Les progrès remarquables du français au Yukon

Une enseignante écrit au tableau tandis que des élèves sont assis par terre autour d'elle.
Dans la classe de Catherine Bolduc-Gagnon, enseignante titulaire de l’une des classes d’immersion en français de l’école primaire Selkirk de Whitehorse. (Photo : Radio-Canada/Catherine François)

Le Yukon, ce territoire presque aussi grand que la France, qui compte plus d’ours que d’habitants, est maintenant au troisième rang des endroits les plus bilingues du pays, après le Nouveau-Brunswick et le Québec. Voici pourquoi.

Les chiffres parlent d’eux-mêmes : selon le dernier recensement de Statistique Canada, près de 15 % des quelque 45 000 habitants du Yukon peuvent soutenir une conversation en français, un nombre qui a plus que doublé depuis 1991, passant de 2595 à 5745.

À tous les niveaux, nous avons des augmentations au recensement de 2021. Que ce soit le français langue maternelle, le français première langue parlée, le bilinguisme, on est la troisième place la plus bilingue au Canada, dit, ravie, Isabelle Salesse, la directrice de l’Association franco-yukonnaise, un organisme voué à la défense des intérêts de la communauté francophone.

Ces progrès notables du français au Yukon au cours des 30 dernières années s’expliquent par trois phénomènes.

La mise en place d’un réseau scolaire francophone et de programmes d’immersion en français dans les écoles anglophones du territoire, la lutte acharnée de l’Association franco-yukonnaise pour que la communauté francophone puisse vivre le plus possible en français au Yukon et l’augmentation de l’immigration francophone.

Le drapeau des Franco-Yukonnais (à droite) flotte aux côtés des drapeaux du Canada et du Yukon. (Radio-Canada/Claudiane Samson)

L’école, premier pilier de la langue française au Yukon

Il n’y a pas de secret : pour qu’une langue vive et s’épanouisse, il faut qu’elle soit enseignée sur les bancs d’école. C’est maintenant le cas du français au Yukon. Tout d’abord, au sein même du réseau anglophone, où l’on trouve des programmes d’immersion en français tellement populaires qu’il y a des listes d’attente.

Les classes d’immersion en général sont pleines, il y a des listes d’attente pour entrer. Et puis c’est valorisé par la communauté cet acquis d’avoir deux langues, explique Catherine Bolduc-Gagnon, titulaire d’une des 10 classes d’immersion de l’école primaire Selkirk de Whitehorse.

La Québécoise d’origine enseigne à 23 petits de 10 ans qui apprennent le français depuis leur maternelle, dont Emily Rock et Avery McLoughlin.

Pour moi, ce n’est pas juste une autre langue, nous dit Emily. Je veux être un docteur, alors c’est vraiment une bonne chose que je parle deux langues, ça ouvre des portes dans le monde que d’autres personnes ne vont peut-être jamais avoir.

C’est comme de la magie pour moi, ajoute son amie Avery. Ça m’a fait voir toutes les choses que tu ne peux pas voir quand tu parles juste une langue. Je peux faire plus de connexions et avoir plus de fenêtres ouvertes.

Emily et Avery font partie des quelque 900 élèves inscrits dans ces programmes d’immersion en français offerts dans trois établissements anglophones du Yukon.

Je pense qu’il y a une grande volonté pour les prochaines générations d’être bilingues. Les parents veulent avoir des enfants qui parlent deux langues, constate Catherine Bolduc-Gagnon. Ton cerveau, ta perception de la vie changent, se transforment, quand tu es capable de communiquer dans deux langues. Ça ouvre vraiment les perspectives, ça ouvre les portes de ton cerveau.

En plus de ces programmes d’immersion dans le réseau anglophone, il existe un réseau scolaire francophone depuis la création, en 1996, de la Commission scolaire francophone du Yukon. L’organisme gère une garderie, une école primaire et un collège secondaire. Et les listes d’attente sont remplies, nous dit Jean-Sébastien Blais, président de la Commission scolaire francophone du Yukon.

À tous les niveaux, que ce soit maternelle, primaire, secondaire, on voit un engouement à s’inscrire chez nous. Cela en dit long sur le travail exceptionnel de notre équipe. La demande est là parce que le Yukon grandit au niveau démographique et parce qu’il y a une croissance de la communauté francophone. Et puisqu’on a des programmes crédibles, de qualité, les gens n’ont pas d’hésitation à venir s’inscrire chez nous.

Jean-Sébastien Blais nous explique le long combat judiciaire que la Commission a dû mener auprès des autorités yukonnaises pendant de longues années pour qu’ouvre l’école secondaire, il y a deux ans. Depuis, elle affiche déjà complet.

On est vraiment chanceux, parce que la communauté a toujours voulu cette école secondaire pour que les enfants restent au secondaire, souligne Anie Desautels, enseignante de français au collège. Je suis maman moi aussi, et je ne me vois pas envoyer mes enfants ailleurs. C’est très important pour moi qu’ils soient bilingues et de préserver le français.

