Abus sexuels dans l’Arctique canadien : la suspension des accusations contre un prêtre français dénoncée

Johannes Rivoire est arrivé au Nunavut dans les années 60 et il est reparti en France en 1993. (Lieve Halsberghe)
Le gouvernement du Canada a discrètement suspendu le mandat d’arrêt contre un prêtre oblat français accusé d’avoir abusé des enfants au Nunavut, dans l’est de l’Arctique canadien, ont révélé des documents obtenus par CBC par le biais de la Loi sur l’accès à l’information. La famille des victimes autochtones et les politiciens dénoncent l’abandon d’Ottawa.

Depuis près de deux décennies, les habitants du Nunavut réclament l’extradition du père Johannes Rivoire, prêtre dans la congrégation religieuse des Oblats, actuellement en France.

Il a été prêtre dans bon nombre de communautés du nord à partir des années 60 et faisait face à trois chefs d’accusation liés au sexe en lien avec son séjour à Naujaat et à Rankin Inlet.

Mais il semble que maintenant le Canada a abandonné l’idée de poursuivre en justice Johannes Rivoire en France.

« C’est vraiment répugnant », réagit Theresie Tungilik, dont le frère cadet, Marius Tungilik, était l’une des victimes présumées de Johannes Rivoire.

« Je pense qu’il faut être sans coeur pour faire une chose pareille. »

Theresie Tungilik

Marius était « un enfant vraiment heureux », raconte-t-elle. Mais les abus l’ont changé. Une fois adulte, il s’est mis à boire beaucoup et sa famille ne comprenait pas ses humeurs changeantes.

« Il a beaucoup manqué d’amour, car il a dû se cacher pendant longtemps et garder ce secret », poursuit-elle.

Le Canada ne confirmera pas l’ordonnance d’extradition

Le Service des poursuites pénales du Canada (SPPC) a assuré à CBC, le radiodiffuseur d’État anglophone, qu’une évaluation de l’affaire Johannes Rivoire effectuée en 2014 avait conclu qu’il n’y avait plus de possibilité raisonnable d’être condamné pour les accusations.

Le SPPC, qui présente des demandes d’extradition au ministère canadien de la Justice au nom du Nunavut, a poursuivi en déclarant que « la poursuite des procédures n’était plus dans l’intérêt public. »

La Gendarmerie royale du Canada (GRC) a diffusé un mandat contre Rivoire en 1998, cinq ans après le retour du prêtre en France. Le ministère de la Justice et le SPPC refusent tous deux de dire si le Canada a déjà demandé l’extradition.

Piita Irniq se dit en colère et frustré du fait que le gouvernement canadien ait suspendu les accusations contre le père Rivoire. (Elyse Skura/Radio-Canada)
« Le système a échoué »

Avec la suspension des accusations, Theresie Tungilik craint que les victimes soient privées de leur seule chance de retrouver une certaine « paix » intérieure.

Ancien politicien du Nunavut et ami de Marius Tungilik, Piita Irniq est du même avis.

« Le système a échoué », commente-t-il.

« Le gouvernement du Canada nous a terriblement déçus, nous, les Inuits »

Piita Irniq

« Ils auraient dû nous aider. Ils auraient dû être notre voix. Ils auraient dû parler au gouvernement français et obtenir l’extradition de cet homme vers le Canada afin qu’il puisse faire face à sa justice ici au Canada », explique-t-il.

Piita Irniq, à gauche, et son ami Marius Tungilik lors d’un voyage. (Courtoisie de Piita Irniq)

Selon le mandat contre Rivoire, des victimes – trois hommes et une femme – se sont présentées à la GRC, mais Piita Irniq pense qu’il y en aurait d’autres qui restent silencieuses ou qui sont mortes sans jamais avoir révélé ce qu’il leur était arrivé.

« Un procès leur aurait donné le courage de parler. Ça leur aurait donné l’occasion de dire au monde ce qui leur est arrivé », affirme M. Irniq

Une pression politique accrue

Dans les mois qui ont précédé la suspension des poursuites, le gouvernement du Canada a dû faire face à de nouvelles pressions pour intenter des poursuites.

Un autre prêtre de la congrégation des Oblats, Eric Dejaeger a été extradé de la Belgique vers le Nunavut où il a subi son procès et été condamné à 5 ans de prison.

Encouragés par cette peine, des militants au Canada et à l’étranger ont appelé à des actions similaires avec Rivoire, en menant des campagnes et diffusant des pétitions.

De plus, des politiciens au niveau local et fédéral ont également tenté d’exercer leur influence.

Puis en 2017, le sénateur conservateur Dennis Patterson a envoyé une lettre à Jody Wilson-Raybould, alors ministre de la Justice, et au Sénat, il a soulevé la question de savoir si une demande d’extradition avait été envoyée.

Tous ces efforts ont été contrecarrés.

Le gouvernement a refusé de répondre, invoquant le secret professionnel qui lie l’avocat à son client, et la confidentialité des communications entre les États.

Trois mois après la question de Dennis Patterson au Sénat, le mandat a été suspendu.

« La Couronne suspend les accusations contre M. Rivoire le 17 octobre 2017 », écrit un employé du Service des poursuites pénales du Canada dans un courriel obtenu par CBC en vertu de la Loi sur l’accès à l’information.

« Il ne fait désormais plus l’objet d’un mandat d’arrêt au Canada », peut-on aussi lire.

D’autres courriels montre que le SPPC a choisi de ne pas faire de communiqué à ce moment-là, ce qui a fait en sorte que des résidents du Nunavut – y compris l’ancien premier ministre Paul Quassa – ont continué à réclamer l’extradition de Johannes Rivoire, même un an après cette décision.

Le père Johannes Rivoire « n’a jamais fait l’objet d’un procès au Canada pour ses crimes présumés », avait écrit M. Quassa dans une lettre adressée au premier ministre Justin Trudeau en janvier 2018. « Ce fait pèse lourdement dans l’esprit de ceux qui l’ont accusé, ainsi que leurs amis et leurs familles. »

Jugé en France?

Maintenant octogénaire, le père Rivoire est toujours vivant. Il vit dans une congrégation des Oblats à Strasbourg, dans l’est de la France.

Le SPPC a refusé de répondre à la question de savoir si l’âge avancé du père Rivoire avait été pris en compte dans la décision. Le fait que la loi française interdise l’extradition de ses citoyens complique encore la situation. Donc, au mieux, le père Rivoire pourrait être jugé en France.

Piita Irniq assure sans détour qu’il est temps que la France décide si héberger des pédophiles présumés est la bonne chose à faire.

« La France cache cet homme… ils devraient juste le renvoyer du pays et le ramener ici au Canada », croit-il.

La question de l’extradition des ressortissants entre la France et le Canada – notamment la différence entre la quantité de preuves requise pour chaque pays – a été au coeur de controverses ces dernières années.

Hassan Diab, un universitaire d’Ottawa extradé en 2014 du Canada vers la France, en est un exemple.

Marius Tungilik à Iqaluit, peu de temps avant sa mort en 2012. (Courtoisie de Piita Irniq)

En juin 2011, le juge de la Cour supérieure de l’Ontario Robert Maranger avait autorisé l’extradition de Diab, et ce, même s’il reconnaissait que les preuves contre l’homme n’étaient pas très solides.

Hassan Diab exige maintenant que les lois canadiennes sur l’extradition soient réformées.

Le souvenir de Marius Tungilik perdure

Marius Tungilik est mort en 2012, à l’âge de 55 ans, sans connaître la fin de cette affaire.

« Au moment de sa mort, j’ai pointé du doigt l’Église », dit Theresie Tungilik en larmes. « Car personne d’autre n’aurait pu le tuer si tôt. »

Le sénateur Dennis Patterson pense que les habitants du Nunavut, en particulier les victimes présumées et leurs familles, méritent d’en savoir plus sur cette décision.

« Je ne sais pas quels sont les facteurs que le gouvernement français a pris en compte. Mais je sais que les gens souffrent au Nunavut et réclament justice. Et il leur est très difficile de comprendre les raisons pour lesquelles des actions n’ont pas été prises dans ce dossier », conclut M. Patterson.

Avec les informations d’Elyse Skura

CBC News

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