Petites combines et grandes manoeuvres autour du « talon d’Achille de l’OTAN dans l’Arctique »

Des drapeaux russes battent dans le blizzard le 7 mai 2022, dans la ville minière de Barentsburg, sur l’archipel du Svalbard, dans le nord de la Norvège. (Jonathan Nackstrand/AFP via Getty)
Dans le blizzard, des drapeaux russes, une sculpture à la gloire du communisme, un buste de Lénine… Incongrus en terre occidentale, les emblèmes témoignent des visées internationales sur l’archipel norvégien du Svalbard en plein coeur d’un Arctique convoité.

À un millier de kilomètres du pôle Nord, ce territoire grand comme deux fois la Belgique, parfois considéré comme le « talon d’Achille de l’OTAN dans l’Arctique », offre à des puissances comme la Russie et la Chine une possibilité unique d’étendre leur empreinte dans une région stratégiquement importante et économiquement prometteuse.

La raison à cela? Un traité atypique, conclu en 1920 à Paris, qui reconnaît la souveraineté de la Norvège sur le Svalbard, mais garantit aussi aux ressortissants des États signataires (aujourd’hui 46) la liberté d’y exploiter les ressources naturelles « sur un pied de parfaite égalité ».

C’est à ce titre que, depuis des décennies, la Russie l’URSS avant elle extrait du charbon sur ces terres habitées par moins de 3000 personnes d’une cinquantaine de nationalités.

Ici, tout ou presque est glacial : la nature avec ses pics enneigés, ses glaciers et ses glaces marines malmenés par le changement climatique, les températures qui tombent souvent à -20 °C l’hiver, mais aussi le décor façonné par les hommes.

Anachronique avec sa sculpture géante proclamant « Notre objectif le communisme » et ses autres vestiges soviétiques, le village de Barentsburg pérennise la présence russe sur l’archipel.

Un monument à Lénine trône dans la ville de Barentsburg, sur l’archipel du Svalbard. (Jonathan Nackstrand/AFP via Getty)

Quelque 370 Russes et Ukrainiens du Donbass y cohabitent encore autour d’un filon de houille de piètre qualité. Plongés dans une obscurité totale l’hiver, sans route pour rejoindre le chef-lieu Longyearbyen (peuplé essentiellement de Norvégiens), ils dépendent de la mer pour être approvisionnés.

Sur les hauteurs trône le consulat de Russie, moderne et protégé par de hautes grilles. Sergueï Gouchtchine y reçoit dans une entrée en marbre égayée par un jardin d’hiver, un luxe qui détonne avec l’allure décatie des bâtisses environnantes.

« Le Spitzberg est recouvert de la sueur et du sang du peuple russe depuis des siècles. Je ne conteste pas que c’est un territoire norvégien, mais il fait [aussi] partie de l’histoire russe », affirme le consul.

À la toponymie officielle « Svalbard », choisie par la Norvège pour asseoir son emprise sur l’archipel, les Russes préfèrent systématiquement le nom historique de « Spitzberg » (ou « Spitsberg »), une dissonance qui n’est symboliquement pas innocente.

Arguant que ses pêcheurs et chasseurs venaient sous ces latitudes dès le 16e siècle traquer la baleine, le phoque et l’ours polaire et qu’elle y est aujourd’hui, hormis la Norvège, le seul acteur économique d’importance, la Russie veut avoir voix au chapitre sur la gouvernance du Svalbard.

Incidemment, l’archipel, notamment l’île la plus au sud, Bjornoya (l’île aux Ours), est posté près des eaux que les sous-marins nucléaires russes de la puissante Flotte du Nord doivent emprunter pour gagner l’océan Atlantique.

« Le principal intérêt des Russes est d’éviter une situation où d’autres pourraient utiliser l’endroit à des fins offensives », mentionne Arild Moe, chercheur à l’Institut Fridtjof Nansen à Oslo.

« Pour ce faire, ils y maintiendront une présence raisonnable et seront aussi très attentifs à ce qui s’y produit », ajoute-t-il.

Après avoir plaidé, en vain, pour une cogestion au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la Russie réclame maintenant, sans plus de succès, des « consultations bilatérales » pour lever les restrictions qui, dit-elle, brident ses activités dans l’archipel.

Son filon de charbon tournant depuis longtemps à perte, Barentsburg a ajouté des cordes à son arc en se diversifiant dans la recherche scientifique et le tourisme. On y vient en motoneige ou en bateau, selon les saisons, pour admirer ce qui a été pendant des décennies une vitrine de l’URSS du côté occidental du rideau de fer.

