Élections québécoises : les défis en santé au Nunavik

« Les infirmières ont travaillé très fort dans chaque communauté », explique Susie Kalingo, la représentante d’Ivujivik au conseil d’administration d’Inuulitsivik, à propos de la crise de cet été. « Et elles le font encore. » (Eilís Quinn/Regard sur l’Arctique)

C’est une crise qui a fait les manchettes dans tout le pays cet été : une pénurie de travailleurs de la santé si importante au Nunavik que les autorités régionales ont demandé au gouvernement du Québec d’envoyer du personnel médical des Forces armées pour aider.

Le gouvernement a rejeté la demande, mais des travailleurs de la santé, dont des ambulanciers paramédicaux et des infirmières de la Croix-Rouge, ont été recrutés depuis pour combler les besoins. Le ministre de la Santé du Québec, Christian Dubé, s’est également rendu dans la région en août pour évaluer la situation.

Dans le contexte des élections provinciales qui se tiendront le 3 octobre, Regard sur l’Arctique s’est rendu au Nunavik pour discuter avec les autorités sanitaires des origines de la crise, de la réalité des travailleurs sur le terrain et de ce qu’ils aimeraient voir de la part du prochain gouvernement.

C’est le deuxième volet de notre couverture spéciale des élections.

Pour le premier volet qui porte sur le système de justice au Nunavik, cliquez ici et ici.

Le Centre de santé Inuulitsivik à Puvirnituq, au Québec, dessert les quelque 7000 résidents du Nunavik sur la côte de la baie d’Hudson. Normalement, 30 infirmières à rôle élargi doivent être en poste, réparties entre les sept communautés de la côte. Mais par moments, cet été, le nombre d’infirmières est tombé à 13. (Eilís Quinn/Regard sur l’Arctique)
L’infirmier Jimmy Frappier se souvient encore de la façon dont le personnel du Centre de santé Inuulitsivik s’est mobilisé cet été lorsque le Nunavik a vécu sa pire pénurie de travailleurs de la santé, selon de nombreux résidents.

« La charge de travail a vraiment augmenté. Nous étions souvent de garde et nos quarts de travail arrivaient très vite. Parfois, nous n’avions que deux infirmières à la clinique sans rendez-vous, ce qui fait beaucoup de patients. C’était très dur pour nous », raconte-t-il.

Le Centre de santé Inuulitsivik de Puvirnituq est le principal centre de services pour les quelque 7000 résidents du Nunavik qui vivent dans les sept communautés de la côte de la baie d’Hudson : Ivujivik, Salluit, Akulivik, Puvirnituq, Inukjuak, Umiujaq et Kuujjuarapik.

À l’extérieur de Puvirnituq, les plus gros villages comme Salluit ou Inukjuak ont ​​au moins un médecin sur place, tandis que les petites communautés sont desservies par des cliniques de soins infirmiers.

Normalement, 30 infirmières à rôle élargi doivent être en poste et réparties entre les sept communautés de la côte. Mais à certains moments, cet été, le nombre d’infirmières est tombé à 13. (Une infirmière à rôle élargi est une infirmière qui a suivi une formation spéciale. Cela lui permet de travailler dans des zones rurales et isolées et d’effectuer des tâches comme des évaluations de patients et d’autres actions que les autres les infirmières ne font pas normalement.)

« Au Nunavut, qui est encore plus au nord que nous, leurs soins sont plus avancés », explique l’infirmier Jimmy Frappier. « C’est difficile de comprendre pourquoi ici, au Nunavik, au Québec, on a si peu de ressources et on doit envoyer des patients dans le sud, à Montréal. » (Eilís Quinn/Regard sur l’Arctique)

Les efforts des travailleurs de la santé au cours de l’été ne sont pas passés inaperçus auprès des Nunavimmiut, affirme Susie Kalingo, la représentante d’Ivujivik au conseil d’administration d’Inuulitsivik.

« Les infirmières ont travaillé très dur dans chaque communauté », affirme-t-elle en parlant de la crise. « Et elles le font encore. »

Le gouvernement du Québec a refusé cet été une demande des autorités du Nunavik d’envoyer les Forces armées canadiennes dans la région pour aider jusqu’à ce que les effectifs soient rétablis. Au lieu de cela, divers travailleurs de la santé, dont des ambulanciers paramédicaux et des infirmières de la Croix-Rouge, ont été appelés en renfort.

À Puvirnituq, les ambulanciers paramédicaux ont pu aider à l’urgence, auprès des patients hospitalisés, ainsi que lors des évacuations médicales, ce qui signifie que les infirmières n’ont pas eu besoin de sortir de la communauté pour se rendre dans le sud.

« Et s’il y a un accident ou une urgence? »

Bien que la situation soit stressante pour les travailleurs de la santé, elle l’est aussi pour de nombreux résidents du Nunavik.

Ivujivik, une communauté d’environ 400 personnes qui est la plus septentrionale du Québec, a pu traverser la crise cet été avec l’arrivée d’une infirmière permanente ainsi que l’ajout d’une infirmière d’agence, mais l’incertitude pèse sur les membres de la communauté, affirme Susie Kalingo.

« Nous pensions que nous allions nous retrouver sans infirmières [à Ivujivik]. Mais à la fin, on s’en est sorti », dit-elle.

« Nous avons été au maximum 24 heures sans infirmière, à cause d’une évacuation médicale. Mais même un épisode de 24 heures, c’est effrayant pour la communauté. Et s’il y a un accident ou une urgence? »

Une vue de Puvirnituq, une communauté d’environ 1700 personnes sur la côte de la baie d’Hudson, au Québec (Eilís Quinn/Regard sur l’Arctique)
La COVID-19, pas la cause de la pénurie, mais un facteur aggravant

La pandémie a pesé sur les employés de la santé dans toute la province. Mais dans le Nord, les travailleurs de longue date disent que la COVID-19 a rendu une situation déjà très précaire presque intenable. 

« À Montréal, si vous faites face à un trauma, vous ne reverrez probablement jamais ce patient ou cette famille, mais au Nunavik, parce que les communautés sont si petites, vous créez un lien avec vos patients et ils deviennent comme une famille », affirme Sharon Collins, cheffe des programmes d’activités de santé publique et de santé mentale à Inuulitsivik, qui est arrivée au Nunavik pour travailler comme infirmière en 2005.

« Vous voyez quelqu’un à la coopérative pendant la journée et, la nuit venue, vous vous retrouvez à devoir lui faire une manœuvre de réanimation. Ensuite, vous mélangez cela avec une semaine où vous êtes censé avoir six infirmières, mais il n’y en a que deux. Et puis l’avion qui devait apporter de l’aide depuis Montréal ne peut pas arriver ici à cause de la météo ou de problèmes mécaniques. C’est beaucoup. Nos infirmières ne dorment pas. Vous ne pouvez pas séparer votre travail de vos patients, de votre vie à la maison, donc nos infirmières s’épuisent beaucoup plus tôt que ce qui se passe normalement. »

« Je ne pense pas que la COVID-19 a été la cause de la situation cet été, mais elle a rendu impossible d’ignorer la pression grandissante au travail, et à la fin, nous avons perdu beaucoup de gens », déclare Sharon Collins, cheffe des programmes d’activités de santé publique et de santé mentale à Inuulitsivik. (Eilís Quinn/Regard sur l’Arctique)

Inuulitsivik n’a pas de données sur le nombre de personnes qui ont quitté leur poste, mais Sharon Collins estime qu’au moins la moitié du personnel est parti.

Les partis politiques sont-ils à la hauteur des défis en santé dans le Nord?

Les élections québécoises ont lieu le 3 octobre.

Lorsqu’on demande aux travailleurs de la santé ce qu’ils aimeraient voir du prochain gouvernement : le logement et de meilleures conditions pour les employés arrivent en tête de liste.

La crise du logement sévit depuis longtemps au Nunavik, et le surpeuplement contribue à divers problèmes sociaux et de santé.

Un rapport de 2021 de l’Office municipal d’habitation de Kativik, qui portait spécifiquement sur le logement social, révélait qu’il manquait 463 maisons dans les sept communautés de la baie d’Hudson du Nunavik, dont 230 seulement à Puvirnituq.

Le manque de logements et d’installations nuit grandement au recrutement et à la rétention des travailleurs de la santé, selon Claude Bérubé, directrice générale par intérim d’Inuulitsivik.

La crise du logement au Nunavik rend encore plus difficiles le recrutement et la rétention des employés, disent les travailleurs de la santé. (Eilís Quinn/Regard sur l’Arctique)

« Les gouvernements promettent toujours des maisons, mais on ne les voit pas, alors vous mettez les ressources humaines, vous créez le poste, mais vous n’avez pas de maison. Donc, qu’est-ce qu’on fait? » dit-il.

« Je dis à une infirmière : “OK, tu vas à Akulivik, j’ai une place pour toi là-bas. Mais il s’avère qu’il n’y a pas de place finalement, alors je vais te déplacer à Puvirnituq pendant deux semaines, puis je vais t’envoyer à Salluit, où tu feras probablement quatre semaines, mais tu devras partager un logement.” C’est un cycle sans fin et un roulement sans fin parce que les gens ne restent pas. Mais si je pouvais créer un poste d’infirmière à Akulivik et dire : “Vous avez votre propre maison, elle est à vous.” Cela créerait de la stabilité. »

La priorité aux conditions et aux salaires des employés inuit

L’amélioration des conditions et des salaires des travailleurs inuit du système de santé et de services sociaux, quel que soit leur poste, doit également être une priorité absolue, selon elle, étant donné qu’ils possèdent des compétences linguistiques et des connaissances culturelles inestimables et qu’ils font face à des pressions et des stress particuliers qui doivent être reconnus et compensés en conséquence.

« On ne peut pas imaginer la pression exercée sur un travailleur inuk qui travaille, par exemple, à la Protection de la jeunesse dans une petite communauté où il peut être amené à intervenir dans un dossier impliquant son cousin ou un autre membre de sa famille », dit Mme Bérubé.

« Mais ils le font. Ils parlent la langue, et ils connaissent la culture et la communauté d’une manière qu’un travailleur social ou quelqu’un venant du sud ne connaît pas. Cette expertise doit être reconnue à la fois par des titres et une rémunération appropriés. »

Claude Bérubé et Sharon Collins jugent également que les travailleurs inuit du système de santé et de services sociaux doivent avoir droit à un logement comme les travailleurs du Sud.

L’expertise des travailleurs inuit du réseau de la santé et des services sociaux doit être reconnue à la fois par des titres et une rémunération appropriés, affirme Claude Bérubé, directrice générale par intérim d’Inuulitsivik. (Eilís Quinn/Regard sur l’Arctique)

Même des améliorations comme être en mesure d’offrir plus de types d’examens au Nunavik, comme c’est le cas dans d’autres régions du nord du Canada, pourraient faire une grande différence pour les patients, selon l’infirmier Jimmy Frappier.

« Nous pouvons faire des radiographies et des échographies ici à Puvirnituq, mais les ressources sont limitées », affirme-t-il. « Il n’y a qu’un seul technicien en radiologie qui peut faire des échographies, mais il ne peut pas fournir les rapports finaux. Tous les autres examens, comme le TEP scan, la tomodensitométrie, l’IRM, etc., doivent être effectués à Montréal. »

« Au Nunavut, qui est encore plus au nord que nous, leurs soins sont plus avancés. C’est difficile de comprendre pourquoi ici, au Nunavik, au Québec, on a si peu de ressources et on doit envoyer des patients dans le sud, à Montréal. Pour nos patients, le fait de devoir s’éloigner de leur communauté, juste pour quelque chose comme une analyse préventive de base, ça peut être très déstabilisant. »

(Au Nunavut, les radiographies et les échographies sont offertes dans les communautés du territoire, et les tomodensitogrammes sont disponibles à l’hôpital général Qikiqtani d’Iqaluit.)

Vue de l’aéroport de Puvirnituq. Les équipes d’évacuation médicale ne peuvent pas toujours se rendre immédiatement dans les villages du Nunavik en raison des conditions météorologiques ou parce qu’elles sont en mission dans d’autres parties de la province. (Eilís Quinn/Regard sur l’Arctique)

Jimmy Frappier aimerait également voir des propositions concrètes des partis en campagne pour réduire les temps d’attente pour recevoir des soins au Nunavik.

« L’équipe challenger (medevac) ne peut pas toujours évacuer nos patients aussi rapidement que nécessaire, et ce n’est pas toujours à cause de la météo, mais parce qu’ils prennent part à d’autres missions dans la province. Donc, les patients sont coincés soit dans leur village, soit ici à Puvirnituq en attendant d’être transférés. Imaginez quand c’est un patient intubé, coincé dans un village, sans médecin, avec une pénurie de personnel soignant. La situation est loin d’être idéale et même presque dangereuse », explique-t-il.

Qu'en disent les candidats?

Pour connaître les propositions des candidats dans la circonscription d’Ungava concernant les soins de santé au Nunavik, cliquez ici.

Une stabilité des effectifs?

Les mesures prises pour pallier la pénurie d’infirmières au cours de l’été, dont l’ajout d’infirmières d’agence et d’infirmières de la Croix-Rouge, permettent actuellement de stabiliser la situation au Nunavik.

Les travailleurs de la santé ont reçu un courriel dans la semaine du 5 septembre disant que les villages de la côte de la baie d’Hudson étaient maintenant bien dotés en personnel.

C’est un message rassurant, estime Jimmy Frappier, mais, selon lui, la question demeure : pour combien de temps?

« La pénurie de main-d’œuvre est omniprésente et ce n’est pas quelque chose de fixe. Il y a des besoins tout le temps », dit-il.

« J’aimerais en entendre davantage des différents partis, qu’ils prennent plus au sérieux les soins de santé au Nunavik et parlent de solutions concrètes afin que nous puissions offrir des soins de qualité à nos patients ici au Nunavik. »

Puvirnituq, au Nunavik (Eilís Quinn/Regard sur l’Arctique)

Écrivez à Eilís Quinn à eilis.quinn@cbc.ca

Cet article a été traduit de l’anglais.

Eilís Quinn, Regard sur l'Arctique

Eilís Quinn est une journaliste primée et responsable du site Regard sur l’Arctique/Eye on the Arctic, une coproduction circumpolaire de Radio Canada International. En plus de nouvelles quotidiennes, Eilís produit des documentaires et des séries multimédias qui lui ont permis de se rendre dans les régions arctiques des huit pays circumpolaires.

Son enquête journalistique «Arctique – Au-delà de la tragédie » sur le meurtre de Robert Adams, un Inuk de 19 ans du Nord du Québec, a remporté la médaille d’argent dans la catégorie “Best Investigative Article or Series” aux Canadian Online Publishing Awards en 2019. Le reportage a aussi reçu une mention honorable pour son excellence dans la couverture de la violence et des traumatismes aux prix Dart 2019 à New York.

Son reportage «Un train pour l’Arctique: Bâtir l'avenir au péril d'une culture?» sur l'impact que pourrait avoir un projet d'infrastructure de plusieurs milliards d'euros sur les communautés autochtones de l'Arctique européen a été finaliste dans la catégorie enquête (médias en ligne) aux prix de l'Association canadienne des journalistes pour l'année 2019.

Son documentaire multimedia «Bridging the Divide» sur le système de santé dans l’Arctique canadien a été finaliste aux prix Webby 2012.

En outre, son travail sur les changements climatiques dans l'Arctique canadien a été présenté à l'émission scientifique «Découverte» de la chaîne française de Radio-Canada, de même qu'au «Téléjournal», l'émission phare de nouvelles de Radio-Canada.

Au cours de sa carrière Eilís a travaillé pour des médias au Canada et aux États-Unis, et comme animatrice pour la série «Best in China» de Discovery/BBC Worldwide.

Twitter : @Arctic_EQ

Courriel : eilis.quinn@radio-canada.ca

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