L’investissement chinois, un dilemme dans l’Arctique canadien
Les visées de Pékin sont réelles. Même si la Chine est très loin du Grand Nord, elle veut devenir une puissance incontournable dans l’Arctique. Le Canada a tout intérêt à s’y attarder pendant qu’il est encore temps.
John Metuq est un homme fier et dynamique, à l’image du hameau de Qikiqtarjuaq. Mais les deux sont à bout de patience. Plus de 600 Inuits habitent ici, dans cette communauté insulaire située juste au-dessus du cercle polaire, dans l’est de l’Arctique canadien.
« Nous avons plein d’idées, mais nous sommes souvent oubliés, ignorés et désavantagés », se désole le responsable du développement économique.
Qikiqtarjuaq a un rêve : celui d’avoir un port de mer. La communauté voit dans ce projet un véritable catalyseur socio-économique.
Après tout, ce village pittoresque du Nunavut est entouré d’eau. Il est situé dans le détroit de Davis, un couloir stratégique pour le trafic maritime dans l’Arctique.
John Metuq a 34 ans. Quand le projet de port en eau profonde a vu le jour, il n’était pas encore né.
De multiples demandes de financement adressées à Ottawa n’ont toujours rien donné.
Les Inuits possèdent pourtant trois chalutiers pour pêcher le turbot et la crevette dans le détroit de Davis. Mais faute d’infrastructures portuaires au Nunavut, leurs bateaux commerciaux doivent accoster à des centaines de kilomètres plus loin, au Groenland.
C’est là qu’ils se rendent pour se ravitailler, procéder aux changements d’équipages et expédier leurs prises sur les marchés internationaux. « C’est injuste. Nous sommes des Canadiens. Vous n’avez qu’à compter le nombre de ports dans l’Arctique canadien et vous comprendrez ce que je veux dire. »
Un rêve et un mystère
Le bruit court, au nord du 60e parallèle, que quelque chose se trame à Qikiqtarjuaq, que des investisseurs chinois seraient arrivés sur la pointe des pieds dans la communauté.
Mais est-ce une invention? Personne n’est mieux placé que John Metuq pour répondre à la question.
« Nous avons eu des discussions avec des investisseurs étrangers, principalement des Chinois. Oui, nous avons exploré des possibilités, mais nous n’avons rien scellé. »
Il raconte timidement que les rencontres ont eu lieu à Vancouver. Mais qui a approché qui? Qui sont ces investisseurs chinois?
Si ce bout du récit reste flou et mystérieux, cet exemple est révélateur d’une nouvelle réalité géopolitique dans l’Arctique.
Le pari de Pékin
La Chine tisse sa toile et sa stratégie a franchi une nouvelle étape. Elle s’appuie sur un document de 5443 mots.
Pour la toute première fois, Pékin a publié un livre blanc sur une région en dehors de son propre territoire. Ce manifeste politique, dévoilé l’an dernier, signale un engagement à long terme de la Chine à contribuer à l’évolution de l’Arctique.
Jusque-là, aucun texte officiel n’avait précisé les ambitions du gouvernement chinois pour cette région.
Pékin imagine la création d’une « route polaire de la soie » dominée par le commerce chinois.
Son plan permettrait d’étendre le colossal projet d’infrastructures chinois lancé par le président, Xi Jinping, destiné à relier la Chine, l’Asie, l’Europe et l’Afrique.
L’experte en sécurité arctique Lindsay L. Rodman fait remarquer que, contrairement aux pays occidentaux, « la Chine a l’avantage d’avoir une capacité remarquable et enviable de penser à long terme ».
Les nations arctiques comme le Canada et les États-Unis pourraient tôt ou tard être sérieusement bousculées si elles ne voient pas plus loin que par tranche de quatre ou cinq ans, selon Mme Rodman. « La glace fond et les routes maritimes s’ouvrent. Le commerce suivra et la Chine se positionne comme le leader mondial dans l’ensemble de la région circumpolaire. »
L’énoncé de Pékin se garde bien d’utiliser un langage agressif et provocateur à l’endroit des nations arctiques.
L’expert en géopolitique arctique Frédéric Lasserre note que, sur 14 pages, le concept de coopération y revient 45 fois. Si le document cherche à rassurer, il est loin d’être exempt d’ambiguïtés, constate ce professeur de l’Université Laval.
Le chercheur y va d’un exemple : « La Chine estime que l’ensemble des ressources naturelles de l’Arctique fait partie du patrimoine commun. Quelle est sa définition du patrimoine commun? »
Il reste beaucoup d’inconnues quant à la stratégie et aux intérêts de la Chine dans l’Arctique. « Plusieurs zones d’ombre appellent à des précisions, ce qui représente un défi pour le Canada », ajoute le professeur Lasserre.
La Chine devient un enjeu à la fois économique, maritime et géopolitique.
Pékin veut accroître son emprise dans l’Arctique et, déjà, les signes ne manquent pas. Dans son rétroviseur, Ottawa voit depuis longtemps la Russie, mais la Chine est dans son angle mort.
« Une tête de pont »
Quelque 670 kilomètres séparent Qikiqtarjuaq et Nuuk, la capitale du Groenland.
Par beau temps, John Metuq peut syntoniser dans sa camionnette une station de radio de la deuxième plus grande île du monde. « Nous sommes loin, mais nous ne sommes pas si loin! »
Il est conscient que de l’autre côté du détroit de Davis, la Chine cherche déjà à séduire le territoire danois et commence à s’implanter.
Au moment où le Groenland est en train d’acquérir une autonomie renforcée du Danemark, son gouvernement souhaite créer ses propres relations et partenariats. Et Pékin n’a pas tardé à exprimer sa volonté d’aider.
Avec une population de 57 000 habitants, l’indépendance économique de l’île passe par le développement du tourisme et l’extraction des ressources naturelles. Les coûts de construction et d’exploitation dans cet environnement très similaire à celui du Grand Nord canadien restent élevés.
Les Chinois savent que le Groenland a cruellement besoin d’investissements massifs en infrastructures comme pour son projet d’agrandissement et de modernisation de ses trois principaux aéroports.
Alors faute de moyens, le gouvernement territorial a sérieusement considéré la possibilité de confier le chantier à des entreprises d’État chinoises qui étaient prêtes à investir.
Mais face aux préoccupations du Danemark et aux pressions de Washington pour qui le Groenland demeure stratégiquement important, cette participation chinoise n’a finalement jamais eu lieu. L’île abrite toujours la base militaire américaine de Thulé.
Cela n’a pas empêché le Groenland d’accroître sa dépendance économique à l’égard de la Chine. Les investissements chinois représentent déjà 12 % du PIB du Groenland, selon les calculs du groupe Center for Naval Analyses.
La plupart des principaux gisements miniers du Groenland ont été visités et étudiés par les scientifiques chinois. Les abondantes ressources naturelles de l’île aiguisent l’appétit de l’empire du Milieu, dont les entreprises ont une participation dans au moins quatre projets miniers.
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La Chine prend pied, loin d’Ottawa
Devant cette nouvelle réalité stratégique, quelles sont les réelles intentions de la Chine à l’égard de l’Arctique canadien?
Il faut décortiquer l’ensemble des activités minières nordiques pour réaliser qu’au pays, au moins six sociétés chinoises ont déjà planté leur drapeau au-delà du 55e parallèle. Elles ont investi dans au moins huit des 25 sites miniers de la région.
Une recherche menée par Pierre-Louis Têtu, docteur en sciences géographiques et spécialiste des industries extractives, donne un des portraits les plus exhaustifs à ce jour.
Les sociétés chinoises financent, par des prises de participation parfois discrètes, l’exploration et le développement de projets miniers ou encore l’exploitation de gisements.
Le projet de mine de fer Roche Bay, au Nunavut, vise ultimement à exporter du minerai directement de l’Arctique jusqu’en Chine. Il prévoit aussi des infrastructures portuaires.
« Pour l’instant, des investissements chinois de 1,4 milliard de dollars sont prévus dans le cadre de Roche Bay », explique Pierre-Louis Têtu, « mais difficile de savoir quels sont la stratégie et le modèle d’affaires envisagés. »
Autre plan encore plus imposant : celui de la société MMG. La minière est une filiale de China Minmetals détenue par l’État chinois. Ses deux projets baptisés « Izok » et « High Lake » ambitionnent d’exploiter des mines de zinc.
Mais pour y arriver, il faudra une route et un port. MMG a déjà prévu jusqu’à 20 allers-retours de navires par année, entre le Nunavut et la Chine. « C’est certain qu’en empruntant le passage du Nord-Ouest, les routes sont beaucoup plus courtes et c’est vraiment très avantageux pour Pékin », précise Pierre-Louis Têtu.
Et si la Chine était prête à investir directement dans ces projets d’infrastructures, que ferait le Canada?
La feuille de route manquante
Le Canada est confronté à tout un défi. Et par surcroît, il survient en pleine crise diplomatique entre Pékin et Ottawa.
« Il faut que le Canada détermine quelle est sa propre position, quelle est la ligne qu’il souhaite que la Chine ne franchisse pas. Ça veut aussi dire accepter de dialoguer avec elle », précise le spécialiste en géopolitique arctique, Frédéric Lasserre.
Mais l’absence d’une vision canadienne à long terme globale pour l’Arctique rend la tâche particulièrement complexe. Elle a notamment entraîné un énorme déficit sur le plan des infrastructures. Cette lacune rattrape maintenant Ottawa.
Dans un mémoire présenté au Comité permanent des affaires étrangères, le groupe de réflexion Arctic 360 a prévenu le gouvernement canadien des risques d’écarter complètement la Chine de l’équation.
Voilà maintenant deux ans demi que le premier ministre Justin Trudeau a annoncé l’élaboration d’un nouveau cadre stratégique pour l’Arctique. L’objectif : « identifier et bâtir une vision à long terme jusqu’en 2030 pour le Nord canadien et la région circumpolaire de l’Arctique ».
Or, le gouvernement libéral n’a toujours pas accouché du document promis et sa publication est continuellement reportée.
Une fois dévoilée, la stratégie tiendra-t-elle compte de la politique arctique de la Chine? Apportera-t-elle un éclairage sur le financement des infrastructures du Grand Nord dans un contexte chinois?
Frédéric Lasserre est nuancé. « Ce serait une erreur pour le gouvernement de dire que ce n’est pas envisageable. Mais ça renvoie à la question : à quelles conditions? »
Le dilemme de Qikiqtarjuaq
John Metuq continue de voir grand et de rêver à son port en eau profonde.
Qikiqtarjuaq a besoin d’un levier, comme la plupart des communautés arctiques canadiennes.
En l’absence d’un montage financier entièrement canadien pour son port, la possibilité d’investissements chinois pourrait tôt ou tard confronter le hameau à un choix déchirant :
« C’est un dilemme. Ce n’est pas notre premier choix. C’est très tentant de sauter sur une occasion comme celle-là. Mais nous devons être très prudents. »
La Chine a déjà compris la valeur et le potentiel de l’Arctique. Qikiqtarjuaq sait qu’elle n’est déjà pas très loin. John Metuq aimerait bien que le Canada le réalise à temps.