« Notre culture n’est pas une boîte de bibelots », clame une artiste inuk du Grand Nord canadien

Dans une lettre publique, Inuksuk Mackay dénonce le plagiat et l’utilisation de l’estampe créée par Kenojuak Ashevak. (Inuksuk Mackay)
Dans une lettre publiée le 29 mai, Inuksuk Mackay, originaire de Yellowknife et de la région de Kivalliq au Nunavut, dénonce le plagiat de l’opéra de Saint-Étienne en France lors des représentations de La nonne sanglante.

Il est notamment reproché à la direction d’avoir utilisé sans autorisation l’estampe The Majestic Owl de l’artiste inuk Kenojuak Ashevak sur l’un des costumes portés par le ténor Florian Laconi.

Mme Mackay déplore également l’absence de collaboration totale avec des couturières inuit lors de la conception des costumes dont la forme et les motifs sont des copies des vêtements traditionnels de l’Arctique.

Présenté entre le 30 avril et le 4 mai, La nonne sanglante est un opéra en cinq actes créé par Charles Gounod à Paris en 1854. Si l’histoire originale se déroule en Bohême (région à l’ouest de la République tchèque), où deux familles rivales se font la guerre au XIe siècle, le metteur en scène, créateur des costumes et des décors Julien Ostini a décidé de transposer l’intrigue dans une région arctique avec « des costumes et des décors inuit contrefaits mettant en vedette une distribution complète d’acteurs non inuit ».

Pour Inuksuk Mackay, « le plagiat et le mimétisme évidents des Inuit montrent à quel point l’équipe de production a été malavisée et irréfléchie dans la prise de décisions ».

Une accusation de plagiat

Sur le costume que porte le ténor Florian Laconi, figure une reproduction de l’estampe The Majestic Owl de Kenojuak Ashevak, artiste inuk disparue en 2013. L’organisme Dorset Fine Art gère les droits d’auteur pour le compte de la famille de l’artiste.

David Hannan, responsable de l’attribution des permissions de reproduction, a confirmé que l’opéra de Saint-Étienne n’a jamais demandé la permission d’utiliser l’estampe. L’organisme a été informé de la situation par la Fondation d’art inuit (Inuit Art Foundation) basée à Toronto. David Hannan a envoyé plusieurs messages au créateur des costumes ainsi qu’à la direction de l’opéra et n’a jamais reçu de réponse.

« Je leur ai demandé de détruire le costume ou de faire en sorte qu’il ne soit plus jamais utilisé, puisque l’opéra n’a pas la permission de l’utiliser […] Ils n’ont répondu à aucun de mes messages », explique M. Hannan.

Pour Éric Blanc de la Naulte, le directeur général et artistique de l’opéra de Saint-Étienne depuis juin 2014, la responsabilité de l’opéra n’est pas engagée dans la mesure où un contrat a été signé avec Julien Ostini, responsable de la mise en scène.

Dans le contrat signé entre l’opéra et M. Ostini, il est stipulé que le metteur en scène « garantit en particulier que la mise en scène, la scénographie et les costumes ne procèdent d’aucun emprunt à toute autre œuvre et que tout doit être libre de droits ».

Le plagiat est donc condamné dans les termes du contrat.

« Le metteur en scène a carte blanche, [l’opéra] n’intervient pas dans la logique artistique de la mise en scène, du scénographe et du costumier », indique M. Blanc de la Naulte lors d’une entrevue le 12 juin.

L’opéra de Saint-Étienne se présente comme le diffuseur de La nonne sanglante pour lequel l’institution n’a pas eu droit de regard sur la conception du spectacle. C’est au metteur en scène de s’assurer de l’existence ou non de droits d’auteurs sur les œuvres utilisées lors des représentations.

« On n’a eu aucun doute, car le metteur en scène nous a certifié le contraire quant à l’honnêteté de ce qu’il produisait », déclare le directeur.

Pourtant, l’œuvre The Majestic Owl n’est pas libre de droits. Sur le site Dorset Fine Art, il est inscrit la mention : « Tous les droits sont réservés. Le droit d’auteur des œuvres d’art reproduites ici est la propriété des artistes. Reproduit ici dans le cadre d’un arrangement spécial avec la West Baffin Eskimo Co-operative Ltd., agents des artistes qui détiennent le droit d’auteur des œuvres d’art. »

Pour Inuksuk Mackay, le plagiat est une faute grave. « Je pense que la pire offense a été le plagiat de l’œuvre The Majestic Owl », dit-elle lors d’une entrevue.

Malheureusement, ce n’est pas un cas isolé en particulier au Canada. M. Hannan déplore que des copies des estampes de Kenojuak Ashevak soient disponibles à la vente sur des sites de commerce en ligne, alors que les permissions nécessaires n’ont pas été obtenues.

Au moment d’imprimer, Julien Ostini n’avait pas répondu à une demande d’entrevue de Médias ténois.

Magnifier une culture : les risques

Dans son courrier, Inuksuk Mackay rappelle que selon l’article 11 de la déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones, « les peuples autochtones ont le droit d’observer et de revivifier leurs traditions culturelles et leurs coutumes. Ils ont notamment le droit de conserver, de protéger et de développer les manifestations passées, présentes et futures de leur culture, telles que les sites archéologiques et historiques, l’artisanat, les dessins et modèles, les rites, les techniques, les arts visuels et du spectacle et la littérature ».

Mme Mackay estime que la culture inuit a été romancée en particulier dans les pays européens, où des écrits émanant d’explorateurs et de missionnaires sont largement diffusés depuis le XIXe siècle. Selon elle, idéaliser une culture autochtone, quelle qu’elle soit, pose problème, car cette façon de faire est le vecteur de diffusion d’informations erronées.

« Nous sommes un peuple intéressant parce que nous vivons dans une région géographiquement unique. Il n’y a pas beaucoup de connaissances sur nous. Nous sommes en général incompris et il y a beaucoup d’histoires qui ne viennent pas de nous. Tout ceci contribue [à ces méconnaissances à notre sujet] », explique-t-elle lors d’une entrevue.

Des motifs inuit apparaissent sur les costumes des interprètes dont certains ont le visage maquillé de lignes horizontales sur le front et les pommettes. Le mimétisme médiocre de la culture inuit, sans collaboration au préalable, a causé des dommages, selon Mme Mackay, qui se dit fatiguée de voir ce genre de situation se répéter.

L’utilisation d’éléments d’une culture autochtone par des personnes extérieures à cette culture, sans en comprendre la symbolique, est dommageable. « Quand ces personnes utilisent des éléments qu’ils ne comprennent pas et sans contexte, beaucoup de mal peut être fait. »

L’importance des excuses

Dans une vidéo publiée sur son compte personnel, Erminie Blondel, soprano ayant joué l’un des rôles principaux dans cet opéra, s’est excusée. Cependant, aucune autre personne de la production ne s’est manifestée. Même si elle ne s’attend pas à recevoir des excuses du metteur en scène, Inuksuk Mackay estime que présenter des excuses est un acte important.

« Les excuses comptent, car elles permettent d’admettre qu’il y a eu une erreur. Cela ne signifie pas que vous êtes une mauvaise personne […], mais c’est reconnaître qu’il y a des dommages et s’engager à faire les choses différemment à l’avenir. Si nous pouvions tous faire plus, il y aurait beaucoup moins de blessures non résolues dans le monde », précise-t-elle.

M. Blanc de la Naulte n’a pas pris connaissance de la lettre et ne souhaite pas la lire. Il estime que l’autrice ne peut pas parler d’un spectacle auquel elle n’a pas assisté. Le directeur a toutefois été informé que la circulation des photos du spectacle sur divers réseaux sociaux a provoqué un émoi.

« L’idée n’était pas d’offusquer qui que ce soit, et on en est bien désolés », a-t-il déclaré.

Mme Mackay estime que les Inuit sont régulièrement réduits au silence malgré leurs tentatives d’instaurer un dialogue. Alors que les communautés inuit du Canada se réapproprient leur propre culture et cherchent à la protéger, les tentatives d’ingérence sont encore trop nombreuses selon Mme Mackay.

« Notre reconquête culturelle en est à ses balbutiements. Nous sommes au début de notre rétablissement après une tentative de génocide. Nous demandons à tous les non-Inuit de s’abstenir de toute ingérence alors que nous rétablissons la force et la vigueur de nos modes de vie traditionnels qui ont été et continuent d’être marginalisés par les nations colonisatrices. Les non-Inuit ne peuvent être que des invités de notre culture. »

Nelly Guidici, L'Aquilon

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