L’enseignante estime que l’école joue un rôle important de réseautage pour la communauté francophone.

C’est là que les parents se rencontrent, c’est là qu’on crée des liens entre nous souvent.

Le grand défi, en fait, de la Commission scolaire francophone du Yukon, c’est de gérer la croissance de ses établissements, car le nombre d’élèves a triplé en 30 ans.

L’avenir est rayonnant, dit Jean-Sébastien Blais. Le succès que nous avons me porte à croire qu’on va développer d’autres écoles à Whitehorse, notamment une nouvelle école primaire et une garderie pour que, dès leur plus tendre enfance, les petits puissent venir chez nous.

L’avenir, c’est aussi le développement des études postsecondaires, poursuit-il. Nous sommes en train de concevoir des programmes en partenariat avec l’Association franco-yukonnaise. Et nous allons poursuivre aussi notre partenariat étroit avec les Premières Nations du Yukon.

Le second pilier : l’Association franco-yukonnaise

L’Association franco-yukonnaise a été créée en 1982 pour que la communauté francophone puisse avoir accès à des services en français sur le territoire.

La mission de l’AFY, c’est de s’assurer qu’il y ait des services en français, que les gens, les francophones, puissent vivre et s’amuser en français au Yukon, que les enfants grandissent en français et qu’on ait les ressources en français, explique Isabelle Salesse, qui en est la directrice depuis 12 ans.

C’était, à la base, un organisme qui avait surtout une vocation culturelle, mais qui a rapidement déployé ses activités dans toutes sortes de domaines.

L’AFY, avec le temps, est devenu un guichet unique. En plus de notre rôle de porte-parole auprès des autorités, des politiciens et des bailleurs de fonds, il y a toute une série de services directs à la communauté, indique Isabelle Salesse.

On a un service d’aide à l’emploi, un service d’accueil pour les immigrants francophones, un service de formation, et on est en train de développer un service au niveau du postsecondaire en français. On a aussi un service d’aiguillage au niveau des services de justice et des services pour les entrepreneurs touristiques, pour faire la promotion du tourisme en français au Yukon, ajoute-t-elle.

L’AFY, qui compte plus de 35 employés et dispose d’un budget de 4 millions de dollars par an, est donc la première porte à laquelle frappe tout francophone qui arrive au Yukon pour s’installer, trouver un logement – malgré le manque criant –, un emploi, pour suivre des formations, pour se faire aider à remplir les documents pour son immigration, pour inscrire ses enfants à l’école, etc.

Angélique Bernard, ex-commissaire francophone du Yukon (à gauche) et Jeanne Beaudoin, ex-directrice de l'Association franco-yukonnaise, surnommée « Madame Francophonie » au Yukon.
Angélique Bernard, ex-commissaire francophone du Yukon, et Jeanne Beaudoin, ex-directrice de l’Association franco-yukonnaise, surnommée « Mme Francophonie » au Yukon. (Photo : Radio-Canada/Catherine François)

Une francophonie des peuples

L’AFY joue donc un rôle essentiel pour toute la communauté franco-yukonnaise, souligne Angélique Bernard, qui a été la première commissaire francophone du Yukon.

Depuis le début des années 2010, l’Association franco-yukonnaise a fait beaucoup d’efforts en tourisme et en développement économique, en participant à des foires au Canada, en France, en Belgique et en Tunisie. Le kiosque du Yukon est tout le temps plein de monde.

Cette promotion du Yukon dans les pays francophones européens a porté ses fruits, puisque de plus en plus de francophones venus de France, de Belgique et de Suisse viennent s’installer au Yukon, mais aussi du Maghreb et d’Afrique.

C’est, par exemple, un jeune Malgache qui était à la caisse dans la station-service d’une petite bourgade au nord de Whitehorse, où je m’étais arrêtée pour acheter deux ou trois bricoles à manger.

Cet afflux de francophones explique la vitalité de la langue française sur le territoire.

Il y a vraiment une croissance de la population francophone d’Europe, surtout la France et la Belgique. C’est assez incroyable, c’est un grand changement, déclare Jeanne Beaudoin, ex-directrice de l’Association franco-yukonnaise.

Dans les dernières années, on voit aussi une diversité dans cette francophonie qu’on n’avait pas avant. Avant, la francophonie yukonnaise, c’était très blanc, le français de France et le québécois et, depuis quelques années, on voit de plus en plus de gens qui viennent d’Afrique du Nord, du Cameroun, d’Haïti. C’est une richesse, estime Isabelle Salesse.

Un avis partagé par l’artiste en arts visuels Marie-Hélène Comeau, qui adore faire des projets artistiques avec sa communauté.

Il y a vraiment une francophonie des peuples ici, au Yukon, les gens viennent de partout. On se reconnaît par la langue, on partage le même code linguistique. Mais culturellement, c’est une découverte, on ne se connaît pas personnellement, d’où mon intérêt à faire des projets d’art communautaires. C’est fascinant et stimulant.