Des motoneigistes visitent la ville minière de Barentsburg, sur l’archipel du Svalbard. (Jonathan Nackstrand/AFP via Getty)

Tous ces vestiges du passé, « on les garde ici non pas parce qu’on aspire toujours au communisme, mais parce que l’on tient à notre patrimoine et aussi parce que les touristes aiment se prendre en photo avec eux », glisse la guide et historienne Natalia Maximichina.

Moscou reproche aux autorités norvégiennes d’entraver l’expansion de ses activités en invoquant la protection de la nature, un impératif contenu dans le traité fondateur. Les vols d’hélicoptères russes sont par exemple très strictement encadrés.

« On a commencé à mettre en place des réserves naturelles autour des implantations russes », reconnaît l’ancien diplomate Sverre Jervell, architecte de la politique norvégienne dans la région de la mer de Barents.

« Surtout après la fin de la guerre froide et la dissolution de l’URSS, quand Barentsburg peinait à rester à flot. »

Pour réfréner les ambitions russes? « Pas officiellement, mais en réalité, oui », dit-il. « On avait bien sûr de bons arguments : c’est une nature très fragile. Mais on a en particulier protégé les espaces autour des implantations russes. »

Outre Barentsburg, la Russie a longtemps maintenu d’autres communautés minières (Pyramiden, Grumant) sur l’archipel, à tel point que le nombre de Russes y dépassait largement celui des Norvégiens à la fin de la guerre froide.

Régulièrement, la Russie hausse la voix et accuse la Norvège de violer une disposition importante du traité qui, de facto, fait du Svalbard un espace démilitarisé.

Chaque escale de frégate norvégienne ou visite de parlementaires de l’OTAN donne lieu à des protestations officielles.

Idem pour la gigantesque station satellite Svalsat, près de Longyearbyen, la plus grande installation de ce type au monde.

Sur un plateau venteux, tout près de la Réserve mondiale de semences (la fameuse « Arche de Noé végétale »), quelque 130 antennes abritées par des radômes blancs aux airs de balles de golf géantes communiquent avec l’espace. Et téléchargent des données militaires, au déplaisir de Moscou.

Système de télécommunications près de Longyearbyen, sur l’archipel du Svalbard (Jonathan Nackstrand/AFP via Getty)

En janvier, un des deux câbles à fibre optique reliant Svalsat au continent a été mystérieusement endommagé.

Les critiques fusent dans les deux sens. La Russie est, elle aussi, accusée de prendre des libertés avec le traité.

Comme lorsque son vice-premier ministre Dmitri Rogozine, pourtant sur la liste des sanctions européennes après l’annexion russe de la Crimée en 2014, a fait une apparition impromptue au Svalbard en 2015.

Ou quand des forces spéciales tchétchènes en route pour un exercice près du pôle Nord y ont fait escale l’année suivante.

Si les experts excluent la réédition du scénario criméen dans l’archipel, ils disent s’attendre à y observer de nouvelles passes d’armes à cause du nouveau coup de froid provoqué par l’invasion russe de l’Ukraine le 24 février.

« Le Svalbard est sensible à la conjoncture internationale. C’est un endroit où la Russie peut facilement exprimer son mécontentement et mettre la pression sur la Norvège. On va probablement le voir à l’avenir », dit il.

Pour James Wither, professeur au Centre européen d’études de sécurité George C. Marshall, l’archipel est le « talon d’Achille de l’OTAN dans l’Arctique », car son « éloignement de la Norvège continentale et son statut juridique particulier le rendent politiquement et militairement vulnérable à l’aventurisme russe ».

Bien que le danger d’une confrontation militaire directe reste faible, Moscou pourrait être tenté d’y avancer de manière à diviser le camp occidental, écrivait l’ancien officier britannique en 2018.

La Norvège cherche à minimiser les griefs russes, arguant qu’ils sont connus de longue date et qu’elle jouit sur ces îles de la même souveraineté que sur n’importe quelle autre partie de son territoire.

Salué pour avoir réussi à nouer des liens étroits avec son homologue russe Sergueï Lavrov quand il était ministre des Affaires étrangères entre 2005 et 2012, le premier ministre norvégien Jonas Gahr Store se veut l’apôtre de l’adage « Grand Nord, basses tensions ».

« Je ne dirais pas que nous sommes en train d’être testés, mais il y a un intérêt grandissant pour l’Arctique des pays riverains et plus éloignés », dit-il.

« Nous souhaitons voir les communautés se développer au Svalbard […] et cela se fera de manière transparente », ajoute-t-il.

Par précaution, l’État norvégien a tout de même déboursé 300 millions de couronnes (55 millions de dollars) en 2016 pour acheter un immense domaine foncier à proximité immédiate de Longyearbyen, le seul encore dans des mains privées sur l’archipel.

Face à l’intérêt supposé d’investisseurs étrangers, notamment chinois, le gouvernement d’alors avait justifié l’achat de ces 217,6 kilomètres carrés par son « souhait que ces terres soient norvégiennes ».

L’arrivée éventuelle de nouvelles puissances soulève la crainte d’une déstabilisation, une peur sur laquelle la Russie ne manque pas de jouer.

« Si nous quittions le Spitzberg, qui viendrait prendre notre place? » demande le consul Sergueï Gouchtchine. « Cela pourrait être la Chine par exemple ou les États-Unis, ou n’importe quel autre État partie au traité. »

Sergueï Gouchtchine, consul général de Russie, est photographié au consulat de Russie le 7 mai 2022, dans la ville minière de Barentsburg, dans l’archipel du Svalbard (Jonathan Nackstrand/AFP via Getty)

Au même titre que le Groenland, l’Islande ou les îles Féroé, le Svalbard semble bien dans le viseur de la Chine qui se définit comme un État « quasi Arctique » et affiche sa volonté d’établir une « route de la Soie polaire ».

Dans un Arctique qui se réchauffe trois fois plus vite que le reste de la planète, le recul de la banquise ouvre des occasions économiques, réelles ou fantasmées : nouvelles zones de pêche, nouvelles routes maritimes commerciales, accès plus facile à de potentielles ressources pétro-gazières et minérales…

Tout est bon pour mettre le pied dans la porte.

Troisième localité de l’archipel, Ny-Alesund est une ancienne communauté minière désormais tournée vers la recherche scientifique internationale.

Parmi les bâtisses occupées par les institutions d’une dizaine de pays, difficile de ne pas voir celle occupée par les chercheurs chinois.

Caractéristiques de la Chine impériale, deux grands lions gardiens en marbre veillent sur l’entrée du vénérable bâtiment, propriété de l’État norvégien, mais rebaptisé « station Fleuve jaune » par ses locataires de l’Institut de recherche polaire de Chine (PRIC).

Un flagrant exemple de « planter de drapeau », de « diplomatie par la science » dont la portée ne doit pas être sous-estimée, selon Torbjorn Pedersen, professeur norvégien de sciences politiques à l’Université de Bodo.

« Certaines capitales étrangères en sont venues à dépeindre leur présence là-bas comme des stations nationales et des positions stratégiques susceptibles de leur donner une influence politique sur les îles et dans la région arctique au sens large », écrivait-il dans le Polar Journal en 2021.

« Une partie de la présence scientifique au Svalbard peut sembler motivée par des motivations géopolitiques », ajoutait-il. Elle « pourrait potentiellement enhardir certains acteurs étatiques, y compris des grandes puissances, avec des aspirations régionales, et devenir un véritable défi de sécurité pour le pays hôte, la Norvège ».

Les autorités norvégiennes voient d’un mauvais oeil ces postures qui ont davantage leur place en Antarctique que dans un pays souverain.

Le soleil apparaît derrière les nuages à Longyearbyen, le 9 mai 2022, sur l’île du Spitzberg, dans l’archipel du Svalbard. (Jonathan Nackstrand/AFP via Getty)

En 2019, elles ont lancé une nouvelle stratégie officielle qui vise à affaiblir cette logique de stations autonomes sur lesquelles chaque nation ferait flotter son pavillon. L’accent doit être mis dorénavant sur des recherches communes par thématiques au sein d’infrastructures partagées.

La mission scientifique franco-allemande (AWIPEV) semble faire les frais de cette reprise en main. Depuis 2014, France et Allemagne souhaitent regrouper au sein d’un bâtiment unique leurs moyens actuellement dispersés sur plusieurs emprises, mais le dossier n’avance pas.

En coulisse, il se murmure que les Norvégiens redoutent de créer un précédent.

« On ne peut pas faire quelque chose pour les Français et refuser la même chose aux Chinois », résume Sverre Jervell. « Le principe du traité du Svalbard est de ne pas discriminer. »

Un reportage de Pierre-Henry Deshayes, AFP

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