Dans le Nord canadien, des communautés autochtones redéfinissent la protection des espèces

La protection du béluga fait l’objet de débats entre leaders autochtones et scientifiques gouvernementaux. (Meighan Makarchuk)
Dans le Nord canadien, des leaders autochtones cherchent à faire modifier les règles en matière de protection des espèces. Sous le coup des quotas stricts de chasse et pêche des différents paliers de gouvernement, ces leaders font pression pour obtenir plus de contrôle lorsqu’il est question de gestion des espèces menacées.

Un texte de John Last, de CBC News

Dans un gymnase rempli de Colville Lake, dans les Territoires du Nord-Ouest, le chef Wilbert Kochon se penche sur un micro.

De l’autre côté d’une rangée de tables pliantes, des responsables du département de l’Environnement et des Ressources naturelles du territoire écoutent attentivement.

« C’est notre gagne-pain. Pour vous, c’est simplement un travail. C’est une différence importante », affirme M. Kochon.

Il est question du caribou, mais le sujet pourrait tout aussi bien être le béluga, le renne ou le saumon.

Pendant une semaine, à la fin janvier, trois audiences importantes tenues à Colville Lake, à Stockholm (Suède) et à Kuujjuarapik, au Nunavik, ont démontré comment ces efforts de protection progressent.

Les démarches s’appuient sur l’importance accordée par la communauté scientifique, après des décennies de démarchage autochtone, aux savoirs traditionnels pour protéger certaines des espèces les plus vulnérables du monde.

Le leadership et le savoir autochtone dans les domaines des relations avec la terre et de la protection sont essentiels, a affirmé Steven Nitah, un leader déné de Łutselk’e, et l’un des négociateurs responsables de la création de la Réserve du parc national Thaidene Nëné.

« Nous sommes perdus si nous agissons autrement. »

Un historique d’exclusion

Les premières démarches de protection environnementale au pays remontent au 19e siècle, et étaient inspirées des efforts de personnalités américaines, comme le président Roosevelt.

Lorsque le Canada a créé son premier parc national à Banff, le projet de loi le décrivait comme « un parc public et un terrain de détente », et interdisait à toute personne de s’y installer ou de l’occuper.

Cette formulation est l’un des principes fondateurs de la protection environnementale, en vertu desquels les zones à protéger dépendaient de « l’attrait esthétique » d’une région, selon Faisal Moola, professeur adjoint à l’Université de Guelph qui travaille avec les Premières Nations dans des dossiers liés à la protection de l’environnement.

« Lorsque vous réduisez le rôle des peuples autochtones, vous pouvez, en fait, faire plus de mal que de bien. »Faisal Moola

De nos jours, les démarches de protection environnementale ont évolué « pour utiliser un processus plus explicite qui s’appuie davantage sur la science », a indiqué M. Moola. Les zones à protéger sont sélectionnées parce qu’elles abritent des espèces rares, contiennent une biodiversité extraordinaire ou représentent un type d’écosystème qui n’a pas déjà été protégé.

Mais ce raisonnement continue d’exclure une partie essentielle de l’écosystème : les Autochtones qui exploitent la terre.

Jusqu’à récemment, a précisé M. Moola, les scientifiques ne comprenaient pas le rôle central joué par l’exploitation des terres selon les traditions autochtones pour garder les écosystèmes en santé.

« Leurs cultures et leurs traditions ont évolué en compagnie des animaux », a-t-il dit. « Les populations de ceux-ci ont en fait réagi à leur présence sur la terre depuis des milliers et des milliers d’années. »

La compréhension du rôle des Autochtones vient remettre en doute la vision conventionnelle de la forteresse de la « protection environnementale », qui vise à protéger des zones contre l’influence humaine.

« La perspective de la science occidentale consiste à isoler les choses et à les laisser tranquille, alors que la science autochtone et leur point de vue sur le monde consistent à prendre du recul et à développer une relation », a déclaré M. Nitah.

De précédentes démarches de protection ont mis en danger cette relation, a poursuivi M. Moola, ainsi que le transfert du « savoir bioculturel » qui y est associé, soit les techniques, les observations et le langage qui permettent aux peuples autochtones de disposer d’une « compréhension plus importante de leurs territoires ».

Ce savoir se perd, martèle M. Moola.

La fin des quotas réclamée

Au moment où M. Kochon prononce son allocution à Colville Lake, à 3000 kilomètres à l’est, les Inuit du Nunavik participent eux aussi à une séance d’information.

À Kuujjuarapik, le sujet n’est pas le caribou, mais le béluga. Différents paliers décisionnels, créés par diverses revendications territoriales, font en sorte que des communautés voisines fonctionnent selon des règles différentes pour la pêche. Pendant 40 ans, la pêche au béluga, au Nunavik, a été soumise à un quota strict sous la barre des 1000 animaux.

Afin de protéger les bélugas menacés de l’est de la baie d’Hudson, le ministère fédéral des Pêches et des Océans a interdit la pêche et l’exploitation des mammifères sur certains terrains de chasse et pêche traditionnels, forçant les Inuit à se déplacer sur des centaines de kilomètres.

Lors des audiences, les Autochtones ont évoqué l’équation entre ces interdictions et la perte du savoir bioculturel.

« Les jeunes ont perdu leur savoir à propos des bélugas », a déclaré James May, président de l’organisation des chasseurs, pêcheurs et trappeurs de la région, « en raison de ce que le ministère a imposé ».

En entrevue avec CBC, Tommy Palliser, directeur exécutif du Nunavik Marine Region Wildlife Board, qui a organisé les audiences sur le béluga, a affirmé que ces interdictions et d’autres obstacles à la pêche du béluga rendent plus difficile la transmission des informations « sur les outils à prendre pour la chasse, où trouver les animaux, comment les chasser, comment les équarrir, quelles parties sont bonnes à manger, et quelles parties sont bonnes pour produire de l’huile ».

Le caribou fait aussi partie des espèces qui seraient menacées, mais certains leaders autochtones contestent les estimations d’Ottawa en la matière. (Katrina Noel)
Traduire le savoir

Ce transfert de connaissances devient encore plus important dans le contexte où les autorités autochtones développent des alternatives locales au système de quotas.

Dans les Territoires du Nord-Ouest, des leaders autochtones officialisent des méthodes traditionnelles de gestion du territoire sous la forme de plans de gestion locale du caribou, qui combine des obligations en matière de signalement des produits de la chasse avec les enseignements spirituels à propos de l’utilisation responsable de la terre.

Des leaders comme Wilbert Kochon sont toutefois conscients du fait que les lois traditionnelles ne sont souvent pas suffisantes aux yeux des gouvernements.

En réaction, ils ont embauché des avocats pour défendre leur plan, et ont organisé des ateliers pour traduire le savoir autochtone, au bénéfice des scientifiques occidentaux.

Leur plan local montre les fruits de leur travail. Pour « éviter une intervention » par les services de l’Environnement et des Ressources naturelles du territoire, le plan exige la production régulière de rapports, la documentation des coutumes de chasse et de pêche, et la mise au point de nouvelles normes en matière de recherche.

« Nous tentons de nous assurer que notre mode de vie est utile », mentionne David Codzi, président de l’Ayoni Keh Land Corporation de Colville Lake. « Nous accomplissons ceci depuis trop longtemps pour affirmer que nous nous trompons. »

D’autres juridictions ont adopté la même approche.

« L’impression que nous avons est que nous avons besoin d’un groupe de gens… pour accumuler des informations sur les lois inuit, sur ce qui a été utilisé par le passé, pour aider à mettre au point notre propre gestion », a mentionné M. May, lors des rencontres à Kuujjuarapik. « Sans cela, nous serons toujours sous l’autorité d’Ottawa. »

Conciliation

Lors des rencontres de Colville Lake et de Kuujjuarapik, les biologistes du gouvernement semblent toutefois vouloir se montrer conciliants.

« Nous préférerions qu’une méthode traditionnelle soit employée », a indiqué Mike Hammill, un chercheur de Pêches et Océans Canada, au cours de la discussion sur le béluga. « Cela serait en fait bien plus excitant que ce que je vous présente ici. »

Mais ces biologistes luttent également contre des critiques sapant les prémisses des efforts de protection des espèces.

« Je ne pense pas que ce soit urgent de protéger le béluga comme on le fait aujourd’hui », a lancé M. May lors des audiences de Kuujjuarapik. « Les véritables données ne sont pas celles que fournit le ministère. »

Au même moment, à Colville Lake, des leaders de plusieurs communautés ont remis en question les baisses importantes du nombre de caribous dans certaines hardes, baisses qui ont été estimées par le gouvernement. Certains leaders ont même affirmé que les biologistes se trompaient dans leur décompte et établissaient de fausses distinctions entre les hardes.

Au moment où les gouvernements semblent davantage prêts à donner plus de contrôle aux Autochtones en matière de protection des espèces, ces critiques suscitent des malaises.

Les biologistes défendent leur science. Et certains responsables d’agences de gestion et de protection de la faune remettent en question la capacité des autorités locales à recueillir des données exactes sur leurs prises, lorsque bien peu de chasseurs semblent penser qu’un tel décompte soit véritablement nécessaire.

Pour Faisal Moola, de l’Université de Guelph, ces points de discorde sont un signe de l’isolement entre les deux systèmes de connaissances.

« S’il existe un conflit entre les scientifiques occidentaux et les détenteurs de savoirs autochtones, cela est dû, en partie, au reflet du fait que les scientifiques occidentaux ont eu un accès très limité à ces savoirs », dit-il.

Selon le chercheur, les experts en protection des espèces doivent utiliser les deux méthodes pour prendre des décisions, « sans privilégier l’un ou l’autre de ces systèmes ».

Pour Tommy Palliser, qui a supervisé les rencontres de Kuujjuarapik, cela veut dire investir dans les détenteurs du savoir autochtone.

« Il y a beaucoup d’appui en faveur de la recherche scientifique », a-t-il dit. « C’est bien, mais nous avons besoin d’un appui et de structures similaires pour le savoir traditionnel. »

Certaines démarches ont déjà été entreprises en ce sens. Le Conservation through Reconciliation Partnership, lancé en 2019, permet de faire communiquer leaders autochtones et scientifiques occidentaux pour mettre au point une nouvelle approche en matière de protection de l’environnement et des espèces qui donne des pouvoirs aux autorités locales, en plus de préserver le savoir bioculturel.

Un texte de John Last, de CBC News

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