La protection des enfants de l’Arctique québécois menacée par la faiblesse d’Internet

Le village de Puvirnituq (en inuktitut : ᐳᕕᕐᓂᑐᖅ) (Jade Bernier)
Parents, enfants, avocats, juges et intervenants sociaux composent depuis le début de la pandémie avec un manque d’accès à Internet dans la baie d’Hudson, alors que les dossiers s’accumulent en protection de la jeunesse. De l’avis de nombreux intervenants, même si la bande passante a été réquisitionnée pour une bonne cause, la COVID-19, il en va de la sécurité et de la santé psychologique des enfants inuit.

9 h 30, lundi matin*. On amorce la procédure concernant « le placement à majorité » de Sammy*. La Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) veut prolonger sa garde en famille d’accueil. Sammy est pour l’instant dans un milieu « protégé ». Sa sécurité n’est pas en jeu à court terme, mais il s’agit d’assurer son développement et sa sécurité psychologique jusqu’à ses 18 ans.

Or, le magistrat responsable est incapable de se connecter. Il faudra attendre 2 heures… Lorsque la procédure peut enfin s’amorcer, le ou les parents présents ne peuvent pas voir ni les intervenants ni leurs avocats, car ils sont au téléphone…

Les Inuit sont en général plus « dans l’expression » que la « communication verbale », souligne une source qui requiert l’anonymat.

Un « oui » c’est « comme ça », et un « non » c’est « comme ça », explique-t-elle en tentant de mimer l’expression des visages lors d’une entrevue vidéo avec Espaces autochtones.

« Il faut s’assurer qu’ils comprennent que leur enfant sera placé ou que le placement sera prolongé. Or, on ne sait pas s’ils comprennent. Des fois, on ne sait plus si c’est le traducteur ou le parent qui parle [étant au téléphone] et les parents ne savent pas non plus qui parle [entre le juge, leur avocat, l’interprète]; c’est du sport extrême », explique-t-elle.

« On a laissé le Nord pour compte. C’est d’une tristesse infinie. »Source ne pouvant être identifiée

« Je crois sincèrement qu’on lèse les droits de ces personnes en procédant ainsi et j’espère que ça ne deviendra pas la norme, car on le sait, avec la commission Laurent [Commission présidée par Régine Laurent suivant le décès d’une fillette de 7 ans à Granby], c’est déjà très troublant, alors si en plus on empêche des familles d’exercer leur droit d’être représentées, on s’enfonce encore plus », déplore cette source.

« Le système de justice va exploser »

« Ce matin, je m’attendais à voir mes clients par visioconférence, mais tout le monde avait de la misère à se connecter », relate une deuxième source ayant aussi requis l’anonymat.

« C’est un désastre, je comprends tout à fait que la bande passante soit réservée à la santé, tout le monde comprend… mais est-ce qu’il n’y a pas moyen de moyenner et emprunter le réseau, des fois ? », demande-t-elle.

« Un juge doit pouvoir apprécier la crédibilité du témoin. Il y a le verbal et le non-verbal… il y a des gens qui vont se mettre à pleurer. Il faut pouvoir juger de la sincérité d’un regret, quelqu’un peut rougir, contenir sa colère, serrer les poings… si on l’accuse d’être agressif, il faut pouvoir le voir », ajoute cette personne.

« Ce n’est pas une excuse de dire que la priorité doit être offert à la santé, parce que la santé, c’est aussi le bien-être de nos enfants », dénonce Me Marc Lemay, président du Comité sur le système de justice au Nunavik.

L’avocat à la retraite et ex-bâtonnier de l’Abitibi-Témiscamingue, Marc Lemay, dans son ancien bureau du cabinet DBP Avocats, à Rouyn-Noranda. (Émilie Parent-Bouchard/Radio-Canada)

« Si les enfants sont maltraités et qu’ils n’ont pas les services requis, il y a un problème », ajoute-t-il.

« Si la moitié de ce qui se passe au Nunavik se passait à Montréal ou Laval, ça serait pire que la crise dans les CHSLD. »Me Marc Lemay, avocat retraité et président du Comité sur le système de justice au Nunavik

Me Lemay estime que le fait de ne pas voir tous les intervenants constitue une entrave au bon fonctionnement du système judiciaire.

« L’expression des visages, c’est capital. J’ai 45 ans d’expérience. J’ai vu des clients en passer une vite et tenter de dissimuler leurs émotions. Quand on voit la personne, ça ne ment pas… », insiste-t-il.

« Par exemple, si les parents ont un problème d’alcool ou de drogue, on demande : « Buvez-vous sur une base régulière? » En voyant le visage, même si la réponse est “non”, on voit par l’expression si les yeux baissent, si le regard est fuyant. C’est extrêmement important », poursuit-il.

Selon l’avis des intervenants interrogés, l’administration de la justice était déjà complexe au Nunavik, mais la pandémie exacerbe une situation devenue désormais alarmante.

Puvirnituq, la « pétrifiée »

Contrairement à la majorité des régions du Québec, le Nunavik est desservi par un tribunal itinérant, c’est-à-dire que les représentants de la Cour du Québec se déplacent en temps normal pour entendre des causes, selon un calendrier judiciaire préétabli ou pour répondre à des besoins ponctuels. Les voyages du sud vers le nord peuvent inclure un juge, des avocats, deux greffiers, des agents de probation, un organisateur de voyage et des interprètes. Or, tous ces voyages sont présentement annulés.

Le palais de justice de Puvirnituq. (Ulisce Desmarais)

Certains villages, comme Puvirnituq (en inuktitut : ᐳᕕᕐᓂᑐᖅ), possèdent un palais de justice et représentent un point de service pour d’autres villages comme Salluit, Inukjuak, Akulivik et Ivujivik.

« Le tiers des dossiers du Nunavik sont à Puvirnituq, explique une source… les dossiers y ont centuplé », dit-elle.

Puvirnituq signifie « putréfié », soit « là où il y a une odeur de viande putréfiée ».

Si différentes histoires expliquent cette dénomination, l’Institut culturel Avataq, un organisme voué à la protection de la culture inuit, explique que c’est en raison d’une famine ayant décimé la population.

« Il n’y eut aucun survivant pour raconter l’événement. Le printemps suivant, les iglous fondirent, et on retrouva les corps, dont se dégageait une forte odeur de pourriture. Alors on appela cet endroit Puvirnituq pour commémorer l’événement, encore que le nom ne soit pas très adéquat pour un village », explique-t-on sur le site Internet de l’organisme.

Selon les intervenants interrogés, spirituellement, les parents inuit ont toujours été réticents à se rendre dans ce village. Depuis le début de la pandémie, cette réticence s’est accrue.

Le village nordique compte une douzaine de cas de COVID-19 recensés et les parents n’osent plus s’y déplacer.

Or, pour assurer la confidentialité dans des maisons qui peuvent parfois contenir jusqu’à 12 membres d’une même famille, le ou les parents doivent être en mesure de se trouver dans un lieu confidentiel afin qu’on puisse procéder, explique l’une des sources préférant garder l’anonymat.

« Il y a des préoccupations plus que sérieuses avec la propagation du virus. Il y a beaucoup d’aînés qui vivent en proximité… Quand on demande aux individus de sortir et de se rendre au bureau de la protection de la jeunesse, ça se passe mal auprès des parents, car ils mettent leur santé à risque et celle d’une bonne partie de leurs proches », explique Me Ulisce Desmarais du cabinet DDC Legal.

Me Ulisce Desmarais du cabinet DDC Legal. (Émilie Pelletier)

L’avocat déplore aussi un manque de ressources financières.

« D’entrée de jeu, il y a un manque de fonds, c’est plus que flagrant », dit-il.

« Des fois, cela peut prendre des semaines avant de trouver des interprètes. Normalement, ce sont les communautés qui fournissent des interprètes [pour traduire l’inuktitut], mais là c’est laborieux. La réalité, c’est qu’on se retrouve à devoir procéder par téléphone, même dans un dossier considéré comme urgent par la DPJ. »

Le juriste se questionne aussi sur la capacité de bien informer les parents au tout début du processus, qui s’amorce par un signalement de la DPJ.

« Normalement, les intervenants doivent avoir réussi à se déplacer pour constater la situation, ensuite un processus s’entame. Il y a une demande introductive d’instance, mais il faut que les familles puissent être au courant des allégations. On se retrouve parfois dans une situation très difficile […] les parents sont dépassés », affirme-t-il.

Le Barreau du Québec se dit « interpellé » par les enjeux soulevés dans notre reportage.

« Nous sommes à un moment où il n’est pas évident pour les décideurs d’équilibrer les inconvénients entre certaines prérogatives de santé publique et l’atteinte de certains droits. Nous réfléchissons à la question en continu », s’est limité à écrire le bâtonnier du Québec, Me Paul-Matthieu Grondin.

« C’est aberrant à quel point leurs droits [des parents et des enfants inuit] sont lésés… On a des termes [procès] pour les 6 prochaines semaines », déplore l’une des sources.

« Est-ce qu’il faudrait que les services sociaux aient un service [Internet] à part? Je ne sais pas, mais on n’a pas les outils technologiques en ce moment », conclut-elle.

* Les dates et prénoms sont fictifs pour protéger l’identité des enfants et des parents

Julie Marceau, Radio-Canada

Reporter à Radio-Canada dans notre équipe de journalisme d’impact. Dossiers: éducation, petite enfance, et bien d’autres. Pour d’autres nouvelles sur les Autochtones au Canada, visitez le site d’Espaces autochtones.

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