Arctique – Le bœuf musqué victime des changements climatiques?
ÎLE VICTORIA, Canada – C’était une dure journée pour les chasseurs Colin Amegainek, Ryan Angohiatok, et Roland Emingak, du Nunavut.
Ils sont partis aux aurores de Cambridge Bay, une petite collectivité de l’extrême arctique canadien. Et là, en fin d’après-midi, ils ont parcouru 70 km de terres rocailleuses, ont arpenté dans tous les sens le lac Ekalluktok couvert de glace à la recherche de boeufs musqués. C’est que toute leur vie dépend de cet animal, qui est leur source de revenus, leur nourriture, leur emploi. Ce sont les règles que dicte la chasse au gros gibier.
Colin Amegainek voit enfin quelque chose : des traces de sabots. Il saute de sa motoneige pour constater que ces traces sont remplies de neige. Les animaux sont passés depuis un moment déjà, probablement un jour ou deux.
Les chasseurs reprennent leur recherche sur leurs motoneiges et leurs cométiques, des traîneaux à toute épreuve chargés d’équipements, gravissant des talus rocailleux ou franchissant des étendues glacées. De temps en temps, ils s’arrêtent au sommet d’une colline, sortent leurs jumelles et scrutent l’horizon dans l’espoir de trouver les animaux.
Roland Emingak hoche la tête, laissant tomber ses jumelles sur sa poitrine.
Toujours rien en vue.
Et les chasseurs poursuivent leur recherche.
Plus tard dans l’après-midi, loin, loin devant, ils remarquent un amas de nuages qui, petit à petit, estompe la ligne d’horizon entre le ciel et la plaine gelée.
« De la poudrerie! » , dit Colin Amegainek.
Il est temps de rentrer au village. Les recherches reprendront demain.
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Selon les membres de la communauté, la chasse au boeuf musqué n’a pas toujours été aussi difficile.
« Il y a vingt ans, à peine sortis du village, on voyait partout des boeufs musqués », a dit Colin Amegainek, à qui l’on a parlé plus tard dans la semaine dans la maison qu’il partage avec son père David.
« Actuellement, nous devons parfois parcourir quelques centaines de milles avant d’apercevoir un boeuf musqué. »
« Ça m’inquiète. »
Les boeufs musqués essentiels à la vie
Le village de Cambridge Bay, où vivent Colin Amegainek, Ryan Angohiatok et Roland Emingak, est une collectivité principalement inuite d’environ 1600 habitants située sur l’île Victoria, dans l’archipel Arctique canadien.
Dans le village, on comprend vite à quel point les boeufs musqués sont indispensables à la population d’ici, que ce soit du point de vue culturel ou économique, ou comme source d’alimentation.
Devant les maisons des chasseurs, les boeufs musqués qu’ils ont chassés sont étalés dans la neige.
Partout, les peaux des bêtes sont étirées sur des planches pour être transformées en cuir.
Et dans le stationnement de l’hôtel local, les membres de l’organisation de chasseurs et de trappeurs de Cambridge Bay travaillant pour le pourvoyeur local viennent chercher les amateurs de chasse. La chasse sportive est l’une des principales sources d’emploi dans cette région reculée du globe, où les possibilités d’éducation et de travail sont vraiment limitées.
Mais les chasseurs ont remarqué des changements en ce qui concerne les boeufs musqués.
Non seulement ceux-ci semblent s’être éloignés du village, mais quand les chasseurs en trouvent, ils sont souvent malades; et parfois tellement malades que leur viande est impropre à la consommation.
Dans cette région du Canada où les aliments sont au moins deux fois plus chers que la moyenne nationale, les répercussions de ces changements se font déjà sentir.
Les retombées culturelles et économiques
Le lendemain, Colin Amegainek, Ryan Angohiatok et Roland Emingak reprennent la route. Ils partent à 8 h du matin. Les conditions sont particulièrement difficiles : la température ressentie est de -42 avec le facteur vent. Il fait tellement froid que, lors des haltes, quand ils prennent le thé, le liquide à peine sorti de la bouteille isotherme forme une croûte gelée.
Finalement, vers 16 h, les chasseurs repèrent trois boeufs musqués.
Amgainek en abat un.
Et c’est là que commence le travail. Les hommes se servent de leurs cométiques pour s’abriter du vent glacial, le temps de préparer l’animal pour le transporter vers la collectivité. Mais à peine les chasseurs ont-ils commencé à le débiter qu’ils constatent que quelque chose ne va pas : l’animal manque totalement de gras, et c’est très inquiétant.
Ryan Angohatok se lève d’un coup. Il a vite compris.
« Nous devrions laisser la viande ici”, dit-il.
À côté de lui, Colin Amegainek acquiesce d’un signe de tête. Mais ils continuent à travailler sur la bête. Ils veulent en avoir le coeur net.
Aujourd’hui, les hommes prélèvent des échantillons avec les scientifiques. Plus ils travaillent sur l’animal, plus ils s’inquiètent de ce qu’ils voient: kystes, infections, adhérences intestinales.
Et la liste ne cesse de s’allonger.
Finalement c’est clair, il y a trop de choses qui ne tournent pas rond dans cet animal.
Il n’y a pas de viande à ramener dans la communauté aujourd’hui.
« C’est un énorme gaspillage », a dit Amegainek lors d’une entrevue une semaine après la chasse.
Auparavant, il ne tombait que sur un ou deux boeufs musqués malades par année.
Mais maintenant, ce n’est plus la même chose.
« Ça commence à devenir une chose normale de voir des maladies, dit-il. Quand je sors, c’est une fois sur deux.» »
Les retombées culturelles et économiques se font sentir chez tous les chasseurs de la collectivité.
« Nous n’avons plus autant de viande pour l’hiver », dit Julia Ogina, qui est chasseuse de subsistance à Cambridge Bay et coordonnatrice de projet à l’Association inuite de Kitikmeot qui représente les Inuits de l’ouest du Nunavut.
« Nous devons acheter beaucoup de viande dans les supermarchés. Nous n’avons pas l’habitude de compter autant sur la viande de supermarché, parce que nous n’avons pas grandi avec ces habitudes-là. »
« Et pour trouver les animaux, nous devons nous y prendre plus d’une fois, et même beaucoup de fois. », dit-elle.
« Mon mari et moi, nous travaillons tous les deux. Nous allons donc chasser seulement les fins de semaine. Et si nous n’attrapons rien, nous réessayons le week-end suivant, et celui d’après. »
Le plus dur, c’est de trouver un animal après plusieurs jours de chasse et de constater que la viande est trop atteinte par la maladie pour être consommée.
« C’est inquiétant, c’est alarmant”, dit Julia Ogina. « Nous, les Inuits, nous n’aimons pas gaspiller de la nourriture. »
« On se demande à quel point ça va se détériorer. »
Les boeufs musqués sont-ils vunérables aux changements climatiques?
Le Canada compte la plus importante population de boeufs musqués du monde, mais aucune estimation exacte n’en a été faite.
L’Union internationale pour la conservation de la nature en dénombre approximativement 121 000 au Canada. Toutefois, la démographie décroissante de l’île et la mortalité élevée des boeufs musqués récemment constatée dans l’archipel Arctique aggravent encore plus la situation.
Personne ne sait pourquoi les boeufs musqués semblent être de plus en plus malades.
Cependant, trois choses ont retenu l’attention des scientifiques ces dernières années : le ver pulmonaire, qui est un parasite, l’Erysipelothrix rhusiopathiae, qui est une bactérie, et le virus Orf, qui infecte habituellement les troupeaux de chèvres et de moutons.
Maintenant, la prochaine étape est de déterminer le rôle des changements climatiques dans leur prolifération.
L’Arctique se réchauffe deux fois plus vite que les autres régions du monde.
Serait-ce le climat qui rendrait possible le développement de ces maladies sur l’île Victoria? Ou bien serait-ce le réchauffement climatique qui rendrait le boeuf musqué plus vulnérable à la maladie?
« Il y a un certain nombre de choses qui se passent, ce n’est pas uniquement un seul facteur », dit Susan Kutz, professeure de sciences vétérinaires à l’Université de Calgary, au Canada, qui a passé les 20 dernières années à étudier les effets des changements climatiques sur les animaux de l’Arctique.
« Le climat de l’archipel Arctique a été beaucoup plus chaud les dernières décennies. Que se passe-t-il quand un boeuf musqué adapté à un environnement arctique froid se retrouve soudainement dans des températures qui s’élèvent à 20 et 30 degrés. »
« Nous pouvons déjà avancer que c’est l’un des facteurs qui les perturbe et qui les rend plus vulnérables aux autres maladies. »
Qu’est-ce que cela signifie pour les générations futures?
Même si les scientifiques et la communauté de Cambridge Bay unissent tous leurs efforts et collaborent étroitement sur des projets de recherche sur la santé du boeuf musqué, les chasseurs de la communauté s’inquiètent des effets de la vulnérabilité de la santé des boeufs musqués sur les générations futures.
« La quantité de connaissances que j’ai acquises quand j’étais enfant, nos jeunes aujourd’hui ne pourront jamais en acquérir autant », constate Julia Ogina.
« Est-ce qu’on trouvera des boeufs musqués quand ira les chasser en fin de semaine? Nous serions chanceux de voir un animal, ce qui n’est pas le cas en ce moment. »
« On se demande à quel point ça va se détériorer, on se demande quand nous aurons des réponses et comment nous allons agir à ce moment-là. »
Le chasseur Colin Amegainek est d’accord et dit qu’il espère qu’il y aura moyen de faire encore plus de recherche sur la santé animale dans l’Arctique pour ralentir ces effets néfastes que constatent les Inuits.
« Je pense que le reste du Canada doit absolument être mis au courant de notre situation », dit-il.
« Parce que je veux que les boeufs musqués existent encore pour les générations futures. »
Écrivez à Eilís Quinn at eilis.quinn(at)radio-canada.ca
-Traduit de l’anglais par Danielle Jazzar, Radio-Canada