Ottawa tarde à moderniser la défense arctique du continent malgré de vives tensions dans la région
Le Système d’alerte du Nord, essentiel à la protection de millions de Canadiens et d’Américains, est quasi obsolète. Ce réseau de radars doit être modernisé rapidement, mais Ottawa tarde à investir les milliards nécessaires et court le danger d’exaspérer ses voisins du Sud.
Très très loin des regards, un chapelet de stations radars s’élève dans la toundra. Quarante-sept sites composent cette chaîne qui s’étend le long de l’océan Arctique, une infrastructure clé de la coopération nord-américaine en matière de défense.
La grande majorité des Canadiens ignore son existence. Pourtant, le Système d’alerte du Nord (SAN) doit assurer la surveillance de l’espace aérien en cas d’incursions ou d’attaques potentielles. Il a été conçu et achevé à la fin de la guerre froide pour détecter des avions et des missiles volant à basse altitude.
Encore aujourd’hui, les radars permettent aux avions de chasse canadiens et américains d’intercepter des bombardiers russes près de l’espace aérien canadien et de les éloigner. Cela survient désormais de six à sept fois annuellement
indiquait récemment le NORAD, le Commandement de la défense aérospatiale de l’Amérique du Nord.
Or, la fin de vie utile du réseau de radars est officiellement prévue pour 2025. Mais certains experts comme James Fergusson, du Centre d’études de défense et de sécurité de l’Université du Manitoba, le considèrent déjà obsolète
parce que le Canada fait face à un environnement de menaces qui a évolué
.
L’Amérique du Nord est désormais confrontée à une menace potentielle de missiles de croisière à longue portée. Un échec de la part du Canada d’aller de l’avant avec une modernisation pourrait s’avérer désastreux à plusieurs niveaux
, prévient James Fergusson.
Comparable à l’apogée de la guerre froide
Il y a un peu moins d’un an, le général américain Terrence O’Shaughnessy prenait la parole dans un chic hôtel d’Ottawa.
C’est lui qui est à la tête du NORAD.
Son auditoire était composé d’officiers militaires, d’universitaires, de diplomates et d’autres délégués. Ses paroles avaient le potentiel de faire les manchettes, mais sont passées sous le radar. Le Canada était alors plongé dans l’affaire SNC-Lavalin.
Le général O’Shaughnessy y allait de quelques exemples : la mise au point par la Russie de nouveaux missiles de croisière à armement nucléaire difficiles à détecter et à intercepter, ainsi que des missiles hypersoniques qui peuvent atteindre une vitesse extrême par rapport aux armes plus anciennes.
On peut deviner sa conclusion. Il est temps pour le Canada et les États-Unis de faire des choix pour assurer la protection du continent.
Ottawa ne tombait certainement pas des nues. Dans sa propre politique de défense dévoilée voilà près de trois ans, le gouvernement Trudeau offrait ce portrait :
Face à cette réalité, plusieurs spécialistes considèrent que le prochain Système d’alerte du Nord devra fort probablement reposer non plus sur une chaîne de radars, mais plutôt sur un mélange de radars plus efficaces, de capacités aériennes et spatiales.
Ça ne se sert à rien d’avoir de nouveaux avions de chasse si on n’est pas en mesure d’offrir une bonne détection avec les radars actuels. Le silence du gouvernement est préoccupant
, soulève James Fergusson.
On a oublié le budget!
Il est vrai que la récente lettre de mandat du ministre de la Défense nationale parle d’augmenter les capacités de surveillance de défense, notamment grâce au renouvellement du Système d’alerte du Nord.
Le problème? Aucun budget n’est prévu pour cette modernisation. Il n’y a toujours rien dans le plan d’investissement de la Défense.
Il faut savoir qu’Ottawa se dirige vers de grandes dépenses militaires qui doivent culminer de 2024 à 2026. C’est là qu’on va atteindre le plus gros budget de la défense canadienne depuis des décennies, on doit acquérir en même temps les nouveaux avions de chasse et les navires
, insiste Justin Massie du département de science politique de l’UQAM.
Sera-t-il en mesure de payer en même temps la facture du renouvellement de son système d’alerte?
Pourtant, les responsables de la Défense nationale se demandaient déjà en 2013 d’où allaient provenir les milliards pour améliorer les capacités du Canada. Ils n’avaient pas obtenu de réponses du gouvernement conservateur de l’époque et ils en attendent toujours de la part des libéraux.
Il y a certainement une absence de planification budgétaire et le gouvernement Trudeau ne veut pas en parler. On pourrait se retrouver dans une situation extrêmement fâcheuse. On devra faire des choix comme couper quelque part
, dit Justin Massie.
La complexité de cet enjeu ne se limite toutefois pas à cette réalité.
Le gouvernement est coincé
Le Système d’alerte du Nord et ses radars font partie des symboles du resserrement des liens canado-américains survenu dans les années 80.
Son origine remonte au Sommet des Irlandais
de 1985 à Québec. Le premier ministre Brian Mulroney et le président Ronald Reagan scellaient une entente de 7 milliards de dollars pour moderniser le système de défense aérienne de l’Amérique du Nord.
L’accord allait notamment permettre de construire la nouvelle chaîne de radars militaires et ainsi renforcer le NORAD, ce partenariat qui regroupe les forces aériennes des deux pays, dans le but d’assurer la défense continentale.
Depuis ce jour, 40 % des coûts du Système sont assumés par le Canada, 60 % par les États-Unis.
Anessa Kimball, du Centre sur la sécurité internationale de l’Université Laval, y voit un danger pour Ottawa dans le contexte politique américain.
Ottawa doit donc trouver le moyen d’empêcher que le scénario OTAN
se reproduise, cette fois avec NORAD et son Système d’alerte. Depuis son arrivée à la Maison-Blanche, Donald Trump fustige le manque d’efforts financiers de certains pays de l’Organisation, dont le Canada.
Anessa Kimball ne voit qu’une solution. Le gouvernement Trudeau doit rester discret et trouver le moyen que ça ne devienne pas un enjeu électoral aux États-Unis.
Pour l’instant, la modernisation du Système d’alerte du Nord fait l’objet de discussions qui se déroulent en sourdine davantage sur le plan militaire que politique.
Que Donald Trump occupe ou non la Maison-Blanche après l’élection présidentielle de 2020, le Canada pourra difficilement échapper à la modernisation des capacités de défense de l’Amérique du Nord et à la facture de milliards de dollars qui y sera associée.
Pour le moment, la discrétion du gouvernement Trudeau lui procure des avantages non négligeables.
En plus de ne pas éveiller l’attention de Donald Trump, elle lui évite le risque de ranimer une question politiquement sensible au Canada, participer ou non au programme de bouclier antimissile américain.
Le gouvernement de Paul Martin avait refusé de le faire après avoir pourtant manifesté son intérêt pour ce système continental de défense contre les missiles balistiques conçu par l’armée américaine.
Une participation canadienne obligerait les États-Unis à abattre tout missile qui se dirigerait vers le Canada, ce qui n’est pas le cas actuellement.
Sous Justin Trudeau, les libéraux ont opté encore là pour une approche furtive.
Mais tôt ou tard, le débat devra se faire au vu et au su du public.