Un Inuk en quête de justice
George Kauki sort sa hache. En quelques coups, il découpe des morceaux de caribou congelé en grosses rondelles, qu’il donne à Panda, Yapper, Nanuk, Sakuk, Kajuk et Atsak, chacun une.
Attachés sur une longue chaîne sous le soleil automnal du Nunavik, les chiens inuit dégustent la viande lancée par leur maître.
Il y a quelques années, les rôles étaient inversés; c’était George qui se ressourçait en allant voir ses chiens.
Purgeant une peine de détention à domicile à la suite d’une violente altercation, cet Inuk se sentait renaître quand il sortait de chez lui, avec une autorisation de la cour, pour s’occuper de sa meute.
« Je devais aller les voir tous les jours, donc j’ai obtenu une heure par jour pour le faire. Cette heure de liberté pour aller voir mes chiens, quand j’étais en détention à domicile, m’était tellement bénéfique », nous a-t-il raconté.
Maintenant père de famille, George travaille dans un centre de réhabilitation pour personnes aux prises avec des dépendances à Kuujjuaq.
Là, il aide les participants à apprendre ou à réapprendre les traditions inuit, à guérir leur rage intérieure, à mieux comprendre les traumatismes intergénérationnels qui les hantent. Bref, à suivre le même parcours qu’il a déjà traversé.
Mais George Kauki aimerait aller plus loin. Il met maintenant tous ses efforts pour que le système de justice s’adapte à la réalité du Nunavik, au lieu de forcer les Inuit à se conformer à un modèle importé du sud.
Selon plusieurs intervenants qui se sont confiés à Radio-Canada, dans le cadre de l’émission Enquête, le système de justice du Nunavik a bel et bien besoin d’une réforme majeure.
Un rare policier Inuk
Cet homme de 35 ans a tout connu de l’appareil judiciaire. Pendant trois ans, il a été policier, patrouillant dans plusieurs des 14 communautés qui forment le Nunavik. Il ne voulait pas porter de pistolet à l’époque, jugeant que sa parole était sa meilleure arme.
« Je ne voulais pas porter mon arme de service, ça fait peur aux gens. C’est la première chose qu’ils voient quand on entre dans une maison, ils se sentent en danger », raconte-t-il.
Les heures étaient longues, toutefois. Mais surtout, le travail lui générait une pression insoutenable. Dans des communautés où tout le monde se connaît, il n’est pas facile pour un Inuk d’appliquer le système de justice. Après trois ans, il a rendu son écusson.
« C’était extrêmement fatigant, stressant. Traiter avec des membres de la famille ou des amis, c’était épuisant physiquement et mentalement », se rappelle-t-il.
Peu de temps après sa retraite, George Kauki est tombé de l’autre côté de la loi. Après une soirée avec des amis en 2011, il a croisé un ex-collègue qui était en devoir ce soir-là. À la suite d’une confrontation, George a sérieusement blessé ce policier – et a amorcé son propre parcours au sein du système de justice du nord du Québec.
« J’ai perdu le contrôle. Je sentais la rage qui sortait de moi », explique-t-il. « J’avais des pensées suicidaires, ce qui a été la partie la plus pénible pour moi. Je voulais en finir. Mais je me suis calmé par la suite, j’ai analysé la situation, et me suis dit que je devais passer au travers, qu’il faudrait que j’aille en prison. Je me suis rendu. »
Les défis du système judiciaire
George a rapidement connu les nombreux défis causés par l’appareil judiciaire au Nunavik, que ce soit les délais récurrents pour se faire entendre devant un juge, la détention à des milliers de kilomètres au sud et les difficultés pour obtenir des services efficaces.
Son transfert au centre de détention d’Amos, en attente de son enquête sur remise en liberté, a été particulièrement pénible. Comme bien des Inuit en route vers un pénitencier au sud, cet ex-policier est passé devant des membres de sa communauté à l’aéroport de Kuujjuaq.
« J’ai senti que je perdais ma dignité et le respect des autres. Les gens me regardaient bizarrement alors que j’étais menotté aux poings et aux pieds, avec un policier à mes côtés. C’était humiliant. »
À Amos, il voit les détenus provenant du sud obtenir rapidement leur enquête sur remise en liberté, alors que lui attend trois semaines pour que la cour siège à Kuujjuaq.
Son premier avocat lui suggère alors de plaider coupable pour en finir rapidement, disant qu’il pourrait s’en tirer avec un an en prison. George préfère changer de représentant légal, quitte à engager des frais supplémentaires.
Pour assurer sa défense, il a aussi dû se trouver un psychologue à ses frais, au sud. Le hic, c’était que le seul psychologue en poste à Kuujjuaq était un ami de la victime et ne pouvait évaluer impartialement la situation de George.
Réhabilitation
En fin de compte, le nouvel avocat de George a réussi à lui éviter le pénitencier. Il a plutôt hérité d’une longue peine à purger à domicile, suivie de plusieurs années de probation. Durant cette période, pour aller chasser, il devait récupérer son arme au poste de police, et la ramener à son retour.
Malgré tout, le fait de ne pas aller en prison a contribué à sa réhabilitation. Et ces heures de liberté à l’extérieur lui donnaient espoir.
« Quand j’étais pris dans le système judiciaire, je trouvais la paix en allant sur le territoire, je pouvais me concentrer sur l’avenir au lieu de rester pris dans mes pensées », raconte-t-il.
Comme des Autochtones partout au pays, George Kauki affirme qu’il est impossible de comprendre sa situation sans tenir compte de l’histoire de son peuple et des conséquences de la colonisation par les Européens.
Il a grandi dans la pauvreté, a souffert de la pénurie de logements qui est une des causes principales du taux élevé de criminalité au Nunavik, et a été affecté par la consommation d’alcool. Sobre depuis plusieurs années, George prêche pour la responsabilité individuelle quand il parle de son parcours à ses clients au centre de réhabilitation.
« J’essaie de leur faire comprendre qu’ils sont en contrôle d’eux-mêmes, qu’ils ne peuvent pas laisser quiconque les contrôler. Il faut continuer à se pousser pour réussir. Il peut y avoir des obstacles, mais il ne faut pas se laisser abattre », dit-il.
Pour une nouvelle justice
Comme plusieurs Inuit, George dénonce la déconnexion entre le système de justice en place présentement et la culture traditionnelle du nord.
« Le système a été créé par les Blancs, par les gens du sud, donc il n’a pas été conçu en fonction des besoins des Inuit. On n’apprend pas le droit à l’école. C’est plutôt comme si on tombait dans ce système-là », raconte-t-il. « Aujourd’hui, quand les gens vont en cour, ils voient un juge devant eux qui les regarde de haut. Ils ne font que l’écouter, lui obéir et se taire. »
La justice chez les Inuit, auparavant, était sous l’emprise de la communauté et des aînés. Les problèmes étaient résolus plus rapidement, à l’interne, avec un accent sur la réhabilitation. La solution pour les Inuit, croit-il, est de revenir à ces traditions.
Il croit de plus que le travail des policiers, qu’il a lui-même jadis accompli, doit être revu en s’inspirant du modèle des « Peacekeepers », comme chez les Mohawks.
« Ils ne sont pas là pour nous punir. Les Peacekeepers sont là pour calmer les situations, séparer les gens en conflit », dit-il. « Si on arrivait à garder la paix, les choses seraient très différentes ici. »
George a déjà envisagé une carrière en politique, mais il dit que son dossier criminel l’a freiné. D’ici à ce qu’il décide de se lancer ou non dans l’arène publique, il participe à la fondation d’une association nommée Droits et Libertés Nunavik, qui vise à défendre les intérêts des Inuit en matière d’accès au logement, aux soins de santé et à la justice.
« Nous n’avons à peu près rien ici, comparativement à ce qui existe dans le sud », dit-il. « Je veux travailler afin d’amener du changement dans ma région, dans ma communauté. »
Un reportage de Daniel Leblanc