Défense en Arctique : le Canada, l’Alaska et le Groenland doivent travailler en équipe
Des experts issus du secteur de la défense et de la sécurité dans l’Arctique estiment qu’il est grand temps de « briser les silos » entre les différentes nations circumpolaires. Une conférence organisée à Iqaluit, au Nunavut, vise à créer des ponts dans ce domaine entre le Groenland, le Nord canadien et l’État de l’Alaska.
Après avoir été organisée à Nuuk, au Groendland, en 2023, la conférence sur la sécurité dans l’Arctique nord-américain se tient cette année en sol canadien.
L’événement est organisé par le Réseau de défense et de sécurité nord-américain et arctique (Canada), le Centre Ted Stevens pour les études sur la sécurité de l’Arctique (Alaska) et le Centre de politique étrangère et de sécurité Nassiffik de l’Université du Groenland, à Nuuk.
Il rassemble jusqu’à vendredi des experts du milieu de la recherche universitaire, des diplomates ainsi que des représentants des services de renseignements et des institutions impliquées dans la sécurité et la défense des trois nations circumpolaires.
Repenser les manières de faire
De façon générale, le responsable du Réseau de défense et de sécurité nord-américain et arctique (NAADSN), Whitney Lackenbauer, affirme que le Canada a tendance à aborder l’enjeu de la sécurité et de la défense d’un point de vue national, alors qu’il aurait avantage à collaborer davantage avec ses alliés voisins.
«L’une des choses sur lesquelles la mise à jour de la politique de défense a insisté est que nous devons changer notre façon de faire les choses», soutient-il, faisant référence à la récente stratégie «Notre Nord, fort et libre : une vision renouvelée pour la défense du Canada», annoncée par Ottawa le 8 avril.
Il s’agit d’adopter une approche nord-américaine beaucoup plus holistique sur des questions que nous abordons souvent depuis une perspective nationale, poursuit M. Lackenbauer.
Ce dernier est aussi titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur l’étude du Nord canadien et professeur à l’École d’études canadiennes de l’Université Trent, en Ontario.
Il y a encore beaucoup trop de réflexions en vase clos dans ce pays.
– Whitney Lackenbauer, spécialiste de la sécurité dans l’Arctique
Les cyberattaques, des menaces hybrides
Whitney Lackenbauer estime qu’il est d’autant plus nécessaire de repenser les manières de faire qu’il faut s’adapter aux nouvelles menaces infligées par la Chine et la Russie. «Le Canada n’est pas confronté à la menace d’une invasion terrestre conventionnelle, comme c’est le cas en Ukraine», croit-il.
Rasmus Leander Nielsen, professeur adjoint au Centre de politique étrangère et de sécurité Nassiffik de l’Université du Groenland, est du même avis.
Il affirme que Pékin et Moscou misent désormais sur des tactiques hybrides, dont la désinformation, les cyberattaques et le brouillage de GPS, ou encore les interférences matérielles ciblées, comme celles visant des câbles sous-marins et des pipelines.
«Nous redoutons que les Russes […] coupent un câble sous-marin qui nous fasse perdre notre accès à Internet ou à notre chauffage, ou tout autre besoin quotidien de base», dit-il.
«Le Groenland a été visé par un grand nombre de cyberattaques dans les dernières années, parfois dirigées vers un hôpital, un institut de recherche ou le gouvernement, entre autres. Elles sont une grande menace pour le Groenland en ce moment.»
«Quand je pense aux menaces qui pèsent actuellement sur l’Arctique, bon nombre d’entre elles sont associées aux changements climatiques et à la grande incertitude qui en découle», indique quant à lui Whitney Lackenbauer.
Il cite notamment le prolongement de la période libre de glaces, qui accroît celle de la navigation dans les eaux du passage du Nord-Ouest.
Inspirations voisines
Selon Whitney Lackenbauer, les nations circumpolaires ont beaucoup à apprendre les unes des autres. L’Alaska et le Groenland ont d’ailleurs manifesté l’intérêt de s’inspirer des Rangers canadiens, ces réservistes des Forces armées canadiennes qui s’assurent de la surveillance dans le Grand Nord et du signalement d’incidents jugés suspects. Ils sont aussi parmi les premières personnes à intervenir au moment des missions de recherche et de sauvetage.
Lors de la conférence, le sujet a fait l’objet d’une table ronde, jeudi, qui a réuni notamment des Rangers de Sanirajak et d’Iqaluit, au Nunavut, et de Tulita, aux Territoires du Nord-Ouest.
«Assurer la sécurité humaine pour garantir une sécurité plus large»
Plusieurs experts s’entendent pour dire que la collaboration en matière de sécurité ne se limite toutefois pas au secteur de la défense nationale et qu’elle doit aussi se transposer à des secteurs sous-jacents.
«Il y a les aspects de la sécurité alimentaire, la sécurité environnementale, la sécurité culturelle», souligne Randy «Church» Kee, directeur général du Centre Ted Stevens pour les études sur la sécurité de l’Arctique et major général retraité des Forces aériennes américaines.
«Nous essayons d’examiner toutes ces différentes facettes de ce qu’est la sécurité pour, ultimement, informer les décideurs politiques», dit-il.
Suzanne Lalonde, professeure du droit international de la mer à la Faculté de droit de l’Université de Montréal, voit d’un bon œil l’inclusion du Groenland dans la stratégie de sécurité de l’Arctique nord-américain.
«Pour les Canadiens et les Américains, on a quand même des systèmes de partage [de renseignements], dit-elle. Si on pouvait intégrer le Groenland, ça nous renforcerait tous.»
Elle cite aussi le partage entre les nations nordiques de ressources technologiques, comme les systèmes de détection marine, pour «maximiser l’efficacité» de la défense dans la région.
Je trouve que c’est très important, ce positionnement de l’Arctique nord-américain; pas à deux, mais à trois.
– Suzanne Lalonde, professeure, Faculté de droit, Université de Montréal
«Si on parle vraiment de sécurité, je pense que c’est un pas qu’il faut franchir : trouver les moyens. Ça se fait, mais je ne peux pas nier que ce n’est pas facile.»
La professeure reconnaît que plusieurs variables, comme les changements de gouvernements en poste et des budgets qui en dépendent, peuvent contribuer à effriter la collaboration entre les nations circumpolaires à plus long terme.
«C’est un gros défi d’assurer la continuité. Il faut juste essayer de créer des budgets qui sont un peu à l’épreuve de ces [changements] et d’en faire un incontournable, qu’on soit libéral ou conservateur; d’assurer la sécurité humaine pour garantir une sécurité plus large.»
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