Dès l’enfance renouer avec ses racines inuites dans la capitale du Canada
En 10 ans, la population inuite vivant en milieu urbain a connu une croissance de près de 62 %. C’est Ottawa-Gatineau qui en accueille le plus. On y trouve des centres où des services sont culturellement adaptés. Mais selon la Ville d’Ottawa, il n’y a pas assez de ressources pour les parents. Reportage au Centre des enfants inuits d’Ottawa où la culture et la langue inuites sont au cœur de l’apprentissage.
« Una Piiruk! » Quand Bruce Kigutak demande à une petite fille d’enlever son chandail rose, c’est en inuktitut, la langue inuite, qu’elle formule sa requête. Dans la garderie et la maternelle du Centre des enfants inuits d’Ottawa, l’inuktitut est omniprésent.
Dans les conversations, mais aussi sur les murs où sont accrochés des petits cartons avec des mots en anglais et en inuktitut, y compris en écriture syllabique.
Depuis 12 ans, le Centre offre plusieurs programmes pour valoriser la culture et la langue inuites, mais aussi pour aider les familles présentes en ville.
Les parents nous ont indiqué l’environnement dans lequel ils voulaient que leurs enfants grandissent: un environnement sécuritaire où l’on célèbre l’héritage et la culture inuits. C’est la clé de notre succès. – Karen Baker-Anderson, directrice du Centre des enfants inuits d’Ottawa
Ici, les enfants lisent des livres en inuktitut avec des personnages qui leur ressemblent et jouent avec des animaux présents dans le Nord: doudous baleines, bélugas, phoques, poupées portant un amautiq, le manteau avec une large capuche pour installer les bébés ou encore avec un qilautik, un tambour joué par les Inuits.
Autant de choses qui permettent aux enfants de s’identifier.
C’est important, car beaucoup de ces enfants n’ont pas l’expérience de vivre dans le Nord. J’aime leur enseigner et leur apprendre l’inuktitut. -Bruce Kigutak, enseignante culturelle
Bruce Kigutak sait de quoi elle parle. À 11 ans, elle a déménagé dans le Sud et a presque perdu sa langue. Quand elle rentrait chez elle, elle parlait un inuktitut si mauvais que sa famille ne pouvait la comprendre. Désormais, elle l’enseigne.
Se comprendre
L’apprentissage va au-delà de la langue. La culture et l’histoire sont aussi prédominantes et tous les professeurs doivent les connaître même si la base est le programme régulier ontarien.
« On suit le même programme que l’on peut trouver dans les autres écoles de l’Ontario, mais avec cette composante culturelle. Cela leur donne un sens de l’identité, c’est incroyablement important pour eux », explique l’enseignante en maternelle de la Commission scolaire du district d’Ottawa-Carleton, Lisa Richards.
On fait le plus possible pour que ces enfants aient un bon départ, un départ qui célèbre qui ils sont, un départ avec des gens autour d’eux qui croient en eux et qui croient en la force, la résilience et la beauté de leur culture. – Karen Baker-Anderson, directrice du Centre des enfants inuits d’Ottawa
« Ajungii Dylan ». Beau travail Dylan. Bruce félicite le petit garçon pour son écriture. Pour les parents, ce centre est presque un soulagement. Dans les conversations revient souvent le terme sécuritaire, un endroit sécuritaire pour les enfants, qu’ils se sentent entourés par des gens qui les comprennent et leur ressemblent.
Je voulais que mes enfants, même ici dans le Sud, sachent qui nous sommes et d’où nous venons. Ici, on est entouré d’Inuits, c’est un grand avantage car je ne parle pas beaucoup inuktitut à la maison puisque le papa n’est pas inuit. – Joe Akavak, mère de famille
Le coût de la culture
Un tel centre à un coût 90 dollars par jour par enfant. Mais, intervient la directrice, « il y a une raison. On a un adulte de plus dans la pièce pour la culture. On doit créer le matériel culturel, car on ne peut pas aller au Walmart et acheter une affiche en inuktitut. On doit aussi faire venir des CD de musique puis il y a la nourriture qui provient du Nord ».
Une fois par semaine, les enfants peuvent manger de l’omble chevalier ou encore du caribou, de la nourriture du Nord. Encore un moyen d’être connecté à leur culture.
Quasiment toutes les familles reçoivent des subventions et malgré ce coût, la liste d’attente est longue: 40 enfants attendent une place.
Il y a un énorme besoin et on aimerait avoir plus de places car il n’y a rien de pire que de dire: « désolée, on n’a pas de place pour ton enfant ». On ne peut pas leur dire d’aller dans un autre centre pour enfants, ils n’auront pas la même expérience. Ça fait mal au cœur de refuser. – Karen Baker-Anderson, directrice du Centre des enfants inuits d’Ottawa
Dans le bâtiment adjacent, deux petites filles improvisent avec, visiblement, beaucoup de plaisir un chant de gorge. Ici, les enfants sont là pour quelques heures ou une demi-journée, le temps que leurs parents travaillent ou aillent en cours. En tout, le centre accueille plus de 120 enfants et jeunes chaque jour.
Adolescents et adultes
Les programmes ne se limitent pas aux enfants. Il y en a aussi pour les adolescents: soutien individuel, conférences, rencontres. « Des intervenants vont dans les écoles pour présenter la culture et l’histoire inuites aux étudiants. Et les étudiants inuits sont fiers de partager leur culture, mais aussi de casser les préjugés », explique la coordonnatrice du soutien aux étudiants, Kayla Power.
Carmen Barrieau, l’assistante exécutive du centre, hoche la tête. Arrivée d’Iqaluit à 14 ans, elle aurait aimé avoir de telles ressources.
Je ne serais pas passée par où je suis passée quand j’étais adolescente si j’avais connu le centre. Je n’ai pas eu de bonnes expériences et l’une des raisons, c’est parce que j’ai perdu ma culture. Je me sentais perdue dans cette grande ville. C’est important que les gens restent connectés à leur communauté. – Carmen Barrieau
Les adultes ne sont pas en reste. Ils peuvent prendre des cours d’inuktitut, participer à un cercle de thérapie où ils peuvent discuter librement, guidé par un aîné, ou encore se faire aider pour divers papiers administratifs. Parfois, ils partent camper, près d’un lac gelé, pour revivre, si l’on peut dire, un peu du Nord. Et bien sûr, ils partagent des repas ensemble.
Consciente que dans la culture inuite, « on ne peut pas séparer l’enfant de la famille, », le centre, explique Karen Baker-Anderson, supporte tout le monde. « On ne juge pas, on guide, on aide et on est là où il y a des besoins. »
La solitude, les dépendances, l’itinérance sont quelques-unes des problématiques rencontrées par les adultes, mais il y a aussi le système dans lequel il faut évoluer dans cette grande ville où les gens ne se connaissent pas.
Reepa Evic Carleton revient d’une rencontre avec une mère qui semble avoir des problèmes pour s’adapter au système judiciaire. Elle fait aussi des ateliers de compétences parentales, basés sur l’Inunnguiniq, un programme développé au Nunavut et basé sur les forces de la culture inuite.
On parle du passé et les gens commencent à comprendre qu’il faut passer par cela pour savoir quand ils ont commencé à se perdre, à être confus dans leur vie. Et après, certains savent ce qu’il faut faire pour changer de vie ». En se retrouvant, on peut aller de l’avant, est convaincue Reepa.
Vous ne pouvez pas faire partie de ce monde si vous ne savez pas réellement qui vous êtes. Vous avez besoin de le savoir pour avoir confiance en vous-même et pour contribuer à la société. – Reepa Evic Carleton, intervenant pour le programme parental Inunnguiniq
Et selon la directrice du centre, Karen Baker-Anderson, les programmes ont fait leur preuve. « De nombreuses personnes sont retournées au travail, à l’école car ils ont trouvé un endroit où ils pouvaient laisser leur enfant, mais aussi trouver des services pour toute la famille ».