Cette « crise humanitaire » qu’on ne veut pas voir à Montréal
Ils sont des dizaines d’itinérants, surtout inuit, à hanter les trottoirs et les ruelles du secteur Milton-Parc à Montréal. Au printemps, leur sort avait attiré beaucoup d’attention. Une « détresse humaine intolérable », dénonçait alors l’ombudsman de la Ville. Et depuis?
Ce sont d’abord les bruits qui attirent le passant s’approchant de l’intersection de la rue Milton et de l’avenue du Parc. Des cris parfois aigus, souvent agressifs, dans une langue bien étrange.
Les yeux finissent par trouver la source de ces cris. Un groupe d’Inuit assis de l’autre côté de la rue. Certains sur le trottoir, d’autres sur les marches d’un petit café. L’ambiance n’est pas au plaisir, mais plutôt à la colère, à la frustration.
En quelques années, ce coin de la ville est devenu le repère de dizaines d’itinérants inuit. Des gens venus du Nord pour des traitements médicaux, pour les études, et qui sont restés.
« On est pris entre deux mondes », explique Shiloh, venu du Nunavut il y a une quinzaine d’années. Il est maintenant un habitué du secteur Milton-Parc. « C’est devenu mon coin », ajoute-t-il, entre deux gorgées de bière forte.
Sur les trottoirs du quartier, les Inuit fraternisent et s’épaulent, boivent et se droguent. Ils mendient aussi et volent parfois pour survivre. Ils vivent ici, survivent ici.
« Une de mes amies est morte juste là », lance Shiloh, avant de traverser l’avenue du Parc sans trop faire attention à la circulation. « Elle était ivre, elle a été frappée par un camion. »
Une perte qui hante encore cet homme dans la cinquantaine. Il aimerait bien retourner au Nunavut, mais dit craindre de ne pas pouvoir se payer un loyer. Autant rester ici.
À l’angle de Milton et Parc, Shiloh a trouvé une communauté et des appuis. Des gens qui comprennent sa culture et ses douleurs, comme une bouée difficile à abandonner.
Un refuge controversé
Comme plusieurs Inuit, Shiloh passe une partie de ses nuits au refuge Open Door, situé juste au nord de l’intersection. Ce n’est rien d’idéal. « Il y a des gens saouls, drogués. C’est parfois trop plein. »
Il est impossible de dormir quand il manque d’espace. Il faut alors patienter durant la nuit et attendre qu’une place se libère. Tuer le temps dans un sous-sol d’église ou dehors, à la rue. C’est de ce refuge que Rafaël André a été forcé de partir par une froide nuit de janvier 2021, en raison des contraintes sanitaires. Le corps gelé de cet Innu a été retrouvé tout près le lendemain dans une toilette chimique.
« Le refuge est au sous-sol. C’est vétuste, précise Martine Michaud, une résidente de longue date du quartier. Il n’y a pas de fenêtre. Personnellement, je ne mettrais même pas une société de protection des animaux à cet endroit. »
La femme arpente les rues, montre comment la présence de ces itinérants a changé son coin de Montréal. « Dans les ruelles, on a les excréments, des gens qui viennent uriner derrière nos maisons, qui font des actes d’indécence. »
En accompagnant Martine Michaud, nous devons enjamber deux Inuit allongés sur le trottoir. Une personne dort près d’une clôture de l’autre côté de la rue. Ce n’est rien d’inhabituel, soutient-elle.
Ces gens effraient la clientèle des commerces du coin. Certains volent de la nourriture dans les restaurants. Des commerces ont fermé boutique, et des employés refuseraient de travailler dans le quartier.
Selon Martine Michaud, c’est le refuge Open Door qui retient les itinérants dans son quartier. « Quand on implante un service dans un secteur, on attire la clientèle. »
Elle se défend de vouloir repousser les Inuit dans un autre quartier de Montréal. « On dit : « Pas dans la cour de personne! On veut qu’ils soient sérieusement pris en charge par l’État. » »
Une réalité distincte
Lui-même autochtone, Pierre Parent a vécu au Yukon et au Nunavut. Il a même passé quelques années en prison avant d’aboutir à Montréal. Ces temps-ci, il arpente les rues de la ville pour le Projet des travailleurs de soutien autochtone.
Selon lui, les itinérants venant des communautés isolées du Nord canadien font face à des problèmes bien particuliers. Des réalités pas toujours prises en compte par les services traditionnels d’aide aux sans-abri.
« Il y a des gros, gros problèmes d’abus sexuels et de pédophilie, de violence. Tu habites une maison avec 16 personnes. Ton mononcle, ton père est en train de t’abuser. On voit tout là-bas! »
Une promiscuité compliquée par les difficultés à se loger à des prix abordables, par le coût élevé de la vie. « Souvent, [les victimes] se sauvent à Montréal. Dans les villes. Ça arrive à travers le Canada. C’est pas unique à Montréal, c’est pas unique à Milton-Parc. »
Les services existants pour les itinérants ne suffisent pas, croit Pierre Parent. « Ils font une bonne job, mais ce n’est pas assez. » Il réclame entre autres un financement stable et à long terme pour ces organismes.
Détourner le regard?
Au printemps, ces problèmes ont tous été répertoriés par l’ombudsman de la Ville de Montréal. Après une longue enquête, Nadine Mailloux évoquait la situation à Milton-Parc comme une « détresse humaine intolérable », une véritable « crise humanitaire ».
L’ombudsman recommandait entre autres la création rapide d’une « ressource d’hébergement d’urgence stable et sûre répondant aux besoins des personnes inuit ».
Le rapport dénonçait aussi « une collaboration inégale de certains partenaires du réseau de la santé et des services sociaux ». Là, c’est le gouvernement provincial qui était appelé à faire plus.
Le document s’intitule Ne pas détourner le regard. Les divers ordres de gouvernement se défendent bien de ne pas avoir agi depuis sa publication.
« Nous vivons dans un monde bien dur »
La Ville de Montréal assure faire tout son possible pour trouver un logement permanent à ces Autochtones. Mais elle réclame l’aide de Québec pour embaucher des travailleurs spécialisés.
« Il est entendu que la Ville ne peut y arriver seule », indique la conseillère municipale Joséfina Blanco, qui représente entre autres le secteur de Milton-Parc.
Québec, de son côté, évoque un travail de terrain déjà existant et des discussions constantes en coordination avec tous ses partenaires, dont la Ville et des organismes d’aide aux sans-abri.
À l’angle de Milton et du Parc, rien ne semble avoir changé. « On détourne le regard », dénonce Martine Michaud. « Ça traduit notre échec collectif à s’occuper des plus vulnérables. »
« C’est frustrant, je suis un gars de solution… Pis les solutions ne sont pas évidentes », lance Pierre Parent, évoquant des situations où s’emmêlent dépendances, traumatismes et violence.
Avec la journée qui s’achève, les cris des itinérants se font plus forts. Shiloh et d’autres passeront une autre soirée à s’intoxiquer. Eux dont le quotidien est déjà fragile et imprévisible.
« Nous vivons dans un monde bien dur. Un monde civilisé et dur à la fois », conclut-il en terminant sa bière.