À Montréal, l’itinérance d’un peuple dépossédé

Un visage de l’itinérance. (iStock)
Marquées par l’alcoolisme, une violence héritée d’un passé de sévices, les femmes inuit sont de plus en plus nombreuses à se retrouver à la rue, à la merci des réseaux de prostitution. Deux d’entre elles ont accepté de témoigner.

Maria, un prénom d’emprunt, avait la vie devant elle. Elle s’était extirpée d’un milieu toxique, dans son village du Nunavik, pour aller étudier au cégep à Montréal, avant de retourner dans le nord travailler à la mine. Elle avait un bon revenu, un logement décent, assez d’argent pour se payer des petits plaisirs.

Quand la violence familiale revient la hanter, elle décide de venir tenter sa chance à Montréal. Mais la rue l’attend dans le détour, car elle ne trouve pas d’emploi ni de logement.

Avant, j’habitais dans une maison avec une télévision et tout. Et, du jour au lendemain, t’es dans la rue. C’est un choc, ça fait mal. C’est un choc pour ton corps.Maria

La mère de famille inuk de 40 ans se tait pendant de longues secondes, les yeux plissés, douloureux, comme si elle revoyait un film d’horreur dans sa tête. Puis elle ajoute, lentement : « C’est dur dans la rue. C’est vraiment, vraiment dur. »

À Montréal, la proportion des Autochtones parmi les itinérants ne cesse de grimper. Alors qu’ils ne représentent que 0,6 % de la population dans la métropole, ils forment 12 % des sans-abri, Métis et Inuit inclus. Une proportion qui grimperait à 18 % si on inclut l’itinérance « non visible ».

Maria a vécu pendant sept ans sans domicile fixe à Montréal. Je la rencontre dans un des refuges de l’organisme Projets autochtones du Québec (PAQ), qui aide les sans-abri provenant des Premières Nations, des communautés métisses et inuit. Elle est accompagnée par le coordinateur Dan Gazut, un Français tombé en amour avec les Autochtones.

« Je n’ai pas l’impression d’être au travail ici, confie-t-il. C’est vraiment beau de voir cette communauté-là. C’est des rires, et c’est parfois des moments plus difficiles qu’on traverse tous ensemble. »

Dan a suivi une formation pour devenir intervenant auprès de ces multipoqués de la vie. Presque toutes les personnes qui fréquentent les services du PAQ vivent avec des traumatismes sévères liés aux sévices subis par leurs parents et grands-parents dans les pensionnats pour Autochtones et dans leur propre famille.

« Les parents et les grands-parents ne sont pas outillés pour faire face à leurs traumatismes et, parfois, les seules choses qu’elles trouvent pour survivre, c’est d’être violentes, d’être dans l’alcoolisme, la toxicomanie. Et comme elles ne savent pas quoi faire d’autre, elles transmettent ça à leurs enfants », raconte Dan. Alors, les enfants voient que pour « les adultes, c’est normal d’être comme ça, violents, intoxiqués, de ne pas savoir communiquer ».

Car la parole est aussi absente : « En général, les parents et les grands-parents ne parlent pas à leurs enfants de ces traumatismes-là, parce qu’ils ne veulent pas leur faire mal ou leur expliquer ce qu’ils ont vécu. »

Dan Gazut coordinateur pour Projets autochtones du Québec. (Sophie Langlois/Radio-Canada)

Ce traumatisme intergénérationnel continue de faire des ravages aujourd’hui parce que le colonialisme et le racisme n’ont pas disparu.

« Quand ils arrivent à Montréal, les Inuit vivent du racisme, de la discrimination au logement et à l’emploi », affirme la psychiatre Marie-Ève Cotton, qui soigne des Inuit au Nunavik et à Montréal. Elle ajoute que ce racisme « peut provoquer des réactivations traumatiques et des rechutes, parce que l’accès à l’alcool et aux substances est beaucoup plus grand à Montréal que dans le Nord ».

Des patientes lui ont raconté avoir été très rapidement abordées par des proxénètes, qui ciblent les femmes inuit en raison de leur vulnérabilité extrême, bien connue par les réseaux de prostitution. « Ces femmes-là sont rapidement rejointes par ce genre d’individus pour être exploitées sexuellement, financièrement, etc. »

« Il y a des réseaux de trafic humain et de trafic sexuel qui ciblent spécifiquement les femmes autochtones, les femmes inuit en particulier, parce qu’elles sont extrêmement vulnérables, renchérit Dan Gazut. Quand elles arrivent à Montréal, elles ne connaissent personne, ne connaissent pas la ville, et ces réseaux sont très bien organisés. Ils vont les manipuler pour leur donner confiance, et ensuite ne plus leur laisser le choix d’y entrer pour payer leurs dettes. »

L’intervenant console régulièrement Maria pendant qu’elle nous confie être tombée dans le piège de la prostitution, avoir été régulièrement frappée et attaquée. Mais pour elle, le plus difficile dans l’itinérance, c’est le manque de sommeil et le regard des autres.

Tu ne peux jamais vraiment t’endormir, même quand tu en as vraiment envie. C’est impossible parce que t’as trop peur, tu dors avec un œil ouvert, surtout quand tu es une femme. Tu dois littéralement dormir d’un seul œil.Maria

Elle ajoute, en pleurant doucement : « Et aussi, la réaction qu’avaient les gens en me voyant, c’était dur. Des fois on me demandait : « Comment ça, tu vis dans la rue? Ben voyons, c’est pas le fun. » »

Des réactions teintées de préjugés, les femmes inuit et autochtones en subissent aussi quand elles ont le courage d’aller à l’hôpital après un viol.

Lucie-Catherine Ouimet, infirmière au Foyer pour femmes autochtones de Montréal (Sophie Langlois/Radio-Canada)

L’hiver dernier, un hôpital montréalais a refusé d’accueillir et de soigner une femme autochtone qui venait de subir un viol, raconte Lucie-Catherine Ouimet, l’infirmière au Foyer pour femmes autochtones de Montréal.

« Un des deux hôpitaux montréalais, qui est un centre désigné pour effectuer des trousses médicolégales, a refusé de voir une de mes patientes parce qu’elle ne parlait pas français, même si elle était accompagnée de deux de mes étudiantes francophones. L’impression qu’on a eue, c’est qu’on a refusé de la traiter parce qu’elle était autochtone, puis qu’elle était en état d’intoxication. Mais quand même, c’est une femme qui a vécu un viol, elle a le droit d’être soignée. »

Les étudiantes ont déposé une plainte en son nom.

Le jour de notre visite au Foyer pour femmes autochtones, l’infirmière nous présente à Anick, un prénom fictif, dont le bébé avait besoin d’être examiné pour une toux inquiétante. Cette Inuk est à Montréal depuis sept mois pour un traitement en désintoxication.

« J’ai grandi dans un environnement violent, alors j’ai appris la violence et la colère, raconte-t-elle. Certains membres de ma famille ne me parlent même plus à cause de ma colère et de mes crises. J’ai vraiment besoin de changer de comportement. »

La jeune maman a fait plusieurs séjours en prison avant d’avoir le déclic qui l’a menée sur le chemin de la guérison. Elle suit aussi une thérapie pour mieux gérer sa colère.

« Je suis sobre depuis sept mois, dit-elle avec un grand sourire. Je suis fière de moi, je ne pensais jamais réussir à devenir sobre, à gérer mes émotions. »

Son traitement prendra fin dans quelques semaines, mais elle ne souhaite pas retourner vivre dans son village au Nunavik, où elle risque de retrouver un milieu toxique pour elle et son bébé. Elle aimerait en fait rester à Montréal pour aider d’autres femmes inuit et autochtones à s’en sortir.

« Je rêve d’aider des adolescentes en difficulté. J’ai moi-même vécu beaucoup d’épreuves. J’aimerais les aider à avoir une vie meilleure que la mienne. »

Anick, un prénom d’emprunt, hébergée avec son bébé au Foyer pour femmes autochtones de Montréal. Les visages ont été floutés afin de protéger leur identité. (Sophie Langlois/Radio-Canada)

Maria partage le même rêve. Après sept ans d’itinérance, elle n’est pas complètement sobre, mais elle a fait assez de progrès pour être admise en appartement de transition. Elle retourne presque tous les jours voir ses amies qui demeurent sans-abri.

J’ai des amies qui vivent dans la rue en ce moment, je leur apporte de la nourriture, tout ce dont elles peuvent avoir besoin, de l’amour surtout.Maria

De l’amour et de l’écoute sans jugement, c’est aussi l’approche de Dan Gazut et des intervenants du PAQ et du Foyer pour femmes autochtones de Montréal.

« C’est des personnes qui sont complètement vraies, qui ne trichent pas, qui ne font pas semblant, alors on n’a pas le choix d’être nous-mêmes, nous aussi, explique-t-il. Parce que si on triche, elles vont le sentir et se méfier, parce qu’il y a une grande méfiance envers les institutions. »

« La confiance, elle se bâtit, au fur et à mesure du temps, et ça marche, assure Dan Gazut. Quand on est soi-même, quand on est vrai, c’est là où il y a vraiment des liens qui se créent. »

Pour la psychiatre Marie-Ève Cotton, il faudrait allouer plus de ressources aux Inuit qui arrivent du nord dans une ville inconnue, et combattre le racisme.

« Il faudrait investir davantage pour qu’ils soient mieux encadrés, au niveau psychosocial, en tenant compte de leur niveau traumatique. C’est une donnée qu’on ne peut pas éluder. Et s’il y avait moins de racisme envers les Autochtones, poursuit-elle, leur adversité ici serait moins grande. »

Je pense que si une Inuk se sentait accueillie à Montréal comme une des nôtres, sa vie serait plus douce et elle aurait moins de chances d’aboutir à la rue.Marie-Ève Cotton, psychiatre

Sophie Langlois, Radio-Canada

Pour d’autres nouvelles sur le Canada, visitez le site de Radio-Canada.

Vous avez remarqué une erreur ou une faute ? Cliquez ici !

Laisser un commentaire

Note: En nous soumettant vos commentaires, vous reconnaissez que Radio Canada International a le droit de les reproduire et de les diffuser, en tout ou en partie et de quelque manière que ce soit. Veuillez noter que Radio-Canada ne cautionne pas les opinions exprimées. Vos commentaires seront modérés, et publiés s’ils respectent la nétiquette.
Nétiquette »

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *