuit est un atout sur le terrain. « Je parle couramment l’inuktitut [et] c’est un grand avantage », soutient-elle.

Durant son stage, sa maîtrise de cette langue lui a permis de gagner plus facilement la confiance de clients. « C’est très important, car vous ne pouvez pas aller très loin si vous ne bâtissez pas une bonne relation avec les clients. »

Pour d’autres étudiantes, comme Emily Okalik, originaire de Rankin Inlet, le programme de formation fait même œuvre utile. « Il m’a permis d’apprendre à aimer mes parents un peu plus qu’avant et à m’aimer davantage », confie-t-elle.

« [Mes parents] ont grandi dans un mode de vie traditionnel, mais les choses ont dégénéré lorsque l’alcool a fait son apparition dans la famille », dit Emily Okalik. « Après avoir commencé le programme et réalisé tant de choses sur moi et mes parents, ce qu’ils ont traversé, comment ils nous ont élevés […] j’ai réalisé que ma mère n’était pas aussi dure avec moi que ses parents l’avaient été avec elle. »

Emily Okalik explique que cela lui a permis de mieux saisir quelles retombées les traumatismes intergénérationnels ont eues sur sa propre famille et comment elles affectent encore de nombreux Nunavummiut. Ultimement, cette compréhension des contextes culturel et historique lui donne une longueur d’avance sur des travailleurs sociaux qui viennent de s’établir au Nunavut, assure-t-elle.

J’ai compris que mes parents n’avaient pas eu la chance d’apprendre comment devenir parents et cela m’a permis de cesser de ressentir une grande colère.Emily Okalik, étudiante, Programme de travail social
Emily Okalik vient de terminer sa première année dans le programme de travail social du Collège de l’Arctique du Nunavut. (Emily Okalik)
Le défi des relations duelles

Si la connaissance de la culture est un grand atout pour les travailleurs sociaux inuit, la proximité avec les communautés s’impose parfois comme un défi, surtout lorsqu’ils entretiennent des relations duelles avec les clients. Cette situation survient quand le travailleur social et le client entretiennent un lien à la fois professionnel et personnel.

« Je pense qu’il est toujours déroutant de savoir que tu t’apprêtes à travailler avec des gens que tu connais », affirme Carmen Roswell. « Durant mon stage, j’ai récemment dû intervenir avec des gens avec qui j’avais grandi et ça a été difficile. »

Sheila Higdon affirme d’ailleurs que le défi des relations duelles freine de nombreuses personnes à envisager une carrière en travail social. Elle indique que le programme tente de répondre à cette question, en incitant les étudiants à « imposer leurs limites » et à signaler à leur employeur lorsqu’ils se retrouvent dans une position de conflit d’intérêts.

Malgré ce défi, elle croit que les finissants du programme font une grande différence. « Ils sont notre voix pour démolir les stéréotypes sur le travail social. »

« Nous avons besoin d’eux », conclut-elle.

Matisse Harvey, Radio-Canada

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