Savoir autochtone et recherche scientifique sont-ils complémentaires?
Le gouvernement canadien fait valoir depuis plusieurs mois l’importance d’inclure le savoir des Autochtones à la recherche scientifique pour mieux comprendre l’impact des changements climatiques dans l’Arctique canadien. Mais des chercheurs soulèvent la nécessité pour la communauté scientifique de prendre davantage en compte les fondements des pratiques autochtones.
« Le savoir scientifique s’intéresse souvent à des points très précis, comme le comportement d’un animal, alors que le savoir autochtone est souvent très contextualisé », affirme le professeur à l’École d’études autochtones de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue (UQAT) Francis Lévesque. Quand on parle de l’ours [polaire], on ne parle pas juste d’une question ou d’un aspect, on va parler de son univers au grand complet. »
Dans le cas des Autochtones, Francis Lévesque croit que la communauté scientifique a tendance à isoler certains savoirs du contexte dans lequel ils sont transmis.
Au mois de février, le gouvernement fédéral a déposé le projet de loi C-69, qui est actuellement à l’étude au Sénat, pour réviser la manière dont sont validés les projets énergétiques et permettre aux Autochtones, entre autres, d’être impliqués dans les processus d’évaluation environnementale. Plusieurs provinces canadiennes, dont le Québec, la Saskatchewan et l’Alberta, se sont montrées craintives à l’idée de systématiquement tenir compte du savoir autochtone.
Les approches scientifiques et autochtones ont récemment fait l’objet de mésententes. Plusieurs communautés inuites du Nunavut, dans le Nord canadien, se sont inquiétées du nombre élevé d’attaques commises par des ours polaires, qu’ils ont attribuées à une surpopulation de ces mammifères. Environnement Canada a toutefois contredit cet état des lieux en évoquant plutôt un déclin de la majorité des espèces d’ours polaires.
En 2011, le gouvernement fédéral a d’ailleurs désigné l’ours polaire comme une « espèce préoccupante » au titre de la Loi sur les espèces en péril, qui assure la conservation et la protection des espèces sauvages du pays.
Une approche colonialiste
S’arrêter aux pratiques sans prendre en compte les fondements qui s’y rattachent revient à apposer un « regard colonialiste encore plus insidieux », pense la sociologue et chercheuse pour le Centre interuniversitaire d’études et de recherches autochtones (CIÉRA) Karine Gentelet, en entrevue téléphonique avec Regard sur l’Arctique.
« C’est pour ça qu’[en matière] de décolonisation, il y a encore du travail à faire, parce que ce n’est pas juste de voir une dimension », ajoute-t-elle.
Pour la professeure attikamek à l’École d’études autochtones à l’UQAT Suzy Basile, la notion de complémentarité du savoir autochtone à la science crée d’emblée une hiérarchie.
Le territoire du Nunavut fait de plus en plus appel aux connaissances des Inuits pour orienter ses politiques publiques liées à l’environnement. Sa Loi sur la faune et la flore prend désormais en compte plusieurs aspects de leurs connaissances ancestrales.
Plus de place aux femmes
Suzy Basile s’est intéressée spécifiquement au savoir des femmes autochtones pour « remettre l’histoire à sa place ». Elle souhaiterait que leurs connaissances soient davantage prises en compte par la communauté scientifique, ce qui permettrait de rétablir un équilibre entre les sexes et de mieux revoir les politiques publiques.
Selon la sociologue Karine Gentelet, il y a une « “invisibilisation” des femmes [autochtones] dans le processus d’analyse scientifique, particulièrement dans le processus de recherche, et de leur contribution à la société ».
À titre d’exemples, elle cite leur vaste connaissance de la flore nordique, traditionnellement essentielle pour la guérison par les plantes médicinales, ainsi que le perlage, par lequel sont notamment transmis les contes et les légendes ancestraux.
« Dans nos sociétés, les aspects normatifs et sociaux [de l’art] sont séparés, mentionne-t-elle. [Mais le perlage] est une activité normative dans laquelle on passe son savoir. »
La contribution du savoir autochtone à la recherche scientifique ne doit donc pas s’arrêter seulement à la chasse et à la pêche, des pratiques traditionnellement exercées par les hommes, selon les chercheuses.
« S’ouvrir les ornières »
Malgré les défis que présente la prise en compte des savoirs autochtones dans la recherche scientifique canadienne, l’émergence d’un plus grand nombre d’universitaires et de chercheurs autochtones dans les dernières années risque de changer certains paradigmes. « On va être obligés de se conformer et de s’ouvrir les ornières », prévoit Karine Gentelet.
Le budget fédéral de 2018 alloue une somme de 3,8 millions de dollars à l’élaboration d’un plan stratégique pour trouver des moyens d’entreprendre des recherches avec les communautés autochtones du pays.
S’il est adopté au Sénat, le projet de loi C-69 permettra aux Autochtones de se prononcer dès l’étape de la planification d’un projet énergétique.