Entre tradition et crise climatique : le Labrador photographié par Eldred Allen

Un coucher de soleil sur la communauté de Rigolet au Labrador.
Epic Sunset, 2019 (Photo : Eldred Allen avec l’aimable autorisation de la galerie Stephen Bulger)

Un texte d’Hadrien Volle

Eldred Allen achète son premier appareil photo en 2018. Il ne sait pas que, moins de 10 ans plus tard, ses œuvres seront acquises par des collectionneurs et des institutions publiques ou privées.

L’une de ses pièces, Support, a été achetée par le Musée des beaux-arts de Montréal qui l’expose dans sa nouvelle galerie consacrée aux arts inuit, ouverte en fin d’année dernière.

La galerie Stephen Bulger de Toronto accueille jusqu’au 22 février la première exposition solo du photographe inuk en dehors de sa province de Terre-Neuve-et-Labrador. Sur les murs sont accrochées une vingtaine de photos qui représentent la vie de Rigolet, une communauté d’environ 300 habitants installée au bord d’une baie entre un lac et l’océan Atlantique.

Pilote de drone avant d’être photographe

La pratique artistique d’Eldred Allen trouve ses racines dans sa pratique professionnelle quotidienne. Le photographe gagne sa vie en effectuant des relevés par drone dans des zones reculées du Labrador. Je faisais ça sans réfléchir, avec tous les réglages en mode automatique, se souvient-il. Puis un jour, un client lui demande d’effectuer son travail avec des prises de vue depuis la terre ferme, et de nouveaux horizons s’ouvrent à lui.

Dans l’exposition à la galerie Stephen Bulger, on retrouve la multiplicité des points de vue. Les images sont prises tour à tour à des dizaines de mètres de haut ou au ras du sol. La grandeur des paysages côtoie le détail de la fourrure des chiens. Eldred Allen utilise tous les outils à sa disposition, car il est intéressé par les différentes perspectives qu’il peut donner à une image.

Des chiens de traineau sont rassemblés dans un enclos mobile.
Boxed, April 2, 2022 (Photo : Eldred Allen avec l’aimable autorisation de la galerie Stephen Bulger)

C’est en autodidacte qu’il a acquis les connaissances techniques pour pratiquer son art.

Je réside dans une communauté de 300 habitants, donc je n’avais pas accès à quelqu’un qui pouvait m’enseigner la photographie correctement , précise-t-il.

C’est dans les livres à sa disposition, mais surtout sur YouTube et plus largement sur Internet qu’il emmagasine le savoir nécessaire. Voilà pour la théorie.

La pratique, Eldred Allen l’améliore chaque jour en dehors de ses heures de travail.

En se promenant, il prend conscience de la beauté des paysages et réalise qu’il a juste à sortir de chez lui pour trouver quelque chose d’intéressant à prendre en photo

Au contact des sujets, il essaye des choses jusqu’à ce qu’il se rende compte qu’il avait fait naître en lui le désir et la capacité de faire connaître son lieu de vie au monde entier.

À travers son travail, le photographe veut témoigner des traditions de sa communauté : la chasse, la pêche, mais aussi les relations entre humains dans cet environnement où Internet n’existe pas à l’extérieur des maisons.

Les différentes histoires qu’il raconte par son objectif l’empêchent de se cantonner à un style unique.

Je n’ai pas d’étiquette, je documente le mode de vie de ma région pour le partager , résume-t-il.

Cette idée de documenter s’impose aussi parce que le mode de vie de la communauté représentée est attaqué de toute part, notamment par les conséquences de la crise climatique, qui touche davantage les terres du nord du pays.

Il fait la liste des déboires des derniers mois.

Le réchauffement fragilise nos routes, la grippe aviaire fait qu’on n’a pas pu accueillir les nids d’oiseaux ni manger leurs œufs cette année. À cela s’ajoute un projet de barrage hydroélectrique qui menace notre accès au poisson.

Eldred Allen est pris dans une forme d’urgence : immortaliser cette vie avant qu’elle ne disparaisse . Mais son œuvre témoigne déjà des conséquences de changements irréversibles, à l’instar de l’une des pièces les plus connues, Support, dont un tirage orne un mur de la galerie Stephen Bulger.

Une image prise d'un drone qui montre diverses traces dans la neige.
Support, December 29, 2021 (Photo : Eldred Allen avec l’aimable autorisation de la galerie Stephen Bulger)

Au premier regard, il s’agit d’empreintes de pas et d’une trace de roue en parallèle. Mais l’explication qui l’accompagne lui donne une dimension dramatique.

Il s’agit d’une couche de glace couverte d’une mince pellicule de neige, indique-t-il.

L’étendue gelée est un chemin emprunté en hiver par la communauté pour aller chasser et pêcher.

Afin d’être certain que la route est praticable, quelqu’un va passer une première fois en motoneige, mais ici (hors champ), la glace s’est brisée et la motoneige a sombré à cinquante mètres de profondeur, raconte Eldred Allen.

Puis, il ajoute : Les empreintes de pas témoignent du retour à pied du conducteur, mais aussi de la venue des autres membres de la communauté qui l’ont rejoint afin de l’aider à atteindre le rivage.

Des grands espaces à l’intimité des foyers

Le photographe ne témoigne pas seulement des paysages à grande échelle. Il y a aussi çà et là des représentations du lien intime entre les hommes et leur environnement.

Eldred Allen prend en modèle sa famille, toujours de dos, comme pour lui donner une dimension universelle. Son épouse est son épouse, mais elle est toutes les femmes de sa communauté, tout comme son fils symbolise la propre enfance de l’artiste.

L’une des représentations de sa progéniture montre le garçon ouvrant la porte du chalet. Eldred Allen immortalise alors le souffle de la brume qui se crée et enveloppe la silhouette pendant que des courants d’air froids et chauds se rencontrent dans la douceur du matin.

Intimité encore quand, le photographe sort de chez lui à la nuit tombée en pleine tempête pour capturer les mouvements de la neige dans les reflets de la lumière d’un chalet voisin. Un tourbillon qui, sous la lentille du photographe, prend des airs de fantôme.

Une photo prise en hauteur et qui montre la rive d'une étendue d'eau partiellement glacée. Ouvrir en mode plein écranBroken Road (La Route brisée), 2021
Broken Road (La route brisée), 2021 (Photo : Eldred Allen avec l’aimable autorisation de la galerie Stephen Bulger)

Stephen Bulger a découvert le travail d’Eldred Allen parmi d’autres photographies d’artistes inuit qui lui avaient été laissées par un collectionneur ontarien qui souhaitait connaître son avis d’expert. Quand il a beaucoup de pièces à voir, le galeriste trie les œuvres en quatre piles en fonction de l’intérêt qu’elles suscitent en lui : A, B, C et D.

Le jour où il s’est vu confier les œuvres d’Eldred Allen, il s’est avéré qu’à la fin d’un premier tri, lorsqu’il a retourné la pile A, c’est le nom du photographe qui apparaissait sous chaque œuvre. Stephen Bulger a alors contacté la Fondation Inuit Art pour être mis en relation avec lui et montrer son travail à Toronto.

Un ciel étoilé derrière un inukshuk.
Star Gazing, August 7, 2022. (Photo : Eldred Allen avec l’aimable autorisation de la galerie Stephen Bulger)

Une réflexion sur la couleur

La plupart des images composées par l’artiste sont en noir et blanc. Un choix qu’il justifie par le fait que, lorsqu’il y a de la couleur, celle-ci est le sujet. Le photographe ne veut pas que le visiteur soit déconcentré par la lumière.

Il prend l’exemple d’une photo d’une peau de phoque en train de sécher dans un cadre en bois.

Ici, le noir et blanc permet de se concentrer sur la forme, le contraste et les textures. Cette image, capturée alors que le soleil était en train de se lever, aurait eu une tout autre signification avec la couleur, mais ce n’est pas ce que je voulais représenter, indique Eldred Allen.

Avec cette explication, on pourrait penser que l’artiste suit un strict processus de composition, mais en réalité, il a des difficultés à mettre celui-ci en mot. Il dit simplement « suivre son instinct ».

Un instinct qui lui indique parfois de laisser toute la magnificence colorée de certains paysages.

Le visiteur habitué aux nuits des centres-villes ne peut qu’être saisi par la splendeur des ciels étoilés agrémentés d’aurores boréales tirées en grand format. Et que dire de ce coucher de soleil rose au-dessus de la communauté où tout le paysage semble prendre une texture si particulière?

Chaque photo est une aventure en soi.

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