Nord québécois : une tutelle réclamée dans le réseau de la santé au Nunavik

La santé publique régionale estime qu’un plus grand nombre de logements permettrait de contribuer à améliorer la santé générale de la population du Nunavik (archives). (Eilís Quinn/Regard sur l’Arctique)
« Une tutelle, j’en rêve la nuit. Je rêve que quelque chose se fasse, que quelqu’un mette de l’ordre dans tout ça […] pour que les services soient donnés correctement aux communautés », confie une source, gestionnaire au Centre de santé Inuulitsivik (CSI).

« La confiance envers la Régie? Y’en n’a pas de confiance », confie sans détour une deuxième source, gestionnaire dans un autre département du CSI.

« On nous cache des informations, on nous octroie du financement au compte-gouttes. Ça prend des mois et des mois avant d’avoir des réponses à nos demandes », déplore-t-elle.

« La Régie fait constamment de l’ingérence », ajoute un troisième gestionnaire.

Une douzaine d’employés et d’ex-employés ayant tous requis l’anonymat (en majorité d’actuels ou d’anciens cadres) ont confié à Radio-Canada avoir perdu confiance à l’égard de la direction générale de la Régie régionale de la santé et des services sociaux du Nunavik (RRSSSN) et, pour certains, à l’égard de la direction générale du Centre de santé Inuulitsivik (CSI).

Ce désarroi, répandu au sein du personnel, témoigne d’une situation qui perdure déjà depuis un certain temps. Dès 2020, Québec mandatait deux enquêteurs, Lise Verreault et François Dion, pour faire la lumière sur de graves allégations en matière d’intégrité publique et de « pratiques de gestion inadéquates » visant la RRSSSN et le Centre de santé Inuulitsivik.

Le rapport, remis en janvier au ministre de la Santé, puis à la Régie en juillet suivant, demeure confidentiel. Mais il est établi, selon plusieurs sources, que les relations entre la Régie et les enquêteurs n’ont pas été des plus simples.

Non seulement la Régie contesterait les recommandations, a appris Radio-Canada, mais selon un ex-cadre, elle aurait aussi « mis des bâtons dans les roues à l’équipe pour ne pas qu’elle se rende à Kuujjuaq », où elle siège.

Ainsi, selon des informations qui ont pu être corroborées auprès d’une source ministérielle, les enquêteurs du ministère se sont rendus à Puvirnituq, mais n’ont jamais pu se rendre au-delà.

« Ce n’est pas normal! On a des enquêteurs nommés par le ministre et ils n’ont même pas pu se rendre physiquement à Kuujjuaq pour aller faire leur travail », lance un autre gestionnaire.

Interpellée par Radio-Canada, la Régie se défend en affirmant qu’à l’époque, le Nunavik connaissait une de « ses pires vagues de COVID-19 ». « Des mesures extraordinaires étaient alors de mise pour l’ensemble de la population et des travailleurs, ce qui a contraint les autorités à fermer l’accès à la région », indique sa porte-parole Kathleen Poulin, qui affirme sinon que la Régie a « donné suite à toutes les demandes des enquêteurs ».

La RRSSSN a d’ailleurs affirmé au ministère de la Santé, à la mi-octobre, recevoir dans un « esprit d’ouverture » ce rapport, désormais qualifié de préliminaire. Québec vient de prolonger discrètement le mandat des enquêteurs, afin qu’ils « poursuivent leurs travaux » en vue de nouvelles recommandations.

La Régie entend d’ailleurs réserver ses commentaires tant que ce nouveau rapport ne sera pas terminé.

Le siège social de la Régie régionale de la santé et des services sociaux du Nunavik est à Kuujjuaq. (Félix Lebel/Radio-Canada)
Gestion inquiétante de fonds publics

C’est l’ex-directeur des ressources humaines au CSI, Yves Lemay, qui aura servi de bougie d’allumage dans ce dossier. En 2019, ce lanceur d’alerte dénonçait des malversations financières et des actes répréhensibles constatés au CSI, entraînant le déclenchement de cette enquête ministérielle ainsi qu’une autre de l’Unité permanente anticorruption (UPAC), toujours en cours.

Aujourd’hui encore, M. Lemay déplore que la Régie ait, selon lui, toujours « fermé les yeux là-dessus ».

« Ils s’en foutaient », dit-il.

D’ailleurs, en 2019, Yves Lemay, à l’instar des cinq autres directeurs de service du CSI, suggérait déjà une tutelle de Québec. Si elle visait le CSI à l’époque, il estime qu’il devrait désormais en être de même pour la Régie.

« Ils attendent quoi? Un autre rapport? Ils en ont plein, des rapports! Je ne comprends pas pourquoi personne n’agit », dit-il, désolé.

Le ministère de la Santé et des Services sociaux n’agit pas en connaissance de cause depuis 15 ans.Yves Lemay, lanceur d'alerte

Les dispensaires fonctionnent encore à effectifs réduits, là où devraient se trouver entre deux et six infirmières, on n’en trouve qu’entre une et quatre (archives). (Getty Images)
Détresse chez les travailleurs de la santé

Les problèmes de gestion et de gouvernance, constatés par nos sources, ont un impact sur la capacité de la Régie et du CSI à recruter et à garder du personnel dans la région. C’est ce qu’indique d’ailleurs un rapport produit en juin par la firme CIM que Radio-Canada a, cette fois, pu consulter.

Le rapport montre du doigt des communications « défaillantes » qui créent « beaucoup d’incertitude et d’incompréhension » à « tous les niveaux de l’organisation », tant au CSI qu’à la Régie.

La firme CIM avait été mandatée par la Régie pour trouver une solution à la pénurie de personnel, particulièrement criante au nord du 50e parallèle. Le manque d’infirmières y a entraîné des bris de service et la fermeture de dispensaires, comme le rapportait cet été La Presse, des gestionnaires allant jusqu’à réclamer l’aide de l’armée.

Interpellé par la crise, le ministre de la Santé et des Services sociaux Christian Dubé s’est déplacé en urgence à la mi-août au Nunavik et a promis de mettre en place un plan de contingence.

Malgré les efforts déployés par Québec, la situation demeure critique. Les dispensaires fonctionnent encore à effectifs réduits, là où devraient se trouver entre deux et six infirmières, on n’en trouve qu’entre une et quatre.

« Quand il manque deux infirmières sur quatre au Nunavik, ce n’est pas comme à l’hôpital Maisonneuve-Rosemont. Ça veut dire que les infirmières en place sont obligées, en plus de leur travail de jour, d’être de garde la nuit sans pouvoir se reposer. Ce sont des suivis qu’on ne peut pas faire : des nourrissons, des grossesses, des maladies chroniques », dit une personne employée au CSI.

Ce n’est pas pour rien qu’on a demandé l’aide de l’armée cet été.Témoignage d’une personne sous couvert de l’anonymat

« Cet été je disais : on est en train de couler. Là, on n’est pas en train de couler, on est coulés », dit Cyril Gabreau, président du Syndicat nordique des infirmières et infirmiers de la baie d’Hudson et des professionnelles en soins.

L’infirmier clinicien, qui pratique au Nunavik depuis 10 ans, estime que la situation a atteint un point de rupture. Il appuie l’idée d’une tutelle.

« Je perds des membres pratiquement tous les mois. Des infirmières de 5, 10 et 15 ans d’expérience au nord. Il y a des démissions parce que la détresse est là. Ça n’a plus de sens », ajoute-t-il.

Moi, si je faisais une pétition pour demander une tutelle, j’ai pratiquement l’ensemble de mes membres qui vont signer.Cyril Gabreau, président du Syndicat nordique des infirmières et infirmiers de la baie d'Hudson et des professionnelles en soins

« Les équipes de soins infirmiers restantes ainsi que leurs gestionnaires sont en détresse, sans compter que la qualité des soins infirmiers offerts aux Nunavimmiut est grandement déficitaire », écrivait d’ailleurs au ministre Dubé l’ancienne directrice des soins infirmiers Linda Godin, à la fin-août, dans une lettre obtenue par Radio-Canada.

« Quand une personne craque au Nunavik, ça laisse un gros trou », témoigne la Dre Geneviève Auclair, cheffe du Département régional de médecine générale du Nunavik. (Sudok1/iStockPhoto/Getty Images)
Un manque d’infirmières qui touche « toute la chaîne »

La crise qui frappe au Nunavik les soins infirmiers, bien que ressentie ailleurs au Québec, prend au nord un relief particulier, puisqu’ici, de nombreux infirmiers et infirmières prodiguent des soins en « rôle élargi ». Ainsi, ils peuvent par exemple diagnostiquer certains problèmes de santé et amorcer des traitements sans la présence d’un médecin, « comme pour une otite », donne en exemple la médecin Sarah Bergeron, établie au Nunavik depuis trois ans.

Par conséquent, le manque d’infirmières touche « toute la chaîne » de soins de santé.

« Dès qu’il manque un ou deux joueurs dans un village, ça fait toute la différence », souligne la médecin, qui se promène dans les sept communautés de la baie d’Hudson.

« Cet été, on n’avait plus accès à autant d’infirmières, donc les médecins ont dû se déplacer dans ces villages et ça, ça veut dire qu’on doit annuler nos suivis comme médecin. Des suivis comme le dépistage du cancer, étant donné qu’il fallait se concentrer sur les urgences », indique-t-elle.

Sans se prononcer sur la tutelle, les médecins confirment une détresse chez les travailleurs de la santé.

« Si on n’est pas là à faire notre job de docteur, si on est mobilisé à couvrir l’urgence, on finit par ramasser les pots cassés », confirme la Dre Geneviève Auclair, cheffe du Département régional de médecine générale (DRMG) du Nunavik, qui regroupe tous les médecins omnipraticiens de la région.

« Il y a des retards diagnostics. On a attrapé quelques patients avec des cancers avancés », ajoute celle qui pratique depuis 15 ans comme médecin et qui a fondé sa famille au Nunavik.

Le niveau de fatigue est généralisé dans toutes les équipes. Et quand une personne craque au Nunavik, ça laisse un gros trou.Dre Geneviève Auclair, cheffe du Département régional de médecine générale (DRMG) du Nunavik

Problème chez les premiers répondants

Comme si ce n’était pas assez, le taux d’absentéisme chez les premiers répondants est une préoccupation constante depuis de nombreuses années, ont tenu à souligner plusieurs gestionnaires et ex-gestionnaires à Radio-Canada.

Selon eux, même si les premiers répondants au Nunavik (c’est le cas en territoire cri aussi) sont sous la responsabilité de chaque village, la Régie a le rôle de veiller à leur bon fonctionnement.

« Le manque de premiers répondants, c’est grave là. Il y a un délai de prise en charge. Ils ne sont pas formés. J’ai vu des polytraumatisés dont le collet cervical avait été mis à l’envers », mentionne une personne employée par les services infirmiers.

« J’ai été de garde souvent. Le nombre de nuits où il n’y avait pas d’ambulanciers, c’est épouvantable, c’est terrible. La Régie n’en fait pas assez. Ça porte non seulement préjudice à la population, mais aux infirmières », ajoute un ex-cadre.

Plusieurs sources dénoncent la proximité du Centre de santé Tulattavik avec la Régie, qui sont tous les deux basés à Kuujjuaq. (Radio-Canada)
Une « concurrence » déloyale?

Au coeur des frustrations de nombreux gestionnaires ou ex-gestionnaires que Radio-Canada a consultés : un système deux poids deux mesures entre les conditions de travail des employés du Centre de santé Inuulitsivik (CSI) responsable des villages de la baie d’Hudson et du Centre de santé Tulattavik (CSTU) qui dispense des services à la population le long de la baie d’Ungava.

Plusieurs sources dénoncent la proximité du Centre de santé Tulattavik (CSTU) avec la Régie, qui sont tous les deux basés à Kuujjuaq.

« Dans les six derniers mois, j’ai vu cinq à six cadres partir et je ne sais plus combien d’employés, pour aller travailler sur l’autre côte [au CSTU], alors qu’on travaille tous pour le même réseau », dit à regret un gestionnaire du CSI.

Le rapport CIM, qui aborde la question de la concurrence, constate d’ailleurs des conditions de travail moins « avantageuses » au CSI qu’au CSTU en termes de nombre de semaines travaillées, de congés, de salaires, de logement et même de billets d’avion octroyés parlant d’une « concurrence » contre-productive.

« Ce n’est pas une question d’argent, insiste cependant notre source. Le Nord reçoit énormément d’argent. Mais c’est la Régie qui contrôle ce qui est bon et pas bon et ça cause de sérieux problèmes. Pour les soins à la population. Pour l’utilisation de l’argent des contribuables. La tutelle est nécessaire à ce niveau-là. »

Si un ex-PDG venait aider l’établissement dans la prise de décision, ce serait vraiment bénéfique. Certaines personnes sont là depuis trop longtemps.Un gestionnaire au CSI

« Oui, je rêve d’une tutelle », réitère une de nos sources. « Oui, j’en rêve la nuit, parce que je me dis que si on était sous tutelle, peut-être que les services seraient donnés correctement aux communautés. »

À Québec, on soutient que les efforts déployés depuis cet été, comme l’envoi d’ambulanciers paramédicaux et d’infirmières de la Croix-Rouge, ont permis de stabiliser la situation.

« Certaines situations faisant l’objet d’allégations ont déjà été corrigées par les autorités de la RRSSSN au cours des dernières années », indique par ailleurs le ministère de la Santé.

La tutelle, sans être exclue, n’est pas à l’ordre du jour. Pour l’instant.

Julie Marceau, Radio-Canada

Reporter à Radio-Canada dans notre équipe de journalisme d’impact. Dossiers: éducation, petite enfance, et bien d’autres. Pour d’autres nouvelles sur les Autochtones au Canada, visitez le site d’Espaces autochtones.

Une réflexion sur “Nord québécois : une tutelle réclamée dans le réseau de la santé au Nunavik

  • vendredi 18 novembre 2022 à 07:54
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    Ayant eu le rôle de chef service ressources humaines de 1990 – 2001 au CSI et de 2008 -2022 au CSTU, je puis affirmer que la Régie régionale exerce son ingérence malsaine (micro gestion et autres) depuis 2013 -2014 dans le deux établissements, Hudson et Ungava, édictant des règles et orientations contraires à la saine gestion; elle s’accapare des fonds pour augmenter sa propre structure organisationnelle à Kuujjuaq, soutirant ainsi des budgets qui normalement reviennent aux deux centres de santé. Elle garde donc des logements qui auraient dû servir pour le personnel soignant du CSTU, amplifiant la pénurie déjà sévère. Sous la gouvernance de Minnie Grey, elle est administrée de façon aléatoire, ses employés bénéficient de conditions supérieures à ceux des centres de santé, aucun contrôle ne semble exister, elle promeut des politiques racistes. Plus récemment, elle se permet même de donner des services directs à la population, contrairement à son mandat et aux règles de gouvernance provinciales. Il serait naïf de croire que tout cela se passe sans que le MSSS soit au courant. Au Québec malheureusement, dès qu’il s’agit des autochtones on a peur de faire respecter les règles et les lois. Et le gaspillage continue.

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