L’artiste parle même d’une identité francophone yukonnaise. « C’est une identité multiple parce qu’on vient de milieux très différents, de culture, de générations très différentes… On partage tous ce territoire, avec des cultures différentes, alors ça donne une identité franco-yukonnaise super riche par rapport à son territoire, son histoire passée et actuelle », dit-elle.

Une communauté tissée serrée et déterminée

On a fait un progrès extraordinaire depuis 1982, mais il y a encore beaucoup à faire, nous dit Jeanne Beaudoin, surnommée Madame Francophonie au Yukon parce qu’elle a été de toutes les luttes pour la langue française au cours des dernières décennies, notamment en étant à la tête de l’Association franco-yukonnaise pendant plusieurs mandats.

Quand je suis arrivée en 1982, il n’y avait presque rien. La seule option, c’était de parler français aux enfants à la maison et de s’assimiler, se souvient la Québécoise d’origine. Il y avait 15 % de la population qui avait un héritage francophone, mais plusieurs d’entre eux ne parlaient plus la langue. Alors, la communauté francophone a commencé à s’organiser et on a développé les services, on a créé une école, une garderie, au fil des ans. Et ce qu’on voit aujourd’hui, c’est une communauté qui peut conserver sa langue parce qu’elle a accès à des institutions, un service de garde, des écoles.

« Madame Francophonie » se désole de voir que l’anglais reste encore la langue la plus parlée chez les jeunes qui sont nés au Yukon, même s’ils parlent aussi français, et cela l’inquiète.

J’ai l’impression qu’on fait encore trop souvent trois pas en avant, mais deux pas en arrière. Mais c’est réjouissant de voir que c’est une communauté jeune et en croissance, une communauté qui n’est pas artificielle.

Angélique Bernard, qui a fini en mai 2023 son mandat de cinq ans de commissaire du Yukon, croit notamment que l’un des reculs actuels pour la langue française, c’est dans le domaine de la santé.

Ça reste un domaine préoccupant parce que, même si on est parfaitement bilingue, quand il t’arrive un accident, tu vas tout de suite revenir à ta langue maternelle, tu veux te faire comprendre dans ta langue maternelle. Donc la santé, pour moi, ça va être un domaine à surveiller pour les prochaines années.

Quel avenir pour la langue française au Yukon?

Toutes les personnes que nous avons rencontrées lors de notre séjour au Yukon se sont dites optimistes quant à l’avenir de la langue française sur le territoire, dont l’artiste Marie-Hélène Comeau.

Il y a un bel avenir pour notre langue, parce que même si on vient tous d’ailleurs, on s’est tous adaptés à ce territoire qui est différent. Les liens sociaux sont faciles à créer, c’est un tissu social qui est très fort et qui a en commun cette langue-là. On veut la garder, cette langue, parce qu’elle est rattachée à nos origines, mais on veut aussi la faire fleurir ici, qu’elle prenne sa place, sa couleur, ici aussi.

L’enseignante Anie Desautels, d’origine québécoise, revient sur le concept d’une culture francophone propre au Yukon.

Je pense qu’on est en train de développer une culture franco-yukonnaise. Mes enfants, qui sont nés au Yukon, ont une culture qui leur est propre, et ce n’est pas ma culture et ce n’est pas la culture québécoise traditionnelle que j’ai apprise. Donc, pour mes enfants, le français est beaucoup plus élargi que la version québécoise fermée qu’on avait. Alors ce que je vois, c’est le développement de cette culture franco-yukonnaise qui prend un peu le meilleur de tous les membres de la francophonie et qui crée quelque chose de nouveau. Et c’est ce que je souhaite, je vois que les francophones qui viennent s’établir ici vont contribuer à nourrir cette bête-là qui est la culture franco-yukonnaise.

L’historien Yan Herry voit l’avenir sous un beau jour lui aussi.

Je suis très optimiste. Comme au temps de la ruée vers l’or, on peut vivre en français au Yukon. Et de savoir aussi que les générations actuelles utilisent les services en français et envoient leurs enfants à l’école française, le fait qu’il y a un intérêt pour la diversité de cultures, de langues, je pense que ça contribue à la vitalité de la communauté francophone. Entre la société qui est plus réceptive et une francophonie qui a les institutions pour se développer, je suis optimiste.

Isabelle Salesse pense que la francophonie va continuer de grandir au Yukon, mais elle note que « si on survit, si on grandit comme on le fait ici au Yukon, c’est parce qu’on ne lâche pas, c’est parce qu’on est vigilant aussi ».

Le Yukon, c’est une terre de possibilités, déclare Angélique Bernard.

On est là pour rester…, conclut Jeanne Beaudoin.

À lire aussi :

Vous avez remarqué une erreur ou une faute ? Cliquez ici !

Laisser un commentaire

Note: En nous soumettant vos commentaires, vous reconnaissez que Radio Canada International a le droit de les reproduire et de les diffuser, en tout ou en partie et de quelque manière que ce soit. Veuillez noter que Radio-Canada ne cautionne pas les opinions exprimées. Vos commentaires seront modérés, et publiés s’ils respectent la nétiquette.
Nétiquette »

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *