Un village autochtone de l’Alaska s’inquiète des effets du développement pétrolier

Le village de Nuiqsut est situé sur la côte nord de l’Alaska, dans le cercle polaire. Un reportage de Andréane Williams (Photo : Andréane Williams/Radio-Canada)
En Alaska, l’un des premiers états pétroliers des États-Unis, les effets des changements climatiques et de l’exploitation pétrolière inquiètent les résidents du village autochtone de Nuiqsut, dont la santé et le mode de vie traditionnel se trouvent aujourd’hui menacés.

Les murs du bureau de Martha Itta sont recouverts de cartes géographiques, tandis que des boîtes remplies d’études environnementales et de documents concernant l’industrie pétrolière s’empilent dans la pièce.

Depuis son entrée en poste, en 2012, l’administratrice du village autochtone mène un véritable combat contre l’industrie pétrolière qui selon elle, empoisonne les habitants de Nuiqsut, détruit l’environnement et met en péril leur mode de vie traditionnel.

« Nous sommes comme dans un bol, entourés par l’industrie pétrolière, ce qui emprisonne la pollution », explique Martha Itta.

Les pipelines et les puits de pétrole font maintenant partie du paysage à Nuiqsut. (Andréane Williams/Radio-Canada)

En 20 ans, 7 sites de forage et plus d’une centaine de puits de pétrole sont sortis de terre près du village. Le site le plus proche ne se trouve qu’à 6 kilomètres de Nuiqsut.

Le nouveau méga projet Willow, de la pétrolière ConocoPhillips, situé dans la réserve nationale de pétrole de l’Alaska, à l’ouest de Nuiqsut, devrait s’ajouter à ceux-ci en 2024.

« Je veux qu’ils arrêtent le développement jusqu’à ce qu’ils soient en mesure de répondre à nos préoccupations, comme nos poissons et nos caribous qui sont malades. Ils doivent aussi décontaminer le territoire. Ils n’ont même pas d’étude sur l’impact de la pollution sur notre santé », déplore la mère de famille de 42 ans.

Le village de Nuiqsut, sur la côte nord de l’Alaska, est assailli par les projets pétroliers. (Radio-Canada)

Le village de Nuiqsut compte aujourd’hui environ 500 âmes. Il a été créé au début des années 1970, peu de temps après la découverte d’importantes réserves pétrolières dans la région et l’adoption, par le Congrès américain, du Alaska Native Claims Settlement Act.

La loi a permis de régler les revendications territoriales des différentes communautés autochtones de l’Alaska en leur octroyant près de 180 000 kilomètres carrés de terres et près d’un milliard de dollars américains.

Elle prévoyait également la création de sociétés régionales et villageoises autochtones chargées de gérer ces territoires et de distribuer les dividendes liés à l’exploitation des ressources naturelles aux Autochtones.

Le village de Nuiqsut est situé sur la côte nord de l’Alaska, dans le cercle polaire. (Andréane Williams/Radio-Canada)

À Nuiqsut, c’est la société Kuukpik qui est chargée d’approuver les projets pétroliers et d’en distribuer les dividendes aux résidents. Seul son comptable a accepté de nous accorder une entrevue.

« [Nos anciens] avaient peur d’être chassés de leurs terres avec l’arrivée de l’industrie pétrolière. C’est pour cela qu’ils ont créé le village. Ils se sont battus contre l’établissement de réserves et pour la création de la société Kuukpik », explique Jerry Brower, le comptable de Kuukpik.

Les familles du village reçoivent donc chaque année plusieurs milliers de dollars en dividendes liés à l’exploitation des ressources naturelles sur leur territoire.

Selon les données du Bureau américain du recensement, le revenu annuel moyen des ménages à Nuiqsut était de près de 80 000 $ US contre près de 77 000 $ US pour le reste de l’Alaska en 2017.

Ailleurs sur le web :

Selon le Bureau du recensement des États-Unis :

Radio-Canada n’est pas responsable des contenus externes.

Une soirée bingo organisée dans le village offre des prix en argent provenant des dividendes, pouvant atteindre 750 $ américains. (Andréane Williams/Radio-Canada)

Les pétrolières de la région comme l’entreprise ConocoPhillips, financent quant à elles la tenue d’activités ou la construction d’infrastructures dans le village, comme des terrains de jeux.

« ConocoPhillips est très généreuse. L’entreprise a investi beaucoup d’argent dans la communauté », affirme Joe Evans, l’avocat de la municipalité de Nuiqsut.

Réchauffement climatique et problèmes de santé

Pour plusieurs résidents comme Martha Itta, l’argent ne suffit plus.

« Ce n’est pas assez pour compenser les contrecoups de l’industrie que nous subissons au quotidien », affirme-t-elle.

Selon elle, la pollution engendrée par l’industrie pétrolière a de graves conséquences sur l’environnement et la santé des habitants de Nuiqsut.

Elle raconte que de nombreux enfants du village sont tombés malades en 2012 après le bris d’un puits de pétrole de l’entreprise espagnole Repsol situé à une trentaine de kilomètres du village. Près de 160 000 litres de boue de forage ont alors été pulvérisés dans la toundra.

« Mon fils n’arrêtait pas de tomber malade. Il manquait d’oxygène. Il a dû être aéroporté à plusieurs reprises pour se faire soigner à l’extérieur du village. Là-bas, sa condition s’améliorait, mais dès qu’il revenait au village, il retombait malade. Le médecin nous a dit que ce qui le rendait malade, c’était l’air qu’il respirait », raconte-t-elle.

Rosemary Ahtuangaruak a travaillé comme aide-soignante à la clinique du village pendant 14 ans. Elle affirme que lorsqu’elle a commencé sa carrière dans les années 1980, un seul résident souffrait de troubles respiratoires nécessitant une médication. Selon elle, ils seraient plus de 200 dans ce cas aujourd’hui.

Rosemary Ahtuangaruak, une aide-soignante du village, croit que les troubles respiratoires dont plusieurs résidents souffrent sont liés à la pollution atmosphérique. (Andréane Williams/Radio-Canada)

Ces problèmes de santé s’ajoutent au réchauffement climatique. Selon les experts, l’Arctique se réchaufferait deux fois plus vite que le reste de la planète, menaçant la sécurité alimentaire du village, dont la plupart des habitants subsistent encore grâce à la chasse et à la pêche.

« Il y a quelques années, je suis allée pêcher. Cette année-là, il avait plu en novembre. La glace a cédé et je suis tombée dans l’eau. Ce jour-là, 7 motoneiges sont tombées à l’eau », se souvient Rosemary Ahtuangaruak.

Les habitants de Nuiqsut se nourrissent principalement grâce à chasse et à la pêche. Leur mode de vie est cependant menacé par les changements climatiques et l’industrie pétrolière dans la région. (Andréane Williams/Radio-Canada)

Certaines des caves de glace traditionnelles creusées dans le pergélisol et utilisées par les habitants pour entreposer les animaux chassés tels que les baleines et les caribous ont également dû être remplacées par d’énormes frigos commerciaux.

 Le pergélisol fond rapidement. Quand la pluie et la neige fondue s’introduisent dans la cave, la nourriture pourrit , explique Rosemary Ahtuangaruak.

« La neige fond environ 3 semaines plus tôt qu’avant dans la toundra, ce qui fait que le soleil réchauffe directement le sol plus longtemps », ajoute Rick Thomas, un spécialiste du climat de l’Alaska pour le Alaska Center for Climate Assessment and Policy.

La nourriture vendue dans le seul magasin du village coûte très cher. Les habitants de Nuiqsut comptent donc sur la chasse et la pêche pour se nourrir. (Andréane Williams/Radio-Canada)
Manque de données scientifiques

Pour répondre aux inquiétudes des résidents, l’entreprise ConocoPhillips, l’une des pétrolières les plus actives dans la région, a installé, une station de surveillance atmosphérique dans le village. Depuis son installation en 1999, la station est opérée par la société de conseil en environnement SLR.

« Depuis des décennies, ConocoPhillips surveille la qualité de l’air dans les champs de pétrole de la côte nord de l’Alaska et leurs alentours. Nos données montrent que la qualité de l’air partout sur la côte nord est meilleure que les normes nationales de qualité de l’air ambiant, et ce, de manière constante », a déclaré ConocoPhillips à Radio-Canada par courriel.

Une centaine de puits de pétrole se trouvent à proximité du village de Nuiqsut. (Andréane Williams/Radio-Canada)

Malgré tout, Martha Itta demeure convaincue du contraire.

« C’est le seul système de surveillance de la qualité de l’air dans le village et il est financé par l’industrie pétrolière », déplore-t-elle.

Avec l’aide de l’organisation Alaska Community Action on Toxics, elle espère maintenant implanter un système indépendant de contrôle de la qualité de l’air.

L’organisme qui a récolté des données du Département de conservation environnementale de l’Alaska et de l’Agence américaine de l’environnement (EPA) sur la qualité de l’air dans la région s’inquiète lui aussi du niveau de pollution à Nuiqsut.

« Les informations que nous avons récoltées sont très inquiétantes. Elles montrent une grande quantité de polluants pouvant causer des problèmes de santé comme le cancer, des maladies cardiovasculaires dans l’air et des problèmes de reproduction », affirme Pamela Miller, directrice générale de l’Alaska Community Action on Toxics et co-présidente du International Pollutants Elimination Network.

« Les entreprises pétrolières et gazières ont le droit d’émettre ces polluants en immenses quantités à proximité du village de Nuiqsut. »

Une industrie qui divise

Au volant de sa voiture, Jerry Brower se rend comme chaque matin à son travail, à la société Kuukpik. Les haut-parleurs résonnent au son de la chanson Black Snakes, composée par le groupe de musique autochtone canadien A Tribe Called Red et l’artiste Prolific The Rapper.

« C’est ma chanson préférée parce qu’elle parle d’unité et de l’importance de se battre ensemble, en tant que membres des premières nations, pour protéger nos terres », dit-il.

Jerry Brower travaille pour la société Kuukpik, mais aimerait que son village soit moins dépendant de l’industrie pétrolière. (Andréane Williams/Radio-Canada)

À 22 ans, Jerry Brower vient de revenir à Nuiqsut après des études en informatique et en ingénierie à l’Université Stanford en Californie. Il espère bientôt pouvoir siéger, comme son père, au conseil d’administration de la société Kuukpik, mais pas pour les mêmes raisons que lui.

« Je suis excité de travailler avec Kuukpik parce que je crois qu’il est important de participer aux discussions. […] C’est aussi un défi moral pour moi parce que je suis contre l’industrie pétrolière. Je crois que nous devrions avoir un mode de vie plus durable », comme nos ancêtres, explique-t-il.

« L’industrie pétrolière a fait de bonnes choses pour Nuiqsut, mais elle a aussi créé une division au sein du village », ajoute-t-il.

Comme lui, les habitants qui luttent contre l’industrie pétrolière doivent souvent s’opposer aux membres de leur propre famille. C’est aussi le cas de Martha Itta, dont le père est le président de la société Kuukpik. Depuis qu’elle s’oppose à l’industrie, il ne lui adresse presque plus la parole.

« Cela me fait très mal […] mais je les aimerai toujours et serai toujours là pour eux. Ce qui est important pour moi, c’est de donner un futur à nos enfants », dit-elle en essuyant quelques larmes.

Andréane Williams, Radio-Canada

Pour d’autres nouvelles sur le Canada, visitez le site de Radio-Canada.

Une réflexion sur “Un village autochtone de l’Alaska s’inquiète des effets du développement pétrolier

  • vendredi 20 mars 2020 à 12:29
    Permalien

    Bonjour,
    Je suis étudiant et je souhaite réaliser une présentation sur ce sujet assez controversé en Alaska et particulièrement dans ce village.
    Votre article m’intéresse fortement, pourrais-je connaitre vos sources ? (Anglophones de préférence).
    Merci par avance.

    Répondre
Vous avez remarqué une erreur ou une faute ? Cliquez ici !

Répondre à Noé Thuault Annuler la réponse

Note: En nous soumettant vos commentaires, vous reconnaissez que Radio Canada International a le droit de les reproduire et de les diffuser, en tout ou en partie et de quelque manière que ce soit. Veuillez noter que Radio-Canada ne cautionne pas les opinions exprimées. Vos commentaires seront modérés, et publiés s’ils respectent la nétiquette.
Nétiquette »

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *