L’errance mortelle des Autochtones au square Cabot de Montréal
C’est presque devenu une habitude. Le 18 septembre, un autre corps est découvert au square Cabot. Nommé Kevin Parry, cet homme dans la quarantaine était un itinérant bien connu des travailleurs sociaux.
Son décès porte à 14 le nombre de morts dans le secteur, et ce, en quelques mois. Alors que les organismes caritatifs parlent d’une crise humanitaire, les institutions tardent à réagir.
En apparence, le square Cabot ressemble à n’importe quel parc urbain de Montréal. Sauf qu’il ne faut pas toujours se fier aux apparences. Elles peuvent être trompeuses. « Le niveau de désespoir augmente ici d’une façon alarmante », lance Nakuset, directrice générale du Foyer pour femmes autochtones de Montréal.
Des Autochtones livrés à eux-mêmes
Depuis le déménagement du refuge Open Door autrefois situé à deux pas du square Cabot, les décès se succèdent à un rythme fou, en majorité des femmes autochtones, explique Nakuset.
« Elles sont souvent et littéralement rejetées par le système. Quatre-vingt-cinq pour cent des femmes qui viennent chez nous ont des problèmes de dépendance », dit-elle.
Pendant 30 ans, Open Door a offert ses services dans une église anglicane reconvertie. Le foyer a distribué à plus d’une centaine d’itinérants et de personnes à revenus faibles nourriture et vêtements, et offert divers services d’aide à l’emploi et de logement. Environ 40 % de la clientèle du refuge était inuit.
« Ils ont cru qu’en déménageant le refuge, tout le monde allait aller vers le nouvel endroit, soutient Nakuset. Mais ça ne s’est pas du tout passé comme cela. Les gens n’ont pas voulu quitter le square Cabot. »
Selon la directrice qui tente de trouver le financement pour l’ouverture d’un nouveau refuge, seulement 30 % de la clientèle habituelle d’Open Door s’est déplacée sur le Plateau-Mont-Royal.
« La très grande majorité a choisi de rester au square Cabot que les femmes inuit considèrent depuis les années 1970 comme un lieu de rassemblement », dit-elle.
Même si Open Door n’est aujourd’hui plus là, la paroisse demeure. Mais les entrées et les fenêtres de l’édifice en briques rouges sont condamnées. Il ne reste que le bruit des marteaux-piqueurs. Au coin de la rue, un promoteur s’affaire à ériger une tour de luxe de 38 étages.
« L’Open Door était le seul lieu de la ville qui acceptait les clients en état d’ébriété ou intoxiqués par les drogues et le seul à accueillir les animaux domestiques, explique David Chapman, l’ancien directeur du refuge. Son déménagement forcé a eu des conséquences dévastatrices pour les itinérants du quartier. »
M. Chapman, à présent directeur du nouveau refuge La porte ouverte sur l’avenue du Parc, n’hésite pas à affirmer qu’il existe une corrélation entre le déménagement du foyer et le nombre de morts qu’il qualifie de véritable « hécatombe ».
« Ça a eu un effet boule de neige, dit-il. Le manque de sommeil, la dégradation de l’hygiène corporelle et les disputes en pleine rue dues à l’intoxication ont probablement mené à plus de violence, jusqu’à mettre en danger la vie des plus fragiles. »
La grande majorité des 14 personnes mortes dans le secteur sont des femmes itinérantes autochtones. « J’en ai fréquenté cinq, précise David Chapman. Hormis Kevin Parry, mort sur un banc du parc, trois sont Inuit et une autre est Crie. »
Derrière toutes ces disparitions, il y a des visages et des destins brisés, rappelle l’ancien directeur. Il énumère plusieurs identités quasi anonymes, dont celle de Connie Kadlutsiak, née à Igloolik au Nunavut. Elle fréquentait le refuge Open Door depuis une dizaine d’années.
« Elle avait demandé à trois reprises d’aller en désintoxication, note-t-il. À chaque fois, son nom était ajouté dans une liste d’attente. Elle est morte avant. Un programme de désintoxication peut s’ouvrir n’importe quand. Si la personne manque cette fenêtre, elle se retrouve à la case départ. »
Toutefois, un certain nombre de causes peuvent expliquer les décès allant de la surdose de drogue jusqu’aux problèmes de santé mentale en passant par le suicide ou l’homicide.
« On est à la fois victimes du racisme des non-Autochtones et de la violence des hommes que l’on côtoie », déclare Winnie, une Inuk originaire de Sanikiluaq, dans la baie d’Hudson, qui est parvenue à sortir de l’itinérance.
Sans refuge, c’est à coup sûr condamner les femmes, assure Winnie en entrevue. « Il suffit de venir au métro Atwater pour constater que rien ne va plus. Il y a toujours des bagarres et c’est encore pire au square Cabot quand vient la nuit. Tout le monde boit de l’alcool et la police ne vient jamais. »
Un avis partagé par Al Harrington qui a décidé en 2018 d’organiser une patrouille de rue nocturne à Montréal afin de venir en aide aux itinérants autochtones. « La nuit, les forces policières désertent le square Cabot. Le secteur est devenu très dangereux », prévient-il.
L’Ojibwé de la Première Nation Shoal Lake, ne comprend toujours pas l’apathie des pouvoirs publics face à l’urgence de la situation. « Il y a déjà 14 morts, s’insurge-t-il. Il faut que la Ville et la police se réveillent. »
Le déménagement d’Open Door a également des conséquences sur le dernier refuge encore ouvert au centre-ville, celui pour femmes Chez Doris, rue Chomedey. « On reçoit davantage de personnes en détresse, concède la directrice Marina Boulos-Winton. Elles arrivent chez nous en très mauvais état. »
Cet été, les demandes de nourriture ont augmenté de façon spectaculaire, fait remarquer Mme Boulos-Winton. Chaque jour, une vingtaine de femmes ont besoin de sous-vêtements propres. « Je m’inquiète, car l’hiver n’est pas encore arrivé et déjà, il nous manque beaucoup de choses pour répondre aux besoins comme des manteaux et des bottes. »
« On vit une véritable crise humanitaire qui touche les personnes marginalisées souffrant de problèmes de dépendance, poursuit-elle. Les ressources ne sont pas suffisantes. »
Des initiatives personnelles peuvent parfois voir le jour. C’est le cas d’Annie Roussy-Ste-Croix, une Inuk du Nunavik qui vient d’intégrer l’équipe de Médecins du monde en tant qu’accompagnatrice santé autochtone. « Je viens au moins trois fois par semaine au centre-ville pour aider les itinérants du square Cabot, dit-elle. Je les connais tous, certains font même partie de ma famille. »
La jeune femme de 20 ans dénonce une misère sociale favorisée par l’exclusion des Autochtones. Les Inuit s’installent dans les grandes villes du pays pour espérer une vie meilleure. Bon nombre d’entre eux sont chassés du Nord par des pénuries chroniques de logement, la pauvreté et les problèmes sociaux.
« Quand tu vis dans un environnement aussi injuste, c’est presque impossible de s’en sortir toute seule, ajoute Annie Roussy-Ste-Croix. J’ai moi-même vécu des situations difficiles dans ma vie. Si je peux aider les miens à s’en sortir, alors tant mieux. Mais il faut faire vite, car l’hiver s’en vient. »
L’urgence ne semble jusqu’ici pas faire bouger les plaques tectoniques de la politique alors que le pays est en pleine campagne électorale. Les enjeux autochtones ne sont pas la priorité des candidats fédéraux, analysent les intervenants. Toutefois, la publication lundi du rapport de la commission Viens confirme que le nombre de personnes autochtones en situation d’itinérance ne cesse d’augmenter au Canada.
Les récents portraits de l’itinérance visible de 2018 concluent que plus de 10 % des personnes en situation d’itinérance sont Autochtones, stipule le rapport. Les Inuit seraient particulièrement affectés par le phénomène. « À Montréal, les Inuit représentent 40 % de la population itinérante autochtone, alors qu’ils ne forment que 10 % de la population autochtone totale de la ville », mentionne le rapport.
Les intervenants sociaux supplient la Ville de Montréal et le gouvernement provincial d’ouvrir dans le secteur du square Cabot un centre pour Autochtones ouvert 24 heures sur 24 et pouvant être fréquenté par les personnes sous l’emprise de l’alcool ou de drogues.
Un nouveau refuge oui, mais quand?
Au cabinet de la ministre de la Santé, on s’est dit « très préoccupé par la situation ». Une annonce sera faite « en temps et en lieu en ce qui concerne le dossier de l’itinérance incluant le square Cabot », nous assure-t-on.
De son côté, la Ville de Montréal, par la voie de sa commissaire aux Affaires autochtones, Marie-Ève Bordeleau, promet des actions. « Ce qui se passe au square Cabot me touche profondément, indique-t-elle. Nos conditions de vie, à nous les Autochtones, que ce soit en milieu urbain ou en communauté, sont trop souvent comparables à celles de citoyens de seconde classe. »
Sans confirmer de date précise pour une éventuelle ouverture d’un centre de jour, Mme Bordeleau, membre de la nation crie, assure travailler sur une solution à long terme. « On est en train de chercher un lieu dans les environs du square Cabot en partenariat avec les organisations », conclut-elle.