Ours polaire : Kuujjuaq à deux doigts du désastre
Le 30 janvier dernier, un ours polaire a pour la première fois pénétré dans le village nordique de Kuujjuaq, au Nunavik, causant l’émoi et la peur chez les quelques résidents qui ont rencontré l’animal, dont Richard et Willie Gordon.
C’est une fin d’après-midi de janvier tout à fait ordinaire pour Richard Gordon. Le soleil s’est couché depuis un moment déjà, comme c’est le cas à cette période de l’année au Nunavik. Peu avant 17 h, il quitte son domicile à pied pour aller chercher son fils à la garderie, à quelques centaines de mètres de là.
Richard est bien emmitouflé dans son parka et n’entend pas directement sa voisine qui lui crie quelque chose par la fenêtre. Il retire son capuchon et tend l’oreille.
«Il y a un ours polaire! Attention!», lui dit-elle.
Pendant une seconde, il est difficile pour Richard de bien réaliser ce qui se passe. Jamais un ours n’a été vu dans le périmètre de Kuujjuaq, qui est éloigné de la mer, donc du territoire habituel de l’animal.
Je me suis tourné, et j’ai vu l’ours en train de poursuivre une personne […] J’étais au milieu de la rue, et j’ai vu mon voisin monter les escaliers et rentrer chez lui en courant.
– Richard Gordon, résident de Kuujjuaq
L’homme chassé a à peine eu le temps de rentrer dans sa maison. La rambarde de son balcon a ralenti l’ours dans sa course.
En voyant que sa proie est maintenant hors de portée, l’animal se tourne et change de cible. Il commence à marcher vers Richard, qui prend aussitôt la fuite en direction de chez lui.
Une cinquantaine de mètres le sépare de sa porte.
«Je ne devais pas courir, mais je n’ai pas pu m’en empêcher. J’ai monté les marches et j’ai pu rentrer en criant à mes parents qu’il y avait un ours», raconte le jeune père de famille.
L’ours est arrivé en courant, il a monté les escaliers et a poussé la porte pour rentrer.
– Richard Gordon, résident de Kuujjuaq
Richard se met alors contre la porte et pousse de toutes ses forces pour empêcher l’animal de rentrer à son tour. Son père, Willie, accourt pour lui donner un coup de main.
À deux, le cœur palpitant et l’esprit dans tous les sens, ils réussissent à empêcher l’animal de franchir la porte.
«On a entendu ensuite de gros bruits de pas dans les escaliers. L’ours est descendu et est allé regarder par les fenêtres plus bas. Mon père est allé voir et est tombé nez à nez avec l’ours! C’était fou […] Heureusement, je n’avais pas mon fils avec moi», se remémore-t-il.
L’ours poursuit alors sa course dans la rue. Il est abattu par un chasseur un peu plus loin. La communauté n’étant pas équipée pour déplacer ce genre de prédateur de manière sécuritaire, le tuer était la seule solution à ce moment-là pour protéger les résidents.
Cette rencontre, possiblement dramatique, aura assurément marqué les deux Kuujjuamiut. Willie Gordon, qui possède un chalet près de Kuujjuaq, indique qu’il est devenu un peu plus craintif lors de ses sorties dans la toundra.
Quand je sors la nuit pour mettre de l’essence dans la génératrice, j’ai maintenant peur qu’il y ait un ours! Ce n’était pas comme ça avant. On savait qu’il y avait des loups et des renards, mais pas d’ours.
– Willie Gordon, résident de Kuujjuaq
Comme de nombreux résidents, Willie Gordon a maintenant développé le réflexe de s’armer avant de s’aventurer hors du village.
Une présence rare
Il est difficile d’expliquer la présence de cet ours près de Kuujjuaq, selon le chercheur et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en biodiversité nordique, Dominique Berteaux.
L’événement s’inscrit toutefois dans une tendance, observée ailleurs au pays, où des ours s’aventurent près des villages par manque de banquise adéquate pour la chasse.
Les ours sont des animaux qui dépendent de la banquise pour se nourrir. L’hiver, ils circulent sur la mer gelée pour y chasser des phoques, qui est leur principale source de nourriture.
Si la glace tarde à se former, si la banquise n’est pas présente, c’est là qu’ils ont tendance à rester à terre et à vagabonder, à essayer de trouver de la nourriture. C’est là qu’on peut en voir plus près des communautés.
– Dominique Berteaux, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en biodiversité nordique
«Toute leur vie tourne autour de la banquise. Dès qu’il y a un changement dans la banquise, il y a un changement dans le comportement des ours, qui peuvent parfois les rendre plus présents dans les communautés», ajoute l’enseignant et chercheur.
Une projection peu reluisante
Le risque de voir davantage d’ours s’aventurer près des communautés est bien réel dans le contexte des changements climatiques, selon Dominique Berteaux.
Au fil des décennies, à mesure du réchauffement des mers, ces grands mammifères devraient avoir de moins en moins de banquises pour chasser.
Il y pourrait alors y avoir une période transitoire, où il est possible que plus d’ours s’aventurent près des communautés en recherche de nourriture.
La baie d’Ungava et le Nunavik étant au sud de son aire de répartition, il est malheureusement probable que l’ours blanc ne soit éventuellement plus présent sur le territoire à un certain moment.
Ils vont rester à terre, jeûner plus longtemps. Les conditions vont être moins bonnes pour la reproduction, surtout des femelles, la «population va s’affaiblir. Ils vont rester à terre s’ils ne peuvent plus aller en mer», explique le scientifique.
Malgré ce pronostic peu reluisant, les ours continueront pour un bon moment de faire partie du paysage du Nord-du-Québec. L’événement de Kuujjuaq rappelle l’importance pour les communautés de bien se préparer à ce genre d’intrusion, qui risque de se reproduire plus fréquemment à l’avenir.
À lire aussi :