Le SCRS a alerté les Inuit contre des investissements étrangers dans l’Arctique

Pangnirtung, à 45 kilomètres au sud du cercle arctique, compte 1500 habitants. (Radio-Canada/Matisse Harvey)

Le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) a averti les dirigeants inuit que des adversaires étrangers pourraient tenter de s’implanter au Canada en proposant de combler les lacunes qui persistent dans le Grand Nord en matière d’infrastructures.

Natan Obed, président de l’Inuit Tapiriit Kanatami (ITK) – une organisation qui représente plus de 65 000 Inuit –, estime que l’incapacité de l’agence d’espionnage à rendre publics des renseignements classifiés avec les décideurs de la région les laisse dans le flou face aux risques.

Il demande au SCRS de transmettre davantage d’informations pour mieux faire face aux menaces.

Le président de l’Inuit Tapiriit Kanatami, Nathan Obed. (PC/Sean Kilpatrick)

Chaque jour, nous prenons des décisions qui ne sont pas aussi éclairées qu’elles pourraient l’être face aux menaces et aux questionnements […] Parfois, les partenaires que nous choisissons ne sont pas ceux que nous espérions avoir.

– Natan Obed, président de l’Inuit Tapiriit Kanatami

Des documents internes du SCRS obtenus par CBC montrent que l’agence tente d’accroître sa présence dans le Nord et de consolider ses relations avec les communautés inuit en réponse aux «intérêts économiques, stratégiques et militaires des États étrangers dans le Nord.»

«L’ingérence étrangère est une menace sérieuse, principalement de la part de la Chine et de la Russie. Toutes deux souhaitent avoir accès aux ressources naturelles de l’Arctique, comme les minéraux», indique un des documents du SCRS rendus publics après une demande d’accès à l’information. «Jusqu’à présent, cependant, la présence [du SCRS] dans le Nord et l’Arctique canadiens a été limitée.»

Le directeur du Service canadien du renseignement de sécurité, David Vigneault. (PC/Sean Kilpatrick)

Les documents montrent que le directeur du SCRS, David Vigneault, a visité la région en 2022 et a eu des réunions avec Natan Obed et Duane Smith, de la société régionale Inuvialuit.

L’ordre du jour de ces réunions, que CBC a pu consulter, comprenait des questions à Natan Obed et à Duane Smith quant au partenariat avec des fournisseurs de services de télécommunications étrangers.

«Les intérêts du SCRS dans le Nord canadien et dans l’Arctique découlent des responsabilités qui lui ont été confiées pour faire face aux menaces à la sécurité, y compris l’ingérence étrangère et l’espionnage», peut-on lire dans ces documents. «Ces menaces prennent la forme d’activités comme des investissements étrangers clandestins ou des accords de partenariat, des tentatives d’ingérence dans la prise de décision à tous les niveaux du gouvernement, le vol de recherches ou de données ainsi que l’ingérence dans les programmes ou dans le financement de la recherche.»

Le SCRS n’a pas répondu à la demande d’entrevue de CBC.

Des alertes détaillées du SCRS souhaitées

Le Nord souffre depuis longtemps d’un déficit criant en matière d’infrastructures, notamment une pénurie de logements et un manque de fiabilité des routes de glace. «Il y a encore d’incroyables déficits en matière d’infrastructures dans l’Arctique canadien, qu’il s’agisse d’aéroports, d’installations maritimes ou simplement d’un réseau d’acheminement de biens», soutient Natan Obed.

Il ajoute que le SCRS avait pris contact avec lui pour discuter de ses préoccupations en matière d’investissements étrangers, mais qu’il n’avait pas été en mesure de lui donner des avertissements détaillés. «Il s’agissait simplement d’une déclaration très générale au sujet d’autres États souhaitant faire des investissements étrangers dans ce pays afin de leur permettre de faire des affaires ou de collecter des renseignements au Canada.»

Natan Obed a affirmé au SCRS que l’ITK s’efforçait de trouver des fonds pour des projets d’infrastructures et qu’il devait être averti si ses partenaires financiers potentiels représentaient une menace.

«Si le gouvernement canadien n’investit pas dans le développement d’infrastructures dans l’Arctique, cela nous poussera à rechercher des partenaires d’investissement ailleurs», a-t-il déclaré. «Si nous entrons, à notre insu, dans des espaces où le gouvernement fédéral pourrait envisager une ingérence étrangère, nous ne voulons pas être pris au piège de cette situation.»

Des fonctionnaires du SCRS proposent leur aide à l’ITK

Les préoccupations du SCRS au sujet des investissements étrangers ont même incité ses responsables à proposer leur aide pour rédiger une proposition de budget visant à inciter Ottawa à dépenser davantage dans le Nord, selon un rapport du SCRS communiqué à CBC.

Le document résume une réunion téléphonique de l’année dernière entre des représentants de l’ITK et des fonctionnaires du SCRS. Ils ont discuté du déficit du Nord en matière d’infrastructures et de la façon dont la Chine aide à en développer rapidement.

D’après le rapport, un représentant de l’ITK a affirmé qu’il était en train d’élaborer une proposition de budget.

Bien que les employés du SCRS (dont les noms ont été censurés) aient reconnu que l’agence ne pouvait pas financer d’infrastructures, ils ont «proposé de participer à l’élaboration de la proposition afin d’aider à discerner les complémentarités entre nos intérêts mutuels», d’après le rapport.

Le document indique que les responsables du SCRS ont ajouté que «l’intensification des relations et le partage d’informations sur les menaces à la sécurité pouvaient être mis à profit par l’ITK afin de soutenir ses demandes en matière d’infrastructures et la nécessité de celles-ci.»

L’Arctique canadien. (Radio-Canada/Nick Murray)

Les grandes ambitions de la Chine pour l’Arctique

Casey Babb, chercheur international au centre Glazer sur la politique Israël-Chine et enseignant à l’Université Carleton d’Ottawa, estime que la Chine utilise les investissements étrangers comme un outil stratégique. Elle [la Chine] se sert d’eux comme d’une porte d’entrée pour accéder aux marchés, aux gouvernements et aux investisseurs […] C’est un excellent moyen d’utiliser des voies licites pour mener des activités illicites, voire légales, mais préjudiciables.

Pour Casey Babb, la Chine cherche à exploiter les ressources naturelles de la région, notamment le pétrole, les minéraux critiques et le poisson.

Le président chinois Xi Jinping affirme depuis longtemps qu’il souhaite que la Chine devienne une puissance dans les pôles et envisage de tirer parti du dégel du passage arctique, soutient Casey Babb.

Ils veulent comprendre comment fonctionner dans cette région, comment des technologies, dont certaines sont à double usage, pourraient être utilisées dans la région ou ailleurs. Certaines sont utilisées dans l’Arctique et pourraient peut-être l’être à d’autres endroits d’importance stratégique pour le régime [chinois].

– Casey Babb, chercheur international au centre Glazer sur la politique Israël-Chine

Pour ce chercheur, sur le plan militaire, la Chine pourrait également y trouver des possibilités non seulement d’accroître ses capacités dans l’Arctique, mais aussi d’utiliser la région comme une sorte de laboratoire pour mener des conflits dans d’autres parties du monde.

Inquiétudes pour la recherche en Arctique

Nathan Obed a également évoqué avec le patron du SCRS la question de la recherche dans l’Arctique. Selon lui, de plus en plus d’universités et de pays étrangers demandent des licences de recherche, souvent axées sur la flore et la faune de la région.

«C’est un autre moyen pour les acteurs étrangers d’avoir accès au sol canadien et d’obtenir des informations», soutient-il. «Nous venons de parler au SCRS de la nécessité de bien comprendre, de leur point de vue, quelles sont les menaces dont nous ne sommes peut-être pas conscients lorsqu’il s’agit d’établir des partenariats ou d’envisager des recherches potentielles.»

Prenant l’exemple du ballon-espion chinois qui a survolé le Canada au début de l’année – et qui a déclenché un battage médiatique international –, Nathan Obed a soutenu que le SCRS devait mettre les dirigeants de la région au courant des menaces étrangères.

«Il est évident qu’il se passe quelque chose dans l’Arctique. Il se passe quelque chose sur notre territoire», a-t-il dit. Et il a ajouté que «l’incapacité du gouvernement du Canada à communiquer autre chose que des informations publiques sur ce qui se passe est, je pense, un vestige d’une autre époque, une approche plus paternaliste.»

Il souhaite obtenir une habilitation de sécurité qui lui permettrait de comprendre ce qui se passe dans l’Arctique et de donner des conseils sur des dossiers sensibles. Cependant, sa demande d’habilitation de sécurité n’a pas été acceptée.

Ottawa laisse entendre que des changements sont à venir

Le président d’ITK n’est pas le seul dirigeant à trouver que les séances d’information du SCRS laissent à désirer.

Le premier ministre de la Colombie-Britannique, David Eby, a déclaré avoir reçu des informations du SCRS sur l’affirmation du premier ministre Justin Trudeau selon laquelle il existe des «allégations crédibles» qui lient le gouvernement indien à la mort de l’activiste sikh Hardeep Singh Nijjar dans sa province.

Toutefois, ces informations de source ouverte sont frustrantes, selon lui, parce que leur contenu ne va pas plus loin que ce qui paraît dans les journaux.

Selon la loi, le Service canadien du renseignement de sécurité ne peut communiquer ses renseignements strictement protégés à personne d’autre que le gouvernement fédéral.

Sécurité publique Canada a laissé entendre que des changements législatifs allaient être apportés, mais n’a pas indiqué de calendrier. Un projet de loi visant à renforcer la loi canadienne sur l’examen des investissements étrangers est en cours d’examen par le Parlement.

Justin Simard, porte-parole d’Innovation, Sciences et Développement économique Canada (ISDE), soutient que les dispositions de la Loi sur Investissement Canada relatives à la sécurité nationale peuvent s’appliquer de manière générale aux nouveaux investissements réalisés au Canada par des non-Canadiens.

«Cela comprend les investissements majoritaires et minoritaires ainsi que les nouveaux investissements dans les entreprises canadiennes et dans les activités au Canada», dit-il. (Un «investissement de création» est un type d’investissement étranger où une société mère crée une filiale dans un autre pays.)

«Cette application large garantit que le gouvernement dispose de la flexibilité nécessaire pour répondre aux éventuels préjudices en matière de sécurité nationale découlant de ces investissements étrangers.»